Chapitre 3 : Partie 1/6
Alors qu’un vent léger soulevait ses cheveux courts, Eileen, accoudée contre la rambarde, profitait des rayons du soleil naissant. Le Commandant Ell’Tin apparut à sa droite. Elle sursauta au son de sa voix.
- Nous allons arriver, d'ici une heure ou deux. Nous devrons d'abord traverser l'allée triomphante et montrer une bonne image de nous au peuple. Nous représentons l'espoir en temps de guerre. Je dois te prévenir : il est normalement interdit de ramener des rescapés… Si un problème survient, tu t'appelles Owen Milt.
Dans quel pétrin venait-il de la mettre ? Elle n’aimait pas vraiment cette situation de privilégiée. Pourquoi elle et pas un autre ? Après rapide réflexion, l’éventualité de finir dans l’estomac d’un dragon ne lui aurait convenu guère plus. C’était mieux comme ça.
- Ok, opina-t-elle sans grande conviction.
Le commandant resta un instant à ses côtés, silencieux, puis retourna à ses occupations. Déjà ils pouvaient apercevoir la terre qui s’esquissait à l’horizon.
Eileen prit une profonde inspiration pour se détendre. Le bateau s’amarra au port sous un brouhaha composé de cris et sifflements. Depuis le pont, elle apercevait des drapeaux levés haut dans le ciel qui longeaient l’avenue noire de monde. Elle s’attarda sur le blason écartelé qui s’y imprimait : les deux diagonales, rouges et bleues, se croisaient et séparaient les symboles des quatre éléments, formant ainsi un damier. L’eau et l’air étaient représentés sur les cases azurées, le feu et la terre sur les cases écarlates. Les dessins, stylisés, étaient peints d’or. Des centaines de personnes s’étaient rassemblées pour acclamer leur venue, encadrées par des rangées d’hommes en armure. Le tableau ressemblait beaucoup à ce qu’elle avait l’habitude de voir dans les films d’heroïc-fantasy qui se déroulaient dans un univers moyenâgeux. Mais, pour la première fois, elle ne se contentait pas de le regarder derrière un écran. Elle le vivait.
Ils allaient enfin mettre pied à terre. Un long tapis rouge les accueillait.
Soudain, des bruits métalliques s’élevèrent. Une dizaine de gardes se fraya un passage à travers la masse grouillante et vint se ficher au bout du ponton.
- Par tous les dons, jura Illian à voix-basse. Si ça se complique, tu donnes le nom que je t’ai dit et tu restes calme.
- Comptez sur moi, le rassura-t-elle.
Le commandant bombait le torse et gardait la tête haute, mais sa respiration saccadée trahissait sa nervosité. Les soldats se rapprochèrent. La jeune femme aurait tout donné pour se retrouver loin d’ici. Et pour oublier tout ce qui s’était passé depuis son arrivée sur l’Entre-Deux. Elle priait pour que sa couverture fonctionnât.
Les gardes saluèrent Illian avant de se poster devant lui. L’un d’entre eux, un parchemin à la main, l’aborda. La foule se tut, comme suspendue dans le temps.
- Nous avons reçu l’ordre de contrôler l’équipage.
- Nous n’en n’avons pas été informés. Le protocole indique que cela doit être spécifié avant le départ en mission.
L’homme ne lui répondit pas, mais son sourire gêné en dit long. Il affrontait le Commandant Ell’Tin, tout de même.
- Ne perdons pas de temps, Sa Majesté nous attend, renchérit-il.
- Les ordres sont les ordres, maintint le garde.
Illian retint avec peine un soupir et laissa place à ses hommes.
- Faites ce que vous avez à faire, dans ce cas…
Le garde commença à vérifier que chaque nom des membres de l’équipage figurât sur sa missive. Prise d’une sueur froide, Eileen se sentit pâlir. Elle ne devait en aucun cas paraître suspecte, mais à cette réflexion, elle fit tout l’effet inverse. Mal-à-l’aise, elle recula, quand son dos rencontra le torse d’un homme. Elle se retourna vivement et bafouilla des excuses.
- Ce n’est pas le moment de se faire remarquer, la gronda Gaël à mi-voix.
Les minutes s’écoulèrent à une vitesse folle et le moment tant redouté arriva.
- Votre nom ?
Eileen gonfla sa poitrine, racla sa gorge et s’évertua à paraître détendue. Ses habits d’homme et sa coupe de cheveux camouflaient sa féminité. Elle prit une voix plus grave :
- Owen Milt.
Sans même la considérer du regard, les yeux du garde parcoururent le long parchemin. Illian la fixait, les mains croisées dans le dos, serein. Il l’avait de toute façon rassérénée : ce contrôle n’était qu’une simple formalité. Sa fausse identité une fois prononcée et validée, elle pourrait souffler.
- Ce nom ne figure pas sur la liste, proféra l’homme.
Le commandant fronça les sourcils.
- Owen fait partie de la garde, vous devez faire erreur, protesta-t-il. Il a toujours été sur la liste.
- Pas sur celle-ci.
Eileen sentit tout le poids du monde peser sur ses épaules. La respiration saccadée, elle leva les yeux pour affronter les regards accusateurs. La méfiance, la colère, la surprise et même la crainte pour certains, se lisaient aisément. Des murmures fusèrent. Bientôt, un tumulte s’installa et des menaces s’élevèrent. Abasourdie par cette masse sonore, Eileen ressentait le besoin de fermer les yeux et boucher ses oreilles, mais elle resta immobile, comme paralysée par les accusations levées contre elle. Sa tête tournait et le garde, toujours en face, ne devenait plus qu’une forme approximative. Elle devait s’assoir, s’isoler et prendre l’air… À la place, elle se retrouva comprimée par les hommes qui fondirent sur elle.
Soudain, une vague de douleur traversa tout son corps et ses entrailles se déchirèrent. Elle eut envie d’hurler, mais seul un gémissement plaintif outrepassa ses lèvres. À ce même moment, le ciel se noircit et prit une allure inquiétante, puis une pluie forte se déclencha. L'orage éclata avec tant de violence que la foule, affolée, se dispersa. Sa vision se brouilla et tout parut de dérouler au ralenti. Puis tout devint noir.
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