Chapitre 01 (fin)
— Comment est-il possible de reconnaître un miracle ?
...
Bien que gardant une face impassible Hashim a l’impression que sa mâchoire inférieure est en train de tomber au sol, comme celle d’un personnage de dessins animés.
Et bien, celle-là, je ne m’y attendais pas ! Pense-t-il avant de bafouiller plus ou moins une réponse intelligible.
— Il faut plusieurs années d’enquête, en moyenne une décennie, pour que l’Église catholique reconnaisse un miracle. C’est un processus lent et méticuleux destiné à séparer les faits des affabulations et discerner l’éventuelle intervention du divin. L’endroit où se passe ce miracle est aussi très important. Par exemple une guérison qui aurait lieu à Lourdes aurait plus de chance d’être reconnue, car il existe une marche à suivre et des interlocuteurs bien définis sur place…
En jetant un œil à sa visiteuse, Hashim se rend compte qu’elle n’a pas fait un voyage de plusieurs jours pour entendre de sa bouche des informations qu’elle pourrait très bien trouver toute seule sur internet. L’air désabusé qu’elle affiche depuis qu’il a commencé son explication est sans équivoque.
J’aurais dû me douter que je n’allais pas m’en tirer simplement en énonçant quelques faits. Elle n’attend pas une définition officielle, mais un truc bien plus personnel que je ne peux pas lui donner.
— Je suis totalement à côté de la plaque, c’est ça ?
— On ne peut pas être plus à côté ! J’ai été le témoin de choses que je n’arrive pas à comprendre et j’ai, vraiment, besoin de votre aide.
— Je…
Entre l’envie sincère d’être utile à la femme qui se trouve devant lui et son désir de l’envoyer au diable, Hashim ne sait quelle décision prendre. Il soupèse les arguments qui pourraient lui permettre de la chasser de son bureau et la décourager de le recontacter. Mais il sait que Romane Brilland ne va pas disparaître aussi facilement. Sa réputation la décrit comme opiniâtre et obstinée. Le genre de personne à qui il est extrêmement difficile de dire non. C’est même ce qui lui a assuré une place importante au sein de leur organisation.
Il se rappelle comment, en décembre dernier, elle avait réussi à lui arracher quelques anecdotes de son passé alors qu’il évitait par tous les moyens possibles d’en parler. Elle avait esquivé toutes ses blagues, éludé toutes ses manœuvres pour « noyer le poisson » et recadré leur conversation en ne perdant jamais de vue son objectif. De guerre lasse il avait fini par laisser s’échapper quelques informations.
Des informations qu’aujourd’hui elle utilise pour le replonger dans un passé plein de fantômes qu’il aimerait pouvoir enterrer une bonne fois pour toutes. Mais l’angoisse qui l’étreint lui rappelle douloureusement que les souvenirs survivent à la disparition des corps.
— Hashim, vous allez bien ?
— Oui, excusez-moi, mais je ne crois pas que je puisse vous aider. Je ne sais pas ce que vous attendez de moi. Je ne peux pas vous le donner, désolé.
— Je me doutais que j’allais remuer des souvenirs difficiles en venant vous solliciter aujourd’hui. Lorsque nous nous sommes parlé lors du grand meeting, je me suis bien rendu compte que vous aviez des difficultés à évoquer votre passé. Je vous jure de ne plus vous poser de questions à ce sujet. Je suis confronté à une situation qui me dépasse. Des enjeux dont je n’arrive pas cerner l’importance. Des raisons qui justifient ma démarche, aussi déplaisante soit-elle. Hashim Benorat, je suis désolé de vous tomber dessus aussi abruptement, mais vous êtes mon seul et unique recours.
— Je peux, peut-être, écouter ce que vous avez à dire. Mais je ne vous garantis pas que je vous aiderais en quoi que ce soit.
La femme semble hésiter quelques instants. Elle rassemble dans son esprit les événements qui l’ont amené ici, ouvre lentement la bouche et prend une inspiration.
— Tout a commencé avec une guérison inexplicable.
— Vous savez que ce n’est pas parce que la science ne peut expliquer un événement que c’est forcément un miracle ?
— Je suis au courant. D’habitude on loue le hasard qui nous offre le bonheur d’une bonne nouvelle. On évite de se poser trop de questions et l’on profite du moment, comme un rayon de soleil nous fait oublier l’orage qui l’a précédé. C’est une pause avant de se replonger dans la détresse et le malheur qui constituent le tissu de Médusa. Vous savez, toutes les guérisons, même les plus explicables, sont presque miraculeuses tant la mort semble être la norme dans notre cité.
— Pourquoi cette guérison a-t-elle particulièrement attiré votre attention ?
— À cause des circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée. Quand je suis arrivé sur place, j’ai assisté à une sorte de scène de la nativité. Vous savez, comme ces petits personnages en terre cuite que l’on utilise pour décorer les maisons en fin d’année. Une vingtaine de personnes entouraient une mère en train de donner la tétée à son enfant. Cette petite foule est venue spontanément voir ce nourrisson sans aucune explication, sans concertation. Ils étaient là silencieux, observant ce spectacle en souriant avec bienveillance.
