Chapitre 3/3

8 minutes de lecture

Aie !

Malgré mon attention, une lame de verre restée dans l'encadrement de la porte m'entaille le flanc gauche. Pas simple quand on n’y voit rien !

  • Tu sors les griffes ? Criai-je. Tu ne me fais pas peur. Tu ne me fais plus peur ! Si tu crois que cette attaque va m'arrêter !

La maison est vide. Le son de ma voix rebondit sur les murs. Au moins, maintenant, je suis sûr qu'il n'y a personne.

Je pose le bidon. Je tâte ma taille. Je saigne. Fais chier !

Des gouttes de sang ruissellent et dessinent en pointillés mon parcours sur le sol. Ça m’évoque le Petit Poucet qui jalonne son chemin de petits cailloux pour retrouver son chemin. Je me souviens qu’enfant, lorsque maman nous racontait cette histoire, je trouvais ce Petit Poucet bien con de vouloir rentrer chez lui. À sa place, j’aurais saisi l’occasion, pris la tangente. Aujourd’hui, c’est moi l’idiot qui revient dans l’antre. À la différence près que l’ogre était mon père. Putain, ça pisse le sang !

Je fouille mes poches, rien, pas de mouchoirs pour éponger. Je regarde autour de moi pour trouver un pansage de fortune. Que dalle…

Malgré l'obscurité, je constate que la couleur des murs a changé, les pièces semblent plus petites que dans mes souvenirs. Je pénètre maintenant dans ce qui était la salle à manger. Des images me reviennent. Ça fait mal. Je revois les assiettes brisées au sol et maman en pleurs en train de les ramasser avec la pelle et la balayette. Son regard désolé quand elle me voit entrer et son cri de détresse – telle une mère protégeant son petit – “Sors, Alex. Je t’en prie, va-t’en!”. Mon regard se pose sur mon père : l’ogre ronfle la gueule dans les flageolets. Comme dans les contes, c’est le moment où il faut se barrer…

Mes larmes coulent et mes poings se serrent.

Je ne veux plus de ces souvenirs.

Mes larmes se mêlent à mon sang et rejoignent au sol la poussière.

Ne pas faiblir : l’anéantir.

Je retourne chercher le bidon et ouvre le bouchon. Les effluves me piquent les yeux. Consciencieusement, j’asperge d'essence l’intérieur de la baraque. Je ressors par la porte-fenêtre en brisant d’un vif coup de pied le morceau de verre encastré. Je m’éloigne de quelques mètres.

Méticuleusement, je roule les papiers de journaux pour en faire les flambeaux de mon châtiment et les lance à travers l’ouverture brisée : une, deux, trois, quatre, et cinq.

J’allume une clope et regarde ce spectacle naître devant moi. J’expulse la fumée comme j’expulse ton existence. Ces torches flamboyantes dansent et grignotent tels des follets dans la nuit. C’est magnifique ! Une véritable valse pyrotechnique ! Les flammes lèchent à présent les plafonds. Tout s'enflamme ! Tout s’embrase ! Tout brûle ! On entend à présent quelques craquements semblables à des râles. La fumée s’échappe. Je t’imagine suffoquer à la place de ces poutres.

Je reste figé, hypnotisé devant ce ballet digne des plus grands opéras. C’est un hommage à toi, maman. Toi qui aimais tellement la danse. C’était ton échappatoire. J’aimais voir ton sourire et tes yeux pleins d’éclats lorsque tu nous emmenais voir ces spectacles. Je te voyais heureuse comme jamais. Le temps était suspendu dans une bulle qui éclatait dès l’approche de la maison.

À présent, les flammes dansent et virevoltent dans ce qui a été notre chaos. Je me sens pousser des ailes. Dans cette cour, je suis libéré. J’esquisse quelques entrechats puis, me livre à de frénétiques cabrioles. Les lumières incendiaires éclairent mon solo nocturne et le craquement des poutres assure la musicalité. Le sourire me mange le visage et en pensée, je nomme ce spectacle : La bataille de Phlégra, en référence à cette terre ardente où siégea la bataille des Géants dans la mythologie grecque. Dans cette frénésie, je me lance dans un sissonne. Une douleur piquante me rappelle ma taillade. Je me recroqueville sur le sol et en joue tel un tragédien. Un grondement plus puissant se fait entendre. La maison hurle, l’ogre est à l’agonie.

D’un coup le souffle d’une explosion m’arrache le visage. Je suis projeté au sol. Face contre terre.

S’ensuit un bruit tonitruant qui m'assourdit. Une putain de déflagration… Une putain de chaudière à gaz. Pourquoi n’y ai-je pas pensé !!

J’ai mal au crâne. Je tente de porter mes mains à mon visage, mais je n’y arrive pas. Mes forces me quittent.

J’ai envie de vomir. J’ai envie de dormir. J’ai l’impression de mourir…

Mais que se passe-t-il ? Une sensation étrange m’envahit. Je suis en apesanteur. Non, je vole. Je suis le vent même. Celui qui caresse et qui souffle. La gravité n’existe plus. Je vois le monde. Je suis partout et nulle part à la fois. Je peux voir la terre et la lune tourner, et les étoiles par millier. Il me semble pouvoir les toucher. Je glisse vers elles et tout se met à trembler. Tout s’efface subitement… Non ! On m’aspire ! Un trou noir ?

Je suis réveillé par des secousses, je ne comprends pas ce qu’il se passe. J’entends des sons, mais c’est comme si quelqu’un parlait à travers un immense coton. Un bourdonnement incessant dans ma tête m'empêche de comprendre. La gravité n’a jamais été si forte. Je suis littéralement collé au sol. Encore une secousse : on m’arrache pour me retourner.

