Les pavés de Sol
Aujourd’hui commence un long voyage pour moi. Je n’ai pas eu le choix mais peut être étais-je quelque part responsable de ce qui m’arrivait. Je pensais souvent que ce que je vivais était de mon fait et cela me procurait une certaine fierté. Mais ce matin de mai, je culpabilisais sans que cette idée ne s’évanouisse de mon esprit l’espace d’une minute. Il y a des lustres que mon cuir avait perdu de son épaisseur par endroits et les ressorts qui le tendaient faiblissaient de partout. J’avais été vigoureux et accueillant. De mémoire de menuisier, on n’avait jamais vu canapé plus solide et plus majestueux que moi. Dans le magasin où je suis né, une étiquette indiquait que j’étais « cuir année 40 ». A présent, je devinais que j’étais passé de mode et que plus personne ne voudrait de moi. C’est avec tristesse et appréhension que je sentais ma fin venir, au mieux dans une boutique d’objets de seconde main, au pire dans un de ces endroits où l’on est broyé avant de brûler en compagnie de chaises fabriquées à la chaîne dans de lointaines usines.
Je ne me rappelle plus très bien du jour du départ de ma maison mais j’ai un net souvenir de mon arrivée au milieu de nulle part. Il devait y avoir une quinzaine d’hommes et de femmes autour de moi. On m’a posé au milieu d’une place pavée, le soleil me chauffait les bras tandis que des gens s’approchaient de moi, toujours plus nombreux. J’ai compris que j’étais l’attraction de tous. J’ai entendu, répétée de bouche en bouche, cette phrase comme un cri de ralliement : « un canapé en plein milieu de la Plaza Del Sol ». Il faisait beau en ce 18 mai 2011, je trônais au milieu de l’Espagne comme le roi d’une tribu bruyante et je ne tardais pas sentir sur mes genoux toutes ces personnes excitées par une révolution balbutiante. Finalement, tous souhaitaient s’assoir sur mes vieux restes et cela me remplissait de joie, mieux que si j’avais débarqué chez un étudiant sans le sou, complétant ses meubles à bas prix par une pièce de choix.
Assez vite, je suis devenu l’attraction et des grappes de jeunes me prenaient en photo avec leur téléphone. J’allais sans doute faire la une des journaux du lendemain et des blogs de ces révoltés qui par la suite ont été nommés « les indignés ». Mais rapidement, je ne fus plus seul. Tout autour de moi sur la place, sont apparus des campements, des pancartes, des cabanes où l’on pouvait manger, lire des livres ou s’exprimer. Entre les odeurs de frite et les enfants d’une garderie qui était sortie comme une herbe au bord d’une route, je me sentais lamentablement oublié. Des phrases m’assourdissaient parfois au milieu de la journée. Je n’y comprenais finalement pas grand-chose. Un couple, alors que la nuit était tombée depuis quelques heures, s’était allongé sur moi dans une étreinte qui n’avait plus rien de politique. Je tentais de les déloger en laissant mes ressorts se comprimer sans retenue, sans le moindre résultat. Je tentais de durcir comme du bois mais l’alcool les avait sans doute rendus insensibles à tout inconfort. Ils ne bougèrent pas d’une fesse.
Quelques jours plus tard, un type prénommé Esteban et qui devait être particulièrement important dans l’affaire, à en juger par la présence de nombreuses caméras de télévision, ne trouva rien de mieux que de faire son interview bien enfoncé dans mes rondeurs. Reconnaissant, je lui offrais ma plus grande douceur, trop heureux d’être vu tout comme lui par des millions de téléspectateurs. Le soir même, un flot de bières répandues sur moi se glissa jusque dans mes entrailles. Je grinçais de tous mes bois pour chasser ces sauvages mais rien n’y fit.
Quelqu’un eut une idée saugrenue, affirmant que personne ne devait s’asseoir sur moi. Avec de la peinture, sur mes dossiers, un jeune à lunettes a écrit « no hay pan para tanto chorizo », ce qui, à moi qui était de fabrication italienne, ne voulait absolument rien dire. Un adolescent sans doute gavé de churros ne trouva pas mieux que de se jeter de toute sa longueur sur moi et étala la peinture partout. Le type qui avait eu l’idée du désastre s’est énervé, tout le monde est allé manger des frites dans la baraque voisine, me laissant dépité et dégoulinant.
Au bout d’une semaine, l’ordre fut donné d’évacuer les lieux, qu’allais-je devenir ? En face de moi, j’avais remarqué une espèce de banquette pliante pas très sophistiquée. Son tissu jaunâtre n’inspirait pas la propreté. Elle avait fait quelques efforts pour communiquer avec moi mais je n’avais rien à voir avec ce genre de meubles garnis de ferraille et de plastique bon marché. Elle fut la première à quitter sans ménagement les alentours et je me surpris à éprouver de la tristesse en voyant la brutalité avec laquelle on la pliait pour l’emporter.
