20. Griffes

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Quentin avait l’impression d’être un survivant errant dans un champ de bataille empli de cadavres, entouré de corbeaux qui croassaient et d’un vent qui lui crachait sa haine au visage.

« Appelez Tiberus. Tout de suite ! »

Il releva la tête et plissa les yeux. Son repas se démenait pour s’enfuir de son estomac tant la vision était affreuse.

« Je… oui capitaine », acquiesça Montague, en détournant le regard.

Ils avaient trouvé la cantinière, Rose Gérard, flottant dans le couloir qui jouxtait les cuisines. Morte.

« Euh, commença Montague. Elle nous annonce qu’elle a égaré l’un de ses patients. Un certain Philothée Pius qui…

– Dites-lui de venir tout de suite », grommela Quentin.

Rose avait été frappée à plusieurs reprises. Puis éventrée, encore vivante. Puis éviscérée.

Philothée Pius…

Quentin se demanda quand tout cela prendrait fin. Une équipe de blouses blanches équipée d’une housse en plastique arriva et enveloppa le corps de la défunte, en tâchant de remettre son contenu à l’estomac, ce qui n’était pas chose simple, au vu des dégâts. La moitié des intestins flottaient dans la pièce, à cause de l’apesanteur. Le foie manquait, et le cœur avait été entamé.

Il l’a mangé. Ce sombre fou l’a mangé.

Ils zippèrent la housse. Puis sortirent un aspirateur et nettoyèrent les tâches de sang qui flottaient dans l’habitacle. Cela prit du temps.

Justine Tiberus arriva, sa bouche pincée trahissant son affolement.

« Je… je ne sais pas comment cela est arrivé. Je vous jure que je ne sais pas ! Il devait prendre ses médicaments, il aurait dû les prendre, mais il n’était plus là quand je suis arrivé.

– Vous disiez qu’il était sous traitement ! cria Quentin, hors de lui. Vous étiez censé l’assommer avec vos calmants !

– Je..., hésita-t-elle. Je les lui donnais personnellement tous les jours, et je veillais à ce qu’il les avale. Je vous le jure ! Je les ai retrouvés sous le lit. Il se faisait vomir après mon passage. Je suis désolée, vraiment désolée, tout est d…

– Je me fiche bien de savoir si vous êtes désolée ! tonna Quentin. Vous êtes une incapable ! Dégagez de là ! »

Elle baissa les yeux et détala. Quentin se retourna vers son lieutenant.

« Il faut retrouver ce taré. Il ne peut pas se cacher bien loin. »

Ils se mirent en marche, soucieux. Quentin hurlait dans son micro ses ordres pour coordonner les recherches avec les autres groupes – B, C et D – d’investigation :

« Il doit se cacher dans les zones éloignées du centre. Autour des niveaux inférieurs. En salle des machines, peut-être. Appelez-moi dès que vous l’aurez repéré. Je veux que chaque zone soit passée au peigne fin. »

Dix minutes passèrent. Quentin et Montague fouillaient les cabines unes à unes. Une majorité de passagers avaient repris leur hibernation, ce qui facilitait la traque.

« Capitaine, nous avons un problème. »

Quentin se figea sur l’intervention de la caporale menant le groupe C, tandis qu’il entrait dans une nouvelle chambre.

« Comment ça ? Quel problème ? »

La caporale marqua une pause instinctive et Quentin discerna des murmures étouffés de l’autre côté du micro :

« Il y a une autre victime. En chambre d’hibernation. Sa capsule était apparemment mal fermée, un bug dans le système de verrouillage. Elle a été… heu… dévorée vivante. En partie. »

Quentin eut envie de crier très fort mais serra les dents.

Ce n’est pas le moment. L’exemple, je dois donner l’exemple.

« Vérifiez les autres capsules, ordonna-t-il. Montague, appelez d’autres blouses blanches. Il va falloir faire de la place dans la morgue.

– Capitaine, fit la caporale à l’autre bout de la ligne.

– Quoi encore ?

– Il n’est pas mort. Il respire encore. »

Il ne put retenir un juron.

« Pas possible, comment avons-nous pu en arriver là ?

– Son cœur bat encore… je le vois. Je… je vais me sentir mal. Excus… »

Quentin l’entendit vomir.

