Chapitre 4 : Partie 1/5

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Les poings serrés, Eileen franchit le portail sans se retourner. Elle traversa la cour pour gagner le bâtiment, puis atteignit un guichet et attendit que l'hôtesse lui accordât son attention.

- Eileen Harleyn ?

L’intéressée acquiesça.

- On m’avait prévenue de ton arrivée. Je vais te donner tes affaires et la clé de ta chambre. Quel âge as-tu ?

- Vingt ans.

- Oh, tu vas partager ton dortoir avec une fille de ton âge, alors.

Elle fouilla dans son bureau d’un geste lent, posa un trousseau sur le comptoir et sortit des vêtements d’un placard.

- Je te donne aussi l’uniforme de protection requis pour les exercices de pratique.

- Pourquoi j’aurais besoin d’un uniforme de protection ?

- Il est immunisé contre la puissance de l’eau de bas niveau.

Apprendre un don était si dangereux ? Eileen la remercia d’un bref sourire, puis glissa le pantalon et la chemise, dont les matières étaient pourtant légères, dans son sac et récupéra les clés.

- Où dois-je aller ? demanda-t-elle avec hésitation.

- Les Niveau 1 sont actuellement en cours d’Histoire du Don. Couloir B, salle 3. Suis les indications sur les murs. Oh et fais-toi discrète, Mestre Jilhead n’aime pas qu’on interrompe son cours. Tu te présenteras à la fin. D’accord ?

Eileen opina d’un hochement de tête, décontenancée. Couloir B, salle 3.

Elle ne pouvait plus faire marche arrière, bien qu’une part d’elle-même refusât toujours de croire ce qui lui arrivait. Elle apprendrait à maitriser ce soi-disant don. À la première occasion, Eileen mènerait des recherches sur le miroir noir. Elle devait le retrouver.

Elle aurait tellement aimé pouvoir rassurer ses proches, leur dire qu’elle était toujours en vie et qu’elle les reverrait bientôt. Enfin, elle l’espérait… Un soupir lui échappa. À son retour, elle prendrait sa grand-mère dans ses bras et raconterait tout à Franck dans les moindres détails. Peut-être même que cela ferait l’objet d’une nouvelle idée de scénario, celle de ses mésaventures. Le regard empli d’espoir et la tête pleine de rêves, elle s’engouffra dans un hall bondé d’adolescents.

Malgré la foule, le brouhaha et l’appréhension, la jeune femme n’eut aucun mal à trouver la salle. Des panneaux en bois étaient placardés sur les murs, les indications, claires et précises. Elle s’arrêta devant la porte et sentit le stress la submerger en entendant une voix masculine s’élever derrière. Eileen poussa le battant de ses mains moites.

L’espace s’organisait comme une salle de classe traditionnelle. Une dizaine de rangées de bureaux individuels affrontait une estrade que le mestre sillonnait. Un bureau couvert de manuels lui faisait face et un grand sablier, à moitié écoulé, reposait en son centre. Un drapé blanc recouvrait le mur derrière, sur lequel figuraient des indications à main levée. La jeune femme chercha une place de libre, entre deux filles auxquelles elle ne donnait pas plus de douze ans, et s’y orienta à pas comptés. Elle tira sa plume, son encrier et son carnet de sa besace, puis prit une profonde inspiration. Les yeux rivés sur les écritures, elle marqua la première page, en haut à gauche, recopiant ce qu’elle lisait : « 598 cal. ner., 3 896 cal. eïen. », puis en dessous : « Les maîtres du Don ». Une fois cela fait, elle se concentra enfin sur la voix du professeur et tâcha de prendre des notes sur ce qui lui semblait important.

