Radio

4 minutes de lecture

Claude avait mal au ventre. Pas le petit mal de ventre agaçant qu'on guérit en regardant Miss Marple, non, le genre de mal de ventre qui vérouille les sourcils en position basse, la main sur le nombril.

Claude avait très mal au ventre. Si mal au ventre, que Claude décida d'aller voir le docteur.

De derrière ses lunettes, celui-ci l'observait:
"-Alors dites-moi Claude, que vous arrive-t-il ?
-Ben j'ai mal au ventre docteur.
-Et comment donc que vous avez mal ? ça chatouille ou ça gratouille ?
-Ni l'un ni l'autre.
-Ah.
-En fait, ça bouge.
-Ça bouge ? Mais ça bouge comment ?
-Beh ça bouge à gauche, puis à droite, ça remue même des fois...
-Ah ça remue !
-Oui ça remue.
-Et quand ça remue, ça vous dérange ou ça vous démange ?
-Les deux docteur.
-Ah. Les deux.
-Oui.
-Précisez je vous prie.
-Eh ben, quand je me couche le soir, d'ordinaire je suis calme, mon corps est tout à fait détendu, et je m'endore sans aucun problème. Mais depuis peu docteur, c'est tout l'inverse. Mes yeux restent ouverts fixés au plafond, j'ai des sueurs froides, et dans mon ventre ça danse la rumba tellement fort que je peux plus penser à rien d'autre qu'à ça.
-La rumba vous dites ?
-La rumba, la disco, le syrtaki, peu importe, ça ne s'arrête plus docteur !
-Je note... ça... ne s'arrête... plus...."

Il posa son stylo et sortit un livre immense de sa bibliothèque qui fit un gros paf et s'ouvrant sur le bureau. La main sur la joue et le doigt sur l'oreille, il tournait les pages une par une. Il s'arrêta quelque part. Après un long silence inquiétant il dit enfin: "Je vois je vois... rien de grave."
Se levant, il remit le livre en place et rajouta, l'air de rien: "Nous allons vous faire une radio."

Quelques jours plus tard, la main sur son ventre remuant, les sourcils toujours froncés, Claude était à la radio.
Dans la cabine blanche, devant la grosse machine, il ne lui restait que les sous-vêtements. La machine fit son truc en bourdonnant lourdement, puis on lui fit se rhabiller dans une pièce attenante. De longues minutes s'écoulèrent.

Le docteur se montra enfin. Il entra sans se faire annoncer, calmement, un peu trop calmement au goût de Claude. La radio à la main, il fit quelques pas machinaux en direction de notre pauvre malade au fond de la pièce, mais s'arrêta à mi-chemin, les yeux plongés sur l'image transparente qu'il tenait.
Claude n'en pouvait plus. Ses mains torturées non plus.

"C'est grave docteur ?"
Silence du principal intéressé. Un petit regard vint lui répondre, suivi de cette phrase: "Voyez par vous-même."

On suspendit la radio au tableau lumineux.
L'image était très clair: entre les côtes de Claude, en plein creux, sous le coeur et au dessus des intestins, il y avait une salle de concert avec tout le matériel: amplis, guitares, micro, backdrop, parquet, lumières, et au milieu de tout ça, une foule de petits gnomes qui semblaient danser, sauter et chanter dans tous les sens.

Claude baissa les yeux vers son nombril. Puis d'un ton hésitant:
"-Docteur...
-Qu'avez-vous mangé ces derniers temps ?
-Rien !
-Ah.
-Enfin je veux dire... de la purée au jambon, des pâtes, une quiche...
-Qu'y avait-il dans la quiche ?
-Des jeunes carottes et des gésiers.
-Hmm."

Tout le monde se tût.
Claude se rapprocha encore de l'image. À y regarder de plus près, toutes ces petites personnes avaient l'air de bien s'amuser. Un sourire perça le coin de ses lèvres.

"-Docteur... qu'est-ce que je peux faire ?
-Il semblerait que vos maux de ventres soient dûs à un excédent de gnomes dans le secteur abdominal, Claude.
-J'ai vu docteur.
-Qui dansent et chantent toute la journée sans se soucier de votre santé.
-Je crois que ça ne me fait plus si mal que ça docteur.
-Je ne vois que deux solutions :...
-En y réfléchissant bien je me sens déjà mieux !
-Primo: opération chirurgicale, purge du bas ventre, éviction sanitaire des occupants par les forces de l'ordre intestinales...
-C'est pas Bohemian Rhapsody que j'entends ...?
-...ou Segundo: les laisser là où ils sont."

Claude était sans voix. Pourtant, le docteur avait l'air très sérieux.

"-Vous voulez dire que... je peux les garder ?
-Oui bien sûr. Mais il faudra apprendre à vivre avec. Vous dormirez moins sans doute, et il vous faudra avoir recours à des activités fortes dans la journée pour fatiguer tout ce beau monde et l'envoyer dormir. Les prises de risques par exemple, libèrent l'adrénaline qui met votre corps en alerte et puisent dans vos ressources et dans les leurs. Pour éviter l'accoutumance il faudra sans cesse renouveler de courage et d'audace, aussi bien physiquement que mentalement, et le repos ne sera plus qu'un luxe rare. Vous vivrez une vie folle et sans limite, en marge de la société, mais immensément épanouissante car toujours pleine de nouveautées et de nouvelles envies. Même la mort deviendra une pensée excitante, comme la promesse d'une expérience unique, ultime, incomparable.
-Oh."

Claude ne savait plus trop quoi penser.
En bas ça jouait les Démons de Minuit, et plus la basse grondait contre la paroi de son ventre, plus l'esprit de Claude s'emplissait de cette seule et unique pensée: sauter au plus vite hors de cette salle affreusement ennuyeuse pour aller faire des bêtises dans le jardin.

"Et si je les enlève docteur ?"
Le praticien baissa la front et retira ses lunettes. Ce n'était pas facile à dire. "Eh bien si vous les enlevez..."
Il releva soudain la tête, et dans ses yeux, à la grande surprise de Claude, il y avait tout d'un coup beaucoup de sympathie, comme un air de malice, et peut-être aussi... un peu d'envie:
"Si vous les enlevez Claude, vous ne vivrez pas tout celà."

Alors Claude est parti. Et Claude vécut tout celà.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Obigre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0