Le sang coule de mon crâne et embue ma vision. Je perçois des ombres lumineuses au-dessus de moi. Je reconnais le tournoiement d’un gyrophare. Mes mains tremblent et ma bouche est sèche. Respirer me fait mal. Tout me fait mal. Je voudrais parler que je ne le pourrais pas.

Encore une secousse, plus puissante. Je sens une lame froide parcourir mon abdomen. On découpe mes fringues et on me colle des patchs sur la poitrine. Je crois qu’on m’a foutu sur un brancard.

Ça s’coue encore. J’ai toujours la gerbe. Malgré les abeilles dans ma tête, je reconnais la sirène de l’ambulance. De nouveau, j’perds connaissance.

Je me réveille à l’hosto. J’ai froid, j’ai soif. J’ai l’impression d’avoir un millier d’aiguilles dans le corps. Les murs sont d’un blanc jaunâtre ? On ne saurait dire si le jaune a blanchi ou si le blanc a jauni, mais il est impossible qu’une personne saine d’esprit ait pu choisir pareille couleur. Je suis branché, scotché, bandé. À ma gauche, une table de nuit où sommeillent mes effets personnels. Je tends le bras pour saisir mon téléphone : douze appels en absence et huit textos. Les collègues et le boss s’inquiètent. Là, maintenant, j’m’en bats. Et puis leur dire quoi ? Ils ne comprendraient pas. J’éteins le téléphone et le repose sur la table.

Une infirmière, d’une cinquantaine d'années, chignon relevé et boucle d’oreille bon marché entre dans la chambre qui pue le trop propre. Sur la poche de sa blouse est inscrit : Odette. P. Les lettres s'effacent, témoignant des trop nombreuses heures passées à veiller sur les patients. Ses pas sont alourdis par ces informes sabots de plastiques blancs. Elle me fixe, puis observe les constantes.

  • Vous y avez échappé belle, me dit-elle.
  • Échapper à...

La contraction des muscles de mon visage me lacère et ma cage thoracique pèse une tonne. Après une difficile expiration, je retente “Échapper à quoi ?”

  • Bah à l’incendie, pardi ! Vous ne vous souvenez pas ?
  • Ah… Ça… Ouais. Je me suis… échappé… du monstre.
  • Du monstre ?

Elle regarde les poches de perfusion suspendue puis me regarde. Un mouvement de bouche lui dessine une moue sceptique.

  • En tous cas, vous pourrez remercier les voisins d’avoir appelé les pompiers. Sans eux… ç’aurait été une autre histoire. Est-ce que vous avez mal ? Je peux augmenter la morphine.
  • J’peux… supporter, ça va. J’ai connu… pire.
  • Bien, je dois changer les bandages de votre visage. Ensuite, il y a des messieurs dans le couloir qui souhaitent vous poser des questions…
  • Des f...flics ??

Tout en dénouant les bandes, l’infirmière acquiesça par un signe de tête. Je ne pus m’empêcher de tâter du bout des doigts les boursouflures de ma figure. La déflagration avait fait exploser les vitres et des dizaines d’éclats de verre avaient terminé leur course dans ma chair. J’étais défiguré.

Je voulais te détruire, effacer ton souvenir, mais ma colère a fini par me consumer. Est-ce pour cela que l’on dit que la vengeance est un plat qui se mange froid ? Sinon, on se crame la gueule ? Je voulais tellement tout effacer… À l’inverse, me voilà marqué à jamais.

Assise d’une fesse sur mon lit, avec soin et précision, Odette.P, désinfecte mes plaies, applique une pommade cicatrisante et renoue des bandages. Mon regard est hagard. Je la laisse faire comme si ce corps n’était plus le mien. Je me sens en dehors de moi. Elle pose une main sur mon épaule et souffle “ça va aller monsieur, on va s’occuper de vous”.

  • Je suis… Je suis paumé. Je me suis paumé, dis-je dans une pénible déglutition.
  • Ça nous arrive à tous.

Odette se lève et se dirige vers la porte. Elle m’indique que maintenant que je suis réveillé, elle doit faire entrer la police. Elle n’a pas le choix.

Bon sang, qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire ?! Que j’étais là par hasard ? En touriste et que je me suis perdu ? Le connard de la station d’essence m’a reconnu. C’est un peu gros, un gars qui tombe en panne et qu’on retrouve quelques heures plus tard au pied d’un brasier. Je peux toujours essayer de dire que c’est un malheureux hasard, mais les flics ne sont pas si cons. Bon, au moins, ils ne peuvent pas établir le mobile. On était locataire il y a près de 20 ans. Ils ne vont pas remonter aussi loin. Ah, je sais, je peux dire que je me promenais et que j’ai vu la maison flamber et que j’ai voulu m’assurer qu’elle était inhabitée ! Mais oui ! C’est bien ça ! Le héros qui se promène et qui se sacrifie ! Oui, c’est bien ça.

Une femme pénètre dans la pièce. Elle porte l’uniforme de la gendarmerie. Ses cheveux sont courts et bruns. Une mouche sur la joue gauche lui confère un air de Liza Minelli.

  • M. Vernanchet ? Mon collègue arrive. Nous avons quelques questions quant à votre présence sur les lieux de l’incendie. Est-ce que vous vous sentez en mesure de nous répondre ?
  • Je ferai… de mon mieux, madame.

La porte s’ouvre sur un homme au téléphone. La gendarme, trop près de moi, me bouche la vue. Je ne vois qu’une grande masse qui me tourne légèrement le dos. La discussion semble assez vive. C’est étrange, sa voix m’est familière. Intrigué, je me penche sur le côté. Je n’arrive pas à voir son visage. Il raccroche et se retourne. Nos regards se croisent et mon sang se pétrifie.

C’est Max. C’est mon frère. Il sait. Je suis cuit.



Fin

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lange ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0