— OK, ça ressemblait à une scène biblique et c’était sûrement très émouvant. Mais je ne comprends pas pourquoi vous pouvez penser que c’était un miracle.
— Parce que cette femme avait été déclarée morte deux heures plus tôt.
— Pardon ?
— Même si elle avait été vivante, il lui aurait été totalement impossible d’allaiter son enfant. Elle souffrait d’une malnutrition extrême. Ses seins étaient aussi secs que le sable du Sahara.
— Romane, vous êtes sûre que vous ne l’avez pas confondue avec une autre femme ?
— Je ne suis pas devenue capitaine sans être également une excellente physionomiste. C’est l’une des compétences que vous êtes obligé d’acquérir si vous voulez imposer le respect nécessaire à l’exercice de ce genre de responsabilités. Quelque chose me dit que vous comprenez parfaitement ce que je veux dire.
Effectivement Hashim savait combien il est important de reconnaître les gens et repérer au premier coup d’œil ceux qui détiennent le pouvoir. Comprendre les besoins et motivations des uns et des autres et trouver comment initier des échanges satisfaisants pour tout le monde. C’est l’une des aptitudes qui le rend si efficace dans son activité.
Pourtant en ce moment il est face à une énigme. Il n’arrive pas à déchiffrer la femme assise devant lui. Peut-être est-ce à cause de cette angoisse qui ne l’a pas quitté depuis qu’elle est entrée dans cette pièce.
Mais que veut-elle à la fin ?
— Je dois vous avouer que si cet événement s’est réellement passé comme vous le décrivez, c’est effectivement étrange. Mais ça ne veut pas dire que c’est un miracle. Il faudrait que vous enquêtiez pour savoir dans quelles circonstances…
— Je ne peux pas. Si je commence à sortir de ma routine pour poser des questions je risque d’attirer l’attention de l’équipe de communication. Vous savez combien ils sont friands de ce type d’histoire qui se retrouverait telle quelle sur les réseaux sociaux. Je ne pense pas que notre cause puisse y survivre que ce miracle soit avéré ou non.
— Alors, qu’allez-vous faire ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi êtes-vous venu me voir ?
— J’avais besoin d’aide. De quelqu’un en qui j’ai confiance, qui partage ma vision de notre mission, qui ne s’est pas engagé dans l’humanitaire pour satisfaire des besoins personnels. Au sein de notre organisation, ils sont relativement rares à pouvoir correspondre à ce portrait. Subitement, je me suis rappelé notre conversation d’il y a quelques mois et j’ai su que vous pouvez déterminer ce qui s’est vraiment passé.
— Mais comment vais-je faire ça ?
— Je ne sais pas, je crois que c’est à vous de répondre à cette question.
— Mon Dieu, vous rendez-vous compte de ce que vous me demandez ?
— J’imagine le désarroi que vous éprouvez en ce moment. C’est un sentiment qui ne m’a pas quitté depuis que j’ai assisté à cet événement. C’était un instant de grâce qui dépassait toutes les limites du merveilleux. Un de ces moments qui vous donne l’impression que le monde vient de s’arrêter de tourner pour observer cette mère nourrissant son bébé. Mais ma raison aujourd’hui me dit que j’ai dû me tromper. Que les choses que j’ai vues n’étaient pas ce qu’elles semblaient être.
Là, nous sommes d’accord. C’était impossible, pense Hashim.
— Si cette histoire se propage, continue Romane, elle pourrait devenir un poison pour notre mission. Je dois reprendre les choses en main, reprendre le contrôle. Si c’est vraiment un miracle, dois-je cacher son existence au monde ? Si un être divin a réellement décidé d’intervenir pour nous aider, qui suis-je pour refuser son intervention ? Je dois prendre des décisions, éviter les dangers, poursuivre notre mission coûte que coûte. Mais je dois d’abord savoir ce qui se passe !
La compréhension fait peu à peu son chemin dans l’esprit d’Hashim repoussant l’angoisse causée par l’évocation de son passé.
Ce n’est pas une question de foi. Les miracles n’existent pas et je n’aurais aucun mal à le prouver. Je ne sais pas qui a décidé de se payer la tête de notre obsédée du contrôle, mais je comprends les raisons de sa détresse. Elle n’est pas du style à imaginer des choses, il y a certainement une anguille sous roche. Je soupçonne une manipulation de l’extérieur ou pire, un traître qui essaye de déstabiliser la communauté de l’intérieur.
— Vous repartez sur « La Fraternité », interroge Hashim ?
— Oui, répond Romane Brilland en regardant sa montre. Le navire doit quitter le port dans une heure et demie environ.
— Si vous me laissez un quart d’heure je vous accompagne.
— Au port ?
— Non Romane. J’embarque avec vous pour Médusa.
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