Épilogue
Les enfants regardaient le ciel. Ils étaient une quinzaine, regroupés en cercle autour du professeur. Il leur expliquait les choses à l’aide de grands gestes, comme si les mots ne pouvaient qualifier ses pensées.
« Observez donc les étoiles ! Voyez comme elles brillent ! N’est-ce pas un spectacle magnifique ? »
Les enfants opinèrent sagement. Certains formèrent un grand rond avec leur bouche, ébahis. Leurs yeux luisaient d’espoir. Au fond du groupe, une petite fille scrutait l’univers avec avidité. Son menton tremblait à l’idée de partir un jour vers l’un de ces astres. Elle serait une aventurière, comme le Père Fondateur.
« N’oubliez jamais les mots du Fondateur, ajouta le professeur sans quitter l’immense verrière du regard. Un jour, nous y retournerons. »
La visite se poursuivit. Le musée de la Fondation était un livre ouvert sur le Grand voyage et sur les premières heures de la colonie. Le professeur s’arrêta devant un portrait du Fondateur et récita sa leçon sans masquer sa fierté :
« Vous voyez ici le père de notre colonie, Quentin Aurel. Cette photo a été prise au moment où il a foulé notre planète pour la première fois, après trente ans de voyage. Il a alors déclaré qu’il avait accompli son devoir et qu’il pouvait mourir en paix. Il nous a quittés le lendemain. »
Les images de la cérémonie des funérailles passèrent à l’écran et les enfants ne purent retenir leurs larmes. Même s’ils n’avaient pas vécu personnellement les faits, leurs parents avaient eux bien subi le deuil et le souvenir demeurait impérissable.
« Qui peut me raconter les exploits du Fondateur ? » interrogea le professeur.
La petite fille aux yeux bleus leva la main.
« Oui, Laure ? Dis-nous tout ce que tu sais. »
Elle inspira profondément :
« Le Fondateur s’est sacrifié pour nous sauver. Il a veillé pendant trente ans à notre bien à tous. Il a sauvé l’équipage de l’Arche des attaques de l’armée du Soleil. Et il a vaincu le Nihil.
– Par-fait », susurra le professeur en battant des mains. Laure, tu auras un point bonus.
Ils arrivèrent dans une salle où trônaient une trentaine de caissons métalliques. Longs de deux mètres, chacun portait un nom inscrit sur une plaque.
« Voici la salle d’hibernation, annonça le professeur. Ici sommeillent les Endormis. Ils ont été frappé par le syndrome de Morphée : leur organisme est plongé dans un rêve si profond qu’ils ne savent plus comment en sortir. Ainsi, ils sont condamnés pour l’éternité, à moins de trouver la clé de leur sommeil. »
D’une main timide, Laure effleura l’un des caissons. Elle imagina le corps qui reposait derrière la paroi de métal. En fermant les yeux, elle put presque ressentir les battements de son cœur.
« De quoi rêvent-ils ? interrogea-t-elle.
– Chacun possède un imaginaire différent, répondit le professeur. Ils ne vivent donc pas le même rêve. Certains parcourent la galaxie en quête d’aventures et d’autres… n’ont pas cette chance-là. »
Il détourna le regard, mal à l’aise face aux pupilles inquisitrices de la fillette.
« Dans la salle suivante se trouve le tombeau du Fondateur. »
Tous se turent. Ils avançaient à pas feutrés, comme s’ils avaient peur de déranger le Fondateur dans son repos. Laure retint son souffle avant de franchir la porte.
Ils arrivèrent dans une grande chambre circulaire et métallique. Le cercueil, boîte massive à la surface uniforme, réclamait toute leur attention. Une petite ouverture au plafond laissait entrer suffisamment de lumière pour éclairer le buste de la statue à l’effigie du Fondateur qui surplombait le tombeau.
Le professeur récita une prière dont l’écho se répercuta dans la salle :
« Repose en paix, noble père. »
Ils firent le tour du tombeau en observant attentivement les images animées sur les écrans : le Fondateur affrontant un serviteur de la nuit à main nues, le Fondateur sauvant une pauvre fille aux yeux verts d’une mort certaine, le Fondateur veillant seul face aux étoiles, fidèle à son poste.
« Est-ce qu’il a eu des enfants ? » s’écria un petit garçon aux cheveux frisés.
Tout comme Laure, il ne connaissait pas son vrai père. La graine masculine provenait d’un inconnu. La mère de Laure disait que c’était pour conserver la diversité génétique au sein de la colonie.
