13. Surface alternée
Après son séjour dans les vastes plaines du hors-temps, Nero trouvait à l’Arche un côté minuscule et oppressant. Tout semblait étriqué, des pièces étroites aux couloirs exigus. Le plafond posait sur ses épaules une chape menaçante et sa grande taille n’améliorait pas sa situation déjà inconfortable. Il se sentait comme Gulliver dans un monde de Lilliputiens, comme un géant enfermé dans une mine de nains.
Il parcourait régulièrement l’Arche de long en large, pour échapper à l’ambiance accablante de sa cabine. Mais jamais il ne trouvait le réconfort. Et Quentin ne lui parlait plus.
Perfide hibernation…
Son ami avait changé. La conversation ne l’intéressait pas et il ne discutait qu’à contrecœur, comme si les contacts sociaux n’importaient plus. Nero ne comprenait pas l’énergie malsaine qui animait Quentin et les autres « veilleurs », ceux qui avaient passé les six mois à travailler. Souvent, ils échangeaient des regards entendus, comme des complotistes manigançant quelque mauvais coup. Ils se regroupaient en petit comité et se chuchotaient des secrets à l’oreille, des cachotteries que les autres ne pouvaient pas comprendre. Les six mois de solitude les avaient paradoxalement unis.
Après un énième repas passé seul, Nero vida son plateau, l’esprit ailleurs. Quentin mangeait désormais dans sa cabine, trop occupé par le travail. Et les autres passagers ne se souciaient pas vraiment de lui. Pour eux, il n’était que le planétologue solitaire, qui effectuait des calculs étranges que lui seul comprenait.
Il emprunta un corridor et entendit une voix féminine s’élever :
« Dans combien de temps commence l’hibernation, déjà ? Ces six mois d’attente m’ont fait perdre la tête, pas toi ? »
Une autre voix plus aiguë, presque fluette mais avec un accent similaire, répondit :
« Voyons Fifi, je te l’ai déjà dit. Dans une semaine, une semaine. On a patienté six mois, on peut bien attendre une semaine de plus non ? Et non, je ne perds pas la tête !
– Pardon pardon ! s’écria celle qui se nommait Fifi en adoptant un ton hautain. Excusez-moi, madame je-sais-tout. Je n’ai pas une mémoire de béluga, moi ! Je suis juste pressée de m’endormir parce que j’en ai ras-le-cul de ce voyage ; tu peux comprendre ça, n’est-ce pas Zeph ?
– Non, rétorqua Zeph. L’hibernation me fait peur. On n’a plus le contrôle de notre corps, n’importe quoi pourrait nous arriver sans que nous le remarquions seulement… Ah non, ça ne me fait pas envie du tout ! »
Nero prit le tournant et tomba nez à nez avec ladite Zeph. Mais il n’aperçut personne d’autre avec elle.
La femme le regarda avec un air troublé et dit en imitant la voix fluette de Fifi :
« Moi si ! Et tu ne m’empêcheras pas d’hiberner !
– Attends, s’exclama la femme en cachant sa bouche avec sa main. Il y a quelqu’un ! »
Puis elle s’adressa à Nero avec des yeux rieurs et déclara, sur le ton de la blague :
« Oh, excusez-la, elle est souvent étourdie ! Elle ne vous a pas remarqué… »
Nero demeura coi.
« Où est-elle ? demanda-t-il à la femme.
– Qui ça ? »
Elle paraissait confuse. Il fronça les sourcils et balbutia :
« Eh bien, j’ai cru que vous parliez à quelqu’un et…
– Oui, je parlais à Fifi.
– Qui est cette Fifi, questionna Nero, alarmé. Et où est-elle ? »
La femme mima un air outré.
« Oh mais c’est que môsieur est indiscret, tu vois ça Fifi ? Il pose des questions qui ne le regardent pas ! »
En une fraction de seconde, elle changea de voix. Son corps devint moins raide et ses bras se relâchèrent autour de sa taille. Toute sa posture se trouvait modifiée, plus décontractée, plus souple, si bien que Nero eut l’impression de parler à une nouvelle personne.
« C’est le planétologue, je crois. Noé Valdor, non ? »
Puis elle récupéra sa voix normale :
« Tu dois avoir raison, Fifi. Tu as souvent raison… Excusez-nous monsieur Valdor. »
Et elle s’en alla, continuant à se causer à elle-même. Nero la fixa avec de grands yeux ébahis tandis qu’elle s’éloignait.
Non, je n’ai pas rêvé…
Comment cela était possible ? Les candidats au voyage ne devaient présenter aucun trouble comportemental. L’Agence avait effectué des dizaines de tests sur chaque profil afin de s’en assurer.
Mais pourtant…
Sa peau se couvrit de chair de poule.
Il devait en parler à Quentin. Le capitaine ne connaissait peut-être pas le réel état de certains de ses passagers… Nero rejoignit le seul endroit où son ami pouvait se trouver à cette heure-ci : sa cabine. Parvenu devant la porte, il frappa trois coups secs d’une main légèrement tremblante.
« C’est Nero, ouvre ! »
Quelques secondes passèrent, silencieuses. Puis un léger grognement s’échappa de la bouche de Quentin.
« Qu’est ce qu’il y a ?
– Un problème. Ouvre-moi ! »
Le battant coulissa et le visage marmoréen de Quentin surgit dans l’embrasure. Après un coup d’œil suivi d’une hésitation, il laissa Nero entrer et lui demanda de quel problème il s’agissait.
« J’ai croisé une femme, commença Nero. Et… je sais que c’est dur à croire mais… elle parlait toute seule… Je veux dire… elle parlait à quelqu’un d’autre dans sa tête, mais il n’y avait qu’elle. »
Quentin courba ses gros sourcils broussailleux.
« Elle parlait toute seule ? Qui était-ce ?
– Je ne sais pas. Elle parlait à une surnommée Fifi. Et elle, c’était Zeph. En tout cas, Fifi l’appelait Zeph.
– Je vois… »
Quentin fit volte face et s’éloigna.
« Elle était complètement dingue », souffla Nero, encore ébranlé.
Mais Quentin ne semblait pas d’accord. Il se retourna et rit avec légèreté :
« Dingue ? Non ; enfin Nero ! Plein de gens parlent tout seuls, tu sais ! C’est même un signe d’intelligence dit-on…
– Elle changeait le ton de sa voix quand elle changeait de personnage, insista Nero avec entêtement. Même sa posture différait. Ce n’était pas un comportement normal. Peut-être est-elle schizophrène ? »
Quentin se renfrogna.
« Écoute, oublions ceci, veux-tu ? Zéphirine Mas, car j’imagine qu’il s’agit d’elle, est une personne compétente et je n’imagine pas une seconde qu’elle soit dingue. Cesse de voir le mal partout. Et n’en parle à personne, d’accord ? »
Nero grimaça :
« Bon sang Quentin ! Qu’est-ce qui a changé avec toi ? Tu ne me crois même plus ! Je suis ton ami ! Tu t’imagines que je te raconte des salades pour mon seul plaisir ? Ce que je dis est vrai. Cette femme est… instable. »
Il ne voulait pas prononcer le mot folle. Quentin rit jaune :
« Tu me demandes ce qui a changé chez moi ? Mais tout a changé ! Tout ! Je vais passer trente ans à attendre pendant que vous autres dormirez tranquillement ! Quand nous arriverons, je serai presque un vieillard, j’aurai deux fois ton âge ! Deux fois ! Tu comprends cela ? Est-ce que tu l’imagines seulement ? Les choses changent, Nero, et tu devras t’y habituer ! À chacun de tes éveils, tu verras un homme vieilli et plus fatigué qu’avant ! Je me sacrifie, je sacrifie ma vie entière pour cette mission, et toi, tout ce que tu trouves à dire, c’est que j’ai changé !
– Pardon, tu as raison, bégaya Nero, bouleversé par l’accès de colère de son ami. Je suis vraiment désolé, je ne voulais pas…
– Qu’importe. Je veux simplement que tu n’ébruites pas cette histoire. Tu peux faire ça pour moi ? »
Nero le fixa tristement.
« Oui. Je pense que je le peux encore. »
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