- Remontons dans le temps et revenons aux origines du Don. Ses premiers maîtres constituent à eux-seuls des légendes à part entière, pourtant ils ont bel et bien existé. Eriël Brakar, surnommé fils du feu, a chassé toute une armée de créatures noires lors de la sombre période, il y a cinq cent ans. Grahem Dill, premier seigneur des Terres de Nergecye, créateur et père de la forêt des Alibines, est celui qui a bâti le château d'une pierre blanche polie indestructible. On raconte que son esprit veille encore sur les champs pour les protéger des intempéries. Et enfin, qui connaît la dernière ?

- Agniës Grandwyl, résonna une voix fluette.

- Absolument ! la félicita-t-il. Agniës Grandwyl, la maîtresse du vent. Son esprit se serait évaporé dans l’air lors d’une de ses méditations journalières. Bien sûr, personne ne peut confirmer cette information.

Les crissements des plumes sur le papier retentissaient dans toute la pièce.


Eileen suivit bon nombre de cours théoriques : Histoire de Nergecye, géographie d’Eïenvallar, mythes et légendes, mécaniques du Don, Histoire du Don et économie.

Elle apprit la place du don dans le corps humain, intégré dans les cellules mêmes. Des réserves d'énergie s'implantaient dans des zones spécifiques, comme le bas-ventre, la poitrine ou, la plus difficile à atteindre, l'esprit. C’était sur ces points qu’elle devrait se focaliser lorsqu’elle essaierait de manipuler son élément. Facile à dire. Submergée par la masse de schémas et explications complexes, sa colocataire, Aera, vingt-deux ans, l’aidait à y voir plus clair. Même si son esprit, trop rationnel, continuait de la persuader que contrôler la nature était impossible.

Comme prévu, Eileen retrouva Merielle quotidiennement les deux mois qui suivirent afin de retrouver des souvenirs inexistants et se convaincre que le don était une preuve que du sang nergecyen coulait dans ses veines. C’était affligeant, mais elle avait joué le jeu.

Elle comblait ses heures de repos en compagnie d’Aera. Elle ne lui avait rien dévoilé à propos de son arrivée ou de son monde et se contentait de jouer sur la version officielle de son histoire, sa perte de mémoire suite à un violent choc, ce qui lui permettait de justifier n’importe quelle question évidente ou attitude décalée.


Cela faisait trois mois que la jeune femme avait atterri dans ce monde sans savoir pourquoi ni comment.

Eileen ajustait son uniforme, pressée par Aera. Le pan triangulaire de sa chemise turquoise retombait sur son large pantalon bleu nuit, un peu à la manière d’une tunique. Des broderies foncées longeaient le bord de ses manches évasées. Cet accoutrement lui donnait l’impression de se lancer dans la plomberie, mais elle allait enfin avoir l’occasion de pratiquer son don. Ou tout du moins, de voir ce qu’il en était.

Regroupés par affinités, les élèves ne prêtaient aucune attention aux deux jeunes femmes qui les rejoignaient.

- Ne t’en fais pas, la rassura Aera. Ça va bien se passer.

Son amie paraissait tout à fait détendue. Un peu plus grande qu’Eileen, sa silhouette était élancée et sa taille fine accentuée par la main qu’elle y appuyait. Ses belles et longues boucles brunes ondulaient sur ses courbes marquées, et ses yeux verts en amande balayaient la façade de l’aile ouest du château. Parsemé de quelques tâches de rousseurs, son visage affichait un air malicieux, alors qu’un sourire étirait ses lèvres retroussées.

Eileen détacha son regard de sa colocataire et le planta sur Mestre Sharp. Il se tenait droit, le torse bombé et les mains dans le dos. Mesurant pas loin de deux mètres, il paraissait géant au milieu de tous ces jeunes qui l’encerclaient. Ses cheveux poivre et sel un peu trop longs lui retombaient sur le visage, et masquaient avec peine une balafre qui lui marquait la joue gauche, se prolongeant jusque sur son torse, sous le col évasé de sa tunique. C’était un homme d’une quarantaine d’années aux traits déjà bien marqués par la vie. Malgré son air sévère, Eileen tenait d’Aera qu’il était réputé pour être pédagogue et efficace.