Le professeur n’hésita pas une seconde :
« Nous sommes tous ses enfants, Marius. »
Marius acquiesça, apparemment satisfait de la réponse.
À la sortie du musée, une dame remercia les élèves de leur attention. Le professeur les compta deux fois. Il semblait triste. Peut-être avait-il trouvé la visite trop rapide…
Les enfants montèrent dans un minibus, fonçant et se bousculant pour prendre les places du fond. Pendant le trajet, ils bavardèrent à propos de la visite. Tous admiraient le Fondateur pour ses exploits et voulaient le rendre fier parce que de là-haut, il les observaient certainement.
Ils s’enfoncèrent dans la ville, qui comptait presque deux-mille habitants. Laure adorait fixer les grands entrepôts, les dômes des maisons souterraines, les antennes pointées vers le ciel et au loin, les immenses colonnes qui capturaient les éclairs.
« Vous connaissez le Dorval ? » s’écria Marius alors que la conversation s’orientait vers les légendes de l’espace.
Laure n’aimait pas ces histoires, mais elle ne pouvait s’empêcher de les épier d’une oreille. La nuit, elle en faisait des cauchemars.
« Autrefois, récita-t-il une fois qu’il eut capté l’attention, le Dorval était une bonne personne, quelqu’un de normal. Il avait même un nom et un prénom. Mais pendant le voyage, le Nihil l’a possédé. Ses yeux sont devenus aussi noirs que le vide sidéral et la haine a commencé à le dévorer. Il murmurait de sombres desseins dans sa barbe. Un soir, dans une crise de folie, il a tué un tas de passagers. Trop pour un seul homme.
Le capitaine de l’Arche l’a condamné à affronter la nuit qui lui faisait si peur. Il l’a enchaîné sur une énorme pierre et l’a jeté dans l’espace. Mais ce n’était déjà plus un homme : il n’est pas mort. Aujourd’hui encore, il erre sur son rocher, rongé par la rancœur et la colère, la bouche tordue en une grimace affreuse, les yeux écarquillés, les poignets et les mollets ensanglantés à force de se démener pour se libérer. Il hante l’entre-monde et le hantera pour l’éternité.
– C’est horrible ! frissonna Laure en visualisant le Dorval sur son roc.
– Il n’avait qu’à pas tuer tous ces gens, grommela un autre. Le capitaine a bien fait.
– C’est qu’un mythe, de toute façon, lâcha une fille au fond.
– Bien sûr que non ! protesta Marius en la fusillant du regard. Si tu te perds dans l’espace, le Dorval te trouvera. C’est mon père qui me l’a dit. »
Le bus s’arrêta et déversa le flot d’élèves. Laure courut trouver sa mère, qui l’attendait devant le portail.
« Maman, on a vu le tombeau du Fondateur !
– C’est vrai ? Génial ! »
Sa mère l’embrassa et renoua son écharpe. Elles rentrèrent à la maison. Sa mère avait acheté une glace pour elle. Pourtant, Laure était inquiète.
« Maman, tu penses que le Nihil existe vraiment ? »
Sa mère émit un petit rire, mais Laure perçut le tremblement dans sa voix.
« Voyons chérie, nous sommes arrivés. C’est fini maintenant, tout est fini. Le Nihil est parti. »
Longtemps, Laure repensa à ses paroles. Elles l’intriguaient, peut-être parce qu’elles sonnaient curieusement, comme une chanson sous l’eau. Elle n’expliquait pas comment le mal avait pu s’en aller si subitement, alors qu’il avait causé tant de dégâts.
En grandissant, ce problème continua à la tarauder. Sa mère avait pris des rides et souriait beaucoup moins qu’avant. Certains matins, Laure surprenait ses yeux rougis par les larmes, essuyés à la hâte. Elle ne posait pas de questions. Sa mère devait repenser au voyage…
Une fois, en rentrant de l’école, Laure surprit un petit homme, un nain, en plein délire sur le bord de la route. Il jouait avec un étrange pendentif solaire tout en marmonnant des paroles incompréhensibles. Elle lui demanda ce qu’il disait et il lui répondit d’approcher. Elle se pencha à son oreille et il lui expliqua. Ce qu’il avait vu. Ce qu’il avait fait. Cela prit du temps, beaucoup de temps. Mais il lui raconta tout, dans les moindres détails. À la fin, il répéta « Nous sommes fous » à trois reprises.
Elle le crut. Il lui donna le pendentif et il s’écroula sur le sol. Depuis, elle le porte autour du cou, bien caché derrière son col. Et parfois, elle lève les yeux et observe une petite étoile jaune dans le ciel.
Annotations
Versions