Chapitre 4 : Partie 3/5
Il n’y avait pas de sommaire ni aucune illustration. Un simple titre habillait la troisième page : « Mémoires de Mestre K. ». À la cinquième commençait le récit, alors qu’une annotation en bas à droite précisait « An 576, cal. ner. ».
Eileen lut les premières lignes. Ledit Mestre évoquait sa parenté, sans trop donner de détails, sa profession et sa vie quotidienne au sein de Nergecye. Les yeux de la jeune femme dévalèrent le texte en diagonale et elle s’apprêtait à se débarrasser du bloc avec une pointe de déception, persuadée de son inutilité, quand ils se posèrent sur cette phrase : « L’histoire n’est pas celle que l’on nous a toujours racontée ». Intriguée, elle poursuivit.
Le paragraphe suivant énonçait les risques qu’encourait l’auteur en écrivant ces lignes : séjour en isolement, exil du royaume, peine de mort… Cependant, ils en valaient la peine si quelqu’un au moins pouvait connaître la vérité, selon lui. Eileen haussait les sourcils au fur et à mesure qu’elle parcourait le texte. Elle en oublia même de vérifier que l’œil du comptoir restât à son poste et ne surgît pas dans son dos. Il s’agissait d’une critique virulente de Nergecye, jugé manipulateur et sans scrupule. Il réécrivait l’Histoire pour servir ses propres intérêts, usait de la censure sur nul autre cobaye que le peuple lui-même. Le royaume, bâti des centaines de saisons auparavant, n’était pas le fruit de deux peuples d’Eïenvallar.
De cette réalité mise au rebut dans les écrits et discours officiels, transparaissait des sentiments de peur et d’instabilité profonde. Si le peuple n’était pas convaincu de la force et du fondement sain de son royaume, alors il ne pouvait s’investir corps et âme pour le faire fonctionner. Et dans ce cas, la royauté se retrouverait ébranlée. Nergecye se donnait l’image d’un royaume fier qui n’avait rien à envier à personne. Il se proclamait pacifique et ouvert à la culture, pourtant il avait été le premier à faire la guerre contre les Irnaths et à les chasser de leurs terres pour leur nature qualifiée de « démoniaque ».
Eileen marqua une pause dans sa lecture. Sa respiration était rapide et ses mains moites marquaient le papier fin. Elle inspira, vérifia les alentours et poursuivit. La page suivante n’était pas marquée par les lettres dactylographiées. Un dessin, sans doute fait à la plume d’après l’irrégularité des traits, prenait toute la largeur de la feuille : c’était un grand miroir dressé, ovale, sur une barre à deux pieds recourbés. Il possédait un cadre finement détaillé aux formes cylindriques qui s’enchevêtraient. Un renfoncement arrondi mordait le bas de la glace. Eileen s’attarda sur ce croquis et lutta pour en détacher ses yeux.
La suite des écrits s’attardait sur la véritable création du royaume et elle comprit que la légende qu’on lui avait contée à propos du miroir noir n’avait rien d’un mythe… d’après ces lignes, bien sûr. Des hommes avaient en effet envahi la côte est des Terres de Lumière et amené de nouvelles espèces animales sur Eïenvallar. Au milieu des élémentalistes et des Irnaths, les hommes s’étaient présentés comme des explorateurs originaires d’un autre monde, celui du miroir noir, baptisé Oridim. Ils étaient curieux d’en apprendre plus sur ces civilisations et d’inculquer leur savoir. Dans un premier temps, ils apprivoisèrent ces nouvelles terres et s'y intégrèrent. Ils découvrirent le don, fascinés, et se mélangèrent à ces peuples. S'il convenait d'amour pour certains, d'autres y voyaient un intérêt pour l'évolution de leur race : l’homme qui possédait la nature était un dieu. Et c’était ce que promettait le don. Puis, plus le temps passait, plus ils étouffaient la culture des deux peuples pour imposer la leur. Celle qu’ils jugeaient bonne et emplie de sens pour toute forme de vie. Ils ne tardèrent pas à vouloir s’installer et prendre pleine possession des terres. Les élémentalistes, en tant que peuple paisible, souhaitèrent établir un pacte avec eux pour s’assurer leur protection. Les Irnaths, en revanche, ne cédèrent pas. Ce fut le point de départ d’une guerre incessante. Certains fuirent vers les Terres Rouges, d’autres refusèrent de quitter leurs terres originelles et partirent s’isoler dans le nord. Ils brisèrent le miroir, alors protégé et idolâtré par les hommes, et l’emportèrent dans leur repli.
Un frisson électrisa la nuque d’Eileen, ses poils se hérissèrent sur ses bