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Mes yeux frémirent lorsqu’on porta un masque d'oxygène à mon visage. Je naviguais sur une eau lourde qui ne cessait de m’attirer plus encore vers son abysse. J’entendis qu’on me demandait mon nom. Des mains gantées tenaient ma carte d’assurance-maladie. Pourquoi vous demandez si vous avez l’info sous vos yeux ? voulais-je dire, mais mes yeux se révulsèrent soudain et je me noyai.

J’avais six ans et j’étais cachée sous le lit. La main à la bouche, je taisais mes pleurs tandis que maman cherchait à défoncer la porte en hurlant. Lenny, du haut de ses neuf ans, faisait bouclier de sa personne. Malgré ses pleurs et ses supplications, il tenait bon sous l'assault. J'étais à la fois terrifiée et admirative. Malgré tout, la porte s'ouvrit à la volée et Lenny alla se tapir contre la commode. Maman était géante, et elle avait une bouche aussi grande qu’un camion…camion

On me tourna de côté. Désorientée, je tentai de me débattre, mais je fus interrompu par un soubresaut. Je crachai quelque chose.

— C’est noir, non ? Ce n’est pas bon signe…

— On va…

Je sombrai avant d'en entendre davantage. Mon esprit divaguait, se promenant entre les craques de ce monde, comme libre et à la fois prisonnier du passé. J’étais confuse, et je me sentais bousculée chaque fois qu’on me remontait à la surface.

— Madame Roussel ? On va vous faire une prise de sang.

D’accord. J'étais terriblement épuisée, mais je cherchais à collaborer. Mes yeux roulèrent et j'aperçus les luminaires au plafond qui se succédaient rapidement. On fait la course ? Désorientée, je fermai les yeux.

Une seconde s’écoula. Mon corps était secoué de spasmes et des mains tentaculaires me retenaient sur place.

— Madame Roussel ? Madame Roussel ! On va vous faire une prise de sang.

Mais faites-le, bon sang ! Vous ne voyez pas que je hoche la tête ? J'étais exaspérée qu'ils répètent constamment la même chose. Ils étaient sourds ou quoi ?

— Madame Roussel, on est aux soins intensifs…

— Madame Roussel, on va vous faire une prise de sang, okay ?

Mais oui, ça fait trois fois que vous demandez ! avais-je envie d’hurler cette fois, mais je perdis conscience au moment d’ouvrir la bouche. J’étais en colère, car j’entendais tout ce qu’on me disait, mais personne ne semblait me comprendre en retour.

Le noir était parsemé de souvenirs. Je me rappelai une époque où j’avais un père, et où je le haïssais de tout mon cœur avant d’en venir à le supplier toutes les nuits de revenir, que je serais plus sage et que je mangerais même mes petits pois au souper. Il avait d'ailleurs finit par revenir, mais brièvement, le temps de charger ses meubles dans le gros camion…camion…

Un cheveu sur le mur, vis-à-vis le plafond. Coincé dans la circulation d’air, il se trémoussait allègrement. J'avais repris conscience, et je ne savais plus manoeuvrer mon corps. Je ne sais combien de temps se passa ainsi, mais soudain une infirmière se trouvait à mon chevet.

Sans même devoir chercher, je sus que je me trouvais aux soins intensifs de l'hôpital. Je m'en surpris l'espace d'un instant avant de me souvenir qu'on m'en avait informé, je ne savais plus trop quand. Avec humeur, je me demandai si on avait finit par me faire cette fichu prise de sang. L'infirmière me dévisageait avec un drôle de sourire. Je fronçai les sourcils, et elle fit demi-tour en appelant une collègue au loin. Un petit temps plus tard, elle revenait avec sa compagne. L'une d'entre elles porta une lampe torche à mes yeux avant de me demander de serrer ses doigts et de bouger les orteils.

— Madame Roussel, vous rappelez-vous ce qui s’est passé ?