« On envoie une équipe chirurgicale, lança-t-il à Montague. C’est une urgence ! »

Montague allait ajouter quelque chose mais fut interrompu par le sergent du groupe D dans le micro :

« Capitaine ! On a retrouvé le monstre ! Douzième anneau, corridor 3. Il est planqué dans l’entrepôt. Quelles sont vos instructions ?

– Attendez-moi, fit Quentin. Bloquez l’accès et empêchez-le de sortir. J’arrive dans deux minutes. »

Il se mit à courir, talonné par un Montague haletant. Ils rejoignirent l’avant du corridor central et se propulsèrent le long de l’immense tuyau en apesanteur. Ils tournèrent une fois, deux fois, prirent une échelle et parvinrent au douzième anneau. Trois hommes armés attendaient là, canons braqués vers l’intérieur.

« On a repéré les traces de sang, expliqua le sergent. Il a murmuré des choses.

– Quoi ? questionna Quentin en regardant dans l’embrasure.

– C’était incompréhensible. J’ai simplement entendu un mot : "boue".

– "Boue" ?

– Oui. Boue. »

Cet entrepôt-là n’était pas le plus grand, mais il constituait néanmoins la cachette idéale pour un fugitif, étant donné la quantité de caissons et de rangées de paquets.

« On y va. Ne tirez qu’en cas de nécessité. Il faut l’attraper vivant. »

Il s’avança en premier, et les quatre s’engouffrèrent à sa suite. Ils prirent l’allée du milieu, la plus large.

« Il n’y a pas de lumière plus puissante ? »

Il ne voyait rien. Ses pieds effleuraient le sol avec une lenteur calculée.

« Philothée ! cria-t-il. Nous savons où vous êtes. Rendez-vous ! »

L’intéressé leur répondit par un hurlement sauvage.

« Ça venait de là », fit le sergent en désignant un embranchement à gauche.

Tout en progressant, Quentin se remémora la sortie dans l’espace, marquée par la mort de Martinez. Il ne pouvait se permettre des morts supplémentaires.

« Rendez-vous, Philothée. Ça vaut mieux pour tout le monde ! »

Silence. Puis un bruit de respiration, plus proche. Quentin se braqua et aperçut une ombre.

« Là ! Derrière cette caisse ! »

L’ombre se mit à courir et disparut à nouveau.

« Il ne peut pas être bien loin. »

Il emprunta un passage sinueux à la visibilité quasi-nulle. Son arme pointée en avant, il avançait, le dos légèrement courbé, son doigt sur la détente, prêt à tirer au moindre problème.

« Bon sang, où est-il ? »

Il aperçut alors un espace vide entre deux caisses verticales. Et deux yeux brillants.

L’homme lui sauta dessus avant qu’il n’ait pu réagir. Il sentit la lame d’un couteau lui transpercer le ventre et la douleur s’ensuivit, aiguë et terrifiante. Il recula précipitamment et son talon percuta quelque chose. Il s’effondra à terre en poussant un grognement tandis que l’autre posait sur son torse un pied conquérant, rugissant tel un tigre enragé.

Les coups de feu retentirent. Le fou s’effondra, projeté en arrière. Aussitôt, Montague fut sur lui.

« Capitaine, capitaine ! Vous êtes blessé ?

– Ce misérable avait un couteau, gronda Quentin.

– Vous saignez ! s’alarma Montague en voyant la tache bordeaux qui se formait au-dessus de son nombril.

– Je vais bien, je vais bien. Je vais bien. »

Ils le soulevèrent et le portèrent jusqu’en dehors de la pièce, à la lumière. Montague découvrit sa veste et observa la plaie.

« Il faut un docteur ! Appelez un docteur !

– Je vous dis que je vais bien », ânonna Quentin.

Autour de lui, le chaos, l’illusion. Tout devenait diffus et incompréhensible.

« Il perd beaucoup de sang, fit Montague au sergent. Il faut le faire opérer.

– N… non ! cria Quentin en se redressant dans un effort surhumain. Non ! Les docteurs sont déjà pris… ils doivent opérer cet homme avant moi… avant moi… Non ! Je vais bien.

– Restez avec nous, capitaine, dit Montague en se penchant vers lui pour le fixer dans les yeux. Tout ira bien. Tout ira bien.

– Il aurait pu m’avoir… ce fou… il aurait pu… m’avoir. »

Il délirait. Le visage de Montague devint trouble et il sombra, sombra, sombra…

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