Il introduisit le cours par un exercice de détente : pour les débutants, le stress était le pire obstacle. Il incita les jeunes, disposés en cercle autour de lui, à se laisser aller, guidés par sa voix calme et reposante. Eileen serrait poings et dents. Elle n’y arriverait pas, l’eau ne tomberait pas par sa propre volonté. C’était du pur délire. Les yeux fermés, elle ne se relaxait pas. Son esprit vagabondait entre des pensées toutes plus contradictoires les unes que les autres : angoissée à l'idée d'y arriver, elle se persuadait qu'il ne pourrait rien se produire. Elle sursauta au son de la voix du mestre, proche de son oreille.

- Tu n’y arriveras pas comme ça, affirma-t-il sur un ton qui se voulait encourageant. Ne pense pas à ton don. Tu auras tout le temps pour apprendre à l’utiliser. Si cela doit te prendre des cycles pour faire tomber une simple pluie, cela te prendra des cycles.

Sauf qu’elle ne voulait pas perdre autant de temps ! Les yeux toujours clos, Eileen acquiesça sans se déraidir pour autant. Elle vida son esprit, se concentra pour essayer de se détendre au plus vite. Se concentrer pour se détendre, paradoxal, non ? Elle était soulagée de ne plus devoir mémoriser les schémas complexes du corps humain, mais se lancer dans des exercices pour ressentir son don était bien trop abstrait pour elle. Ses muscles finirent par se délier. Elle rouvrit les yeux.

- Concentrez-vous sur votre don, reprit le mestre en se plaçant au centre du cercle. Relâchez toute la pression et imaginez que vous ne faites plus qu'un avec l’élément. Imaginez que vous êtes immergés dans l'eau, ressentez cette énergie, celle de contrôler votre perception du temps, celle de contrôler l'eau qui vous entoure...

Tour à tour, il demanda aux jeunes de créer une pluie légère. Quelques-uns éprouvèrent des difficultés, quand d’autres provoquèrent de véritables orages. Comme si c’était la preuve qui lui manquait depuis le début, Eileen resta bouche bée devant ce spectacle… Etait-ce vraiment réel ?! Cette scène lui paraissait une illusion. Et si cela avait été une succession de coïncidences ? Non, c’était trop improbable pour en être. Bientôt, ce fut au tour d’Aera, qui n’eut aucun problème à réaliser l’exercice. Ses yeux pétillèrent et ses boucles s’affaissèrent sous les gouttes.

- Cela suffit, déclara-t-il.

Aussitôt, la pluie cessa et le regard de Mestre Sharp se posa sur Eileen.

- Je sais que tu n’arrives pas à te souvenir du don. Cela te prendra le temps qu’il faut, je ne veux pas te mettre la pression, renchérit-il.

Eileen appréciait l’attention, mais tous les yeux tournés vers elle généraient l’effet inverse. Une petite voix lui répétait que ce qu’elle vivait là était insensé. Et même en voulant se prêter au jeu, « imaginer que », son esprit logique l’en empêchait. Les cours de théorie lui en avaient appris plus sur l’origine du don, sa place dans l’organisme et ce qu’il s’y passait lorsqu’on l’utilisait, mais aucun n’avait concrètement abordé la manière de l’activer. Les premières fois, le don se manifestait de lui-même et ce n’était qu’après avoir ressenti ses effets qu’on pouvait entreprendre de les reproduire. Sur ce point, Eileen n’avait aucun souvenir : comment pouvait-elle reproduire quelque chose qu’elle ne connaissait pas ? Plus le temps passait, plus les regards plantés sur elle l’étouffaient. Elle leva les yeux au ciel, désemparée, et imagina la pluie tomber… mais la météo ne fut pas altérée.

- Je suis désolée, marmonna-t-elle. Je n’y arrive pas.

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