De quoi elle parle ? Sa collègue m’apporta un petit tableau lustré et un crayon feutre. Ça, je comprenais. Cependant, je ne voyais pas quoi écrire. Puis, comme prise d’une inspiration, j’écrivis sur le tableau : « Vaccin tétanos ? » Manier le crayon me demanda un gros effort, mais au regard que s'échangeaient les infirmières en me voyant écrire, je compris que j'avais en quelque sorte réussi un test. Cependant, la réponse que j'avais inscrite sur le tableau semblait les laisser perplexes.

— Pourquoi pensez-vous que ce soit en raison du vaccin de tétanos, madame Roussel ?

Je m’emparai du petit tableau en me fâchant intérieurement. J’étais épuisée, et en quoi était-ce important ? « Marcher sur un clou » écrivis-je rapidement. C’était le cas, j’avais bel et bien marché sur un clou quelques jours plus tôt, et j’avais appelé la clinique pour un rappel de dose du tétanos. Ça me semblait la seule raison logique de me trouver sur cette civière aux soins intensifs. Non ?

L’ainée des deux infirmières sortit tandis que sa collègue me flattait le bras en me souriant doucement. Qu’avais-je dit ? L’inquiétude perçait dans le regard de la jeune femme. La superviseure revint avec un thermomètre, et à deux, elles me tournèrent sur le côté malgré mes bras rebelles qui tentaient de les dissuader de me planter le bâton dans les fesses.

— Désolé ma belle, mais c’est la seule façon qu’on a de prendre ta température.

Et par la bouche, non ? Mais en vérité, je me rendais de plus en plus compte de ma totale incapacité à faire le moindre effort de gorge. J’aurais voulu crier, gémir, parler, siffler, mais ma gorge ne semblait plus comprendre comment réagir. Confuse et terrifiée, je cessai de me débattre et laissai les femmes envahir mon corps.

— 39,6 degrés Celsius. Ça n’a pas baissé. On va en parler au médecin.

J’aurais voulu qu’elles restent un peu, qu’on m’explique ce qui se passait et pourquoi ma gorge ne répondait plus en rien, mais les femmes quittèrent mon chevet en s’emboîtant le pas et je fus envahie d’un silence meublé seulement du cheveu qui se trémoussait sur le mur.

*


J’avais parfois des quintes de toux. La panique provoquée par la sensation de me noyer dans mes sécrétions me menait à bardasser les parois de ma civière pour invoquer l'infirmière bienfaisante qui, armée de son attirail, s'attelait à me désengorger. Sur un chariot à mon chevet, elle s'armait d'un bol pour les crachats, d'un jet d'eau ainsi que d'un aspirateur à salive, semblable à ceux des dentistes. Elle repartait ensuite avec mes dégâts, l'air de s'en intriguer.

Un certain temps passa au cours duquel j'allais du sommeil profond à l'éveil confus. Je n'osais trop bouger, car mon corps réagissait au moindre mouvement. Je ne ressentais pas tant de douleur, c'était surtout un genre de sensation désagréable d'être un tas de petites pièces mal assemblées. L'impossibilité de communiquer exarcerbait mon inconfort, car je n'avais aucun moyen de stopper les gens qui défilaient dans le couloir. Une infirmière m'avait bien tendu le bouton rouge pour les contacter, mais j'avais déjà oublié.

— Madame Roussel ? Je suis le docteur Berthier.

L’homme toqua et entra dans la chambre. Je n’avais plus tellement l’énergie de redresser la tête, et j’attendis qu’il soit à ma hauteur pour le saluer de la main. Mes doigts s’empêtrèrent dans une série de petits tubes intraveineux, et tandis que le médecin procédait à un examen en surface, je tentais vainement de faire le ménage dans les fils emmêlés. Je découvrirais plus tard qu’ils avaient été collés sur mon bras à l’aide de ruban pour éviter qu’ils ne bougent trop, et que je faisais plus de tort que de bien à vouloir les réorganiser de la sorte.

— On vous a intuber car vous aviez cessé de respirer, m'expliqua-t-il sans cesser de me tripoter l'abdomen. Votre tête a subi un grand choc, et vous aviez développé un oedème cérébral. Pour votre sécurité, nous vous avons placé dans un état comateux jusqu'à ce que l'enflure se résorbe.