Esteban s’est posté devant moi, me regardant comme si désormais je lui appartenais. Deux types m’empoignèrent et m’évacuèrent de la place vers une camionnette à l’allure déglinguée. On me couvrit d’un drap horriblement sale comme pour dissimuler à mes yeux l’endroit où l’on devait me conduire. Je comptais les virages qui me faisaient glisser d’un côté à l’autre du véhicule, comprenant que je m’éloignais fortement du centre de Madrid. Je passais la nuit dans cette odeur de renfermé et d’huile de moteur.
C’est la chaleur qui m’a tiré du sommeil. Une femme me nettoyait avec une infinie douceur. Elle tamponnait doucement ma peau fatiguée avec un chiffon imbibé de pierre d’argile. J’aurais aimé que ces moments durent toute la journée. Ils me faisaient oublier ces nuits passées Plaza Del Sol, bousculé par les curieux du jour et maltraité par les fêtards de la nuit. On m’abandonna ainsi jusqu’au lendemain.
Esteban est arrivé dans la pièce, puis une délégation d’hommes cravatés de près. Je compris assez vite que tous n’appartenaient pas au même camp et que certains représentaient l’état espagnol. On laissa d’ailleurs s’installer sur moi celui que je devinais être le chef du gouvernement. On discutait avec des mots forts, on négociait, on cherchait un terrain d’entente. Au début, tout sonnait creux, chacun évitant de dévoiler trop rapidement ses intentions véritables. Esteban me semblait plus sincère dans ce qu’il disait. L’autre, le chef qui pesait bien dans les 90 kilos, n’avait que de vagues propositions. J’ignorais ce que j’allais devenir mais je trouvais la situation amusante. Esteban négociait avec le chef du gouvernement la fin du mouvement des indignés tandis que l’homme d’État était assis sur le premier canapé à avoir été installé Plaza Del Sol. Très vite, il m’est devenu évident que je devais participer à la négociation. Je devenais un acteur de l’Histoire ! J’en avais toujours rêvé.
Je me remémore cette photo de la conférence de Yalta. On peut y voir Churchill, Roosevelt et Staline, assis les uns à côté des autres, chacun assis sur son siège. Ce que l’on sait moins c’est Churchill ne voulait pas de son fauteuil. Il s’y trouvait à l’étroit et regrettait que les modèles fussent parfaitement identiques, ce à quoi tenait Roosevelt. Quant à Staline, il s’en moquait du moment qu’il pouvait fumer sa pipe. Roosevelt aurait, dit-on, préféré un canapé. Et finalement que retient-on de ces fauteuils aujourd’hui ? Rien. Les émissions de télévisions regorgent de fauteuils et de canapés en tous genres, souvent insupportablement colorés. Mais dans l’histoire du monde y a t-il un canapé qui fait mouche ? Le fauteuil du couronnement de la reine Elisabeth II ? On le devine à peine, caché derrière les cinq mètres de sa cape royale. Du reste, les grands hommes de notre temps entrent dans l’histoire debout, rarement assis ! J’allais être le premier canapé Historique. Mais comment allais-je m’y prendre ?
Au moment où je sentais qu’Esteban perdait l’avantage, je m’efforçais de l’aider. Il était clair que je lui étais redevable de ma situation actuelle. C’est lui qui, en m’emportant dans ce lieu fort agréable, m’avait sauvé d’un naufrage définitif. Je lui devais une seconde vie. Esteban devait gagner et j’étais celui qui allait lui donner le coup de pouce salvateur.
Tout en douceur et plein de retenue, je réchauffais mon visiteur, l’enveloppant de toute ma chaleur. Mon cuir se faisait plus doux, mes ressorts usés retrouvaient une tension à la fois ferme et respectueuse des formes de mon visiteur. Dans une relation quasi érotique avec le chef du gouvernement, je parvenais à faire tomber toutes ses défenses. Il était à moi, je le possédais. Loin du fauteuil insupportable dans lequel Churchill logeait difficilement ses bourrelets, j’offrais toute la tendresse qui rendait tout refus ou toute contradiction impossible. Je ne tardais pas à anesthésier complètement ma victime. La reddition fut signée assez vite en faveur d’Esteban. Le mouvement des indignés, grâce à moi, avait gagné une bataille. A ma grande déception, il n’y eu aucune photo pour immortaliser l’instant. Pire encore, je n’ai plus jamais revu Esteban. Au moment de se quitter, les deux hommes se sont entendus sur un souhait qui me fit horreur. Aujourd’hui je coule des jours heureux dans la maison du chef du gouvernement, reclus dans un bureau où presque personne ne vient. Je repense alors à tout ce que j’ai vécu Plaza Del Sol et à tous ces gens qui m’entouraient, l’humeur remplie d’une nostalgie étrange.
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