Chapitre 3 : Partie 3/6
Eileen ramena les jambes contre sa poitrine et se cacha le visage dans ses mains. Elle n’aurait jamais dû insister, ce soir-là, pour tourner le court métrage. Elle n’aurait alors jamais mis les pieds dans cette forêt et rien de tout ça ne serait arrivé. Elle s’en voulait tellement. Si elle avait suivi dès le début les conseils de Franck, elle serait restée avec sa grand-mère et se serait réveillée à ses côtés, comme chaque matin. Eileen lui devait tout et aujourd’hui, elle l’avait abandonnée. Tout était de sa faute.
La jeune femme se redressa, essuya d’un revers de manche ses yeux boursoufflés et, titubante, étudia la pièce. Un lit simple recouvert d’une couverture épaisse et irrégulière trônait au milieu. Dessus se trouvaient une chemise et un pantalon en toile blancs. A côté de sa couche, un rideau rouge délavé séparait la chambre des toilettes. Le tout, éclairé par une fenêtre étroite et sale donnant sur la cour, ne faisait pas plus de huit mètres carrés. Eileen déplaça les habits disposés pour elle, s’assit sur le lit qui craqua bruyamment et joua avec les peluches formées sur ce qui lui faisait office de couverture. Elle soupira, s’y laissa tomber de tout son long et s’assoupit.
Elle sursauta quand un bruit la tira de son sommeil sans rêve. Elle se redressa et se frotta les yeux. Une vieille femme venait d’entrer, une large planche de bois clair dans les mains qu’elle posa à côté du lit. Les yeux d’Eileen s’arrêtèrent sur la nourriture peu appétissante qu’elle transportait. Pendant un instant, elle se remémora le plateau repas du dimanche soir et un bref sourire nostalgique s’empara de ses lèvres.
- Vous êtes… ? articula-t-elle avec difficulté, encore endormie.
- Je suis Merielle. C’est moi qui vais m’occuper de toi.
Sa voix douce et calme l’apaisa tout de suite. Son visage marqué par le temps avait ce côté rassurant que dégageaient les vieilles personnes. Eileen la jugea du regard.
Sa robe blanche recouvrait une chemise, signalée par ses longues manches bleu roi, et lui tombait jusque sur les pieds. Une ceinture argentée marquait sa taille et des boutons de la même teinte venaient fermer le col claudine de son linge de corps. Ses cheveux blancs, relevés en un chignon soigné, contrastaient avec sa peau fripée et halée.
- Je suis désolée je ne peux pas rester plus longtemps. Je reviendrai demain matin, ajouta-t-elle avant de lui adresser un sourire plein de compassion.
La jeune femme observa la porte se refermer, puis descendit du lit et s’assit en tailleur à côté de la planche. Un bol en argile contenait une céréale brune, semblable à du riz en apparence. A côté se trouvaient un grand verre de lait épais et un morceau de pain parsemé de points noirs. Eileen se munit de la cuillère en bois et entama son repas. De toute façon, aucune autre option ne s’offrait à elle. Le riz s’avéra avoir un goût caramélisé, le breuvage s’apparentait à un mélange d’amande et de noisette. Ce ne fut qu’après avoir croqué dans son pain qu’elle se rendit compte qu’il renfermait une tranche de viande séchée. Malgré les apparences, la nourriture n’était pas fade, plutôt appréciable. Une fois qu’elle eût fini, elle se releva en se tenant contre le mur, déstabilisée par les fourmis qui grouillaient dans ses pieds. Elle poussa le plateau contre la porte et regarda par la fenêtre. Des tâches jaunâtres ornaient les carreaux et l’empêchaient de profiter du paysage. Seules quelques formes se distinguaient, certainement des arbres au milieu d’une cour de pierre. Combien de temps allait-elle devoir rester là ?
Ses journées, rythmées par un débarbouillage, la venue de Merielle et de maigres repas, l’anéantissaient. Son seul contact avec l’extérieur était cette vieille femme qui ne s’intéressait qu’à son état de santé.
Le cinquième jour – était-ce le sixième, peut-être le septième ? – Eileen végéta sur le sol de sa chambre. Le soleil commençait à se coucher quand la porte de sa chambre s’ouvrit. Le dos contre le bois de son lit, elle releva son visage creux et cerné.
- Pardon pour le retard, s’excusa Merielle d’une voix chevrotante.
Elle posa son repas sur sa couche et la considéra du regard.
- Ne t’inquiètes pas, Sa Majesté Horace Ell’Mar va rendre son jugement. Tu passeras le test demain.
- Le test ?
- Oui, pour savoir si tu possèdes un don.
- J’ai juste envie de rentrer chez moi là, vous savez...
- Bientôt, bientôt ! la rassura Merielle. De quel village viens-tu ?
Eileen sourit nerveusement et attrapa du bout des doigts une mèche de ses cheveux, pensive.
- Vous me croiriez si je vous disais que je ne venais pas de ce monde ?
- Et d'où viendrais-tu, sinon ? Oridim, peut-être ? ricana-t-elle.
- Oridim…
Merielle releva les sourcils. Elle récupéra le linge sale et le plia sur son bras avant de poursuivre.
- Tu n’en n’as jamais entendu parler ? La légende raconte que des hommes seraient venus d’un autre monde, qu’ils avaient appelé Oridim, grâce à un miroir teinté de verre noir. Ce serait même eux qui auraient bâti Nergecye, il y a des centaines de saisons de ça. Ce sont des sornettes, évidemment. Tout le monde sait que Nergecye est né d’une simple rencontre de peuples.
Elle ne la croyait pas, c’était certain. Sans le savoir, la vieille femme venait de lui donner un objectif, et pas des moindres.
- Vous savez ce qu’il est advenu du miroir ? la questionna Eileen. Enfin, d’après la légende, bien sûr…
- Aucun livre ne parle de ces hommes ni de ce miroir, mais certains aiment encore raconter qu’il est dispersé dans tout Eïenvallar.
Un miroir qui aurait pour fonction de lier les mondes ? Pouvait-elle espérer qu’Oridim fût en réalité le sien ? Cette légende n’était peut-être qu’une légende, après tout, mais, elle se promit de mener l’enquête. Elle devait tirer profit de chaque semblant d’espoir qui se présentait.
Une question lui vint à l’esprit.
- Merielle, le Capitaine Kilenswar a mentionné le peuple ennemi, les… Irnaths si je me souviens bien. Pouvez-vous m’en parler ?
Le visage de la vieille femme blêmit, tandis que ses traits se durcissaient de colère.
- Ces démons, cracha-t-elle ses dents serrées. Ils veulent nous anéantir, réduire Nergecye en poussière !
Sa voix tremblotait plus que d’habitude. Le dégoût et la rancœur peignaient son visage.
- Ils tuent hommes, femmes, enfants, reprit Merielle. Même leur propre peuple. Je ne veux pas parler de ces monstres.
- Désolée, marmonna Eileen.
C’était ces « démons » qui avaient causé la tuerie sur l’Entre-Deux, dont elle avait été témoin. Elle revit un instant ce paysage apocalyptique et réentendit ces cris déchirants. C’était affreux. Ce jour-là, elle n’avait vu que le dragon et ne pouvait qu’imaginer les Inarths : des monstres sanguinaires à l’apparence humanoïde et déformée. Un nouveau frisson remonta le long de sa nuque. La vieille femme quitta la pièce sans un mot.
Eileen engloutit son repas et tomba endormie comme une masse.
Un fracas la réveilla en sursaut. Pour la première fois, elle avait rêvé de ses amis, dans son monde. Elle fut contrariée qu’on y mît fin, mais se força à ravaler ses jurons. La porte grande ouverte, un garde l’attendait.
- La machine est prête, l’informa-t-il. La spécialiste t’attend.
Eileen se leva et se débarbouilla en vitesse pour se rafraîchir les idées. Toujours vêtue de son ensemble immaculé comparable à un pyjama, elle ne prit pas le temps de s’habiller de sa robe. Tant pis, ce n’était pas important.
Elle suivit le garde sans broncher, les yeux rivés sur ses pas rapides, dans le dédale de couloirs qu’elle avait arpenté quelques jours plus tôt. Ils passèrent une nouvelle salle dépourvue de décoration avant qu'une large porte en fer ne s'ouvrît dans un grincement. Une femme rousse vêtue d'une longue blouse blanche vint les accueillir et remercia le soldat avant de le congédier. Elle désigna de la main le seul siège.
- Tu peux prendre place.
Les yeux écarquillés malgré la fatigue, Eileen demeura figée. La pièce, blanche du sol au plafond, renfermait en son milieu une machine monstrueuse. Il s'agissait d'un grand lit de fer à côté duquel se trouvait une plaque munie de leviers et de graphiques. Des pics, maintenus par des bras métalliques, retombaient au-dessus. La spécialiste les manipula de façon à maintenir une feuille jaunie épaisse et irrégulière, posée sur ce qui semblait être un écran. Une bouffée de stress la submergea.
- C’est quoi ce test ? Je ne veux pas devenir Frankenstein moi !
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