Je hochais la tête avec entendement malgré mon attention portée sur le cheveu qui se trémoussait au mur. J'avais compris rapidement que mon état était plutôt sérieux, mais je ne voulais pas en entendre parler. J'avais encore du mal à me souvenir des événements, et tout ce qui faisait ressurgir ma mémoire était prohibé. Malheureusement, me forcer à ne pas entendre n'avait jamais été mon fort, et c'est bien malgré moi que je suivais chacun de ses propos. Le médecin expliqua que j'avais été très chanceuse malgré tout ; je n'avais rien de brisé, seulement une côte fêlée. A cette mention, je froncai légèrement les sourcils. Ce détail me semblait important, mais même si j'avais cherché en quoi, je ne pense pas que je me serais souvenu.

— Bien. Vous êtes suffisamment autonome à présent pour que nous vous extubions.

J'avais l'impression d'avoir traversé un trou de ver. L'instant d'avant, il se trouvait à ma gauche ; il était maintenant à ma droite, et des gens s'affairaient tout autour de moi. Tout se passa très vite. Une infirmière m'imposa au calme malgré que je ne me sentais pas agitée, et soudain, des mains me redressèrent. Une seconde plus tard, on me tripotait la bouche.

— Un, deux, trois...

Pourquoi comptait-on ? Que se passait-il ?

Sans que j'aie eu le temps de réfléchir davantage, on tira sur le tube qui m'entravait la gorge d'un geste fluide. Je vomis en silence, les yeux exorbités sous l'effort. Je vis le tube quitter mon champ de vision, long ver translucide et coulant de bave. Je toussai violemment et, retrouvant la voix, j'éclatai d'un sanglot tétanisé. On passa le jet d'eau et l'aspirateur à salive dans ma gorge libérée. Mes grands yeux hagards ne cessaient d'aller de gauche à droite, comme à la recherche d'une issue à ce cauchemars. Je ne sais trop pourquoi, mais la langue pendante de Lenny me revint soudain en mémoire, et comme surchargé, mon corps me lâcha. Je cessai de me débattre et mes yeux se perdirent dans le vague. Ma respiration haletante se calma subitement, et j'eus en tête que je n'échapperais plus longtemps à mes souvenirs. Je suis en Enfer.

Le personnel médical ne parut pas inquiet de mon état. Peut-être ne voyaient-ils que l'apaisement sur mes traits, malgré la détresse profonde que je ressentais véritablement. Ils s'affairaient autour de moi sans plus me voir, et j'avais l'impression de n'être qu'un pantin sur lequel ils auraient pratiqués pour un projet scolaire.

Cependant, quelques instants plus tard, le docteur Berthier pressait mon poignet avec douceur. Je tournai vers lui un regard épuisé.

— Ça doit vous faire tout un choc, constata-t-il simplement avec un petit sourire compatissant. Ne vous en faites pas, nous vous laissons vous reposer. Je reviendrai plus tard pour m'assurer de votre confort.

Je hochai calmement du chef, soulagée de pouvoir simplement dormir à présent. La langue pendante de Lenny me frappa à nouveau de plein-fouet, et je songeai avec amertume que même dans le repos, je ne serais plus jamais tranquille. Cette seule image n'était pas suffisante pour dresser un franc tableau sur la situation, et je faisais barrière à tout autre souvenir qui aurait pu me permettre de comprendre davantage. Une émotion se profilait au loin, sinistre et menaçante. Quelque chose tentait de remonter à la surface ; quelque chose à ne surtout pas comprendre. Je sombrai dans un sommeil emplis de terreur.

J’étais de retour au Purple Drop, j’étais dans le stationnement avec Vanès, j’étais… J’étais au parc, et Lenny venait me récupérer, il était en colère, je me souvenais sa musique, le camion

J'ouvris subitement les yeux. Impossible de me faire croire que je ne me rappelais rien. C'était faux, tout était là. Enfin... Presque tout. Les pans de mystères m'angoissaient encore davantage que l'idée qu'on me pose des questions, mais dans un cas comme dans l'autre, je refusais de faire la lumière sur la situation. Au contraire, je commencais à souhaiter que mon coeur cesse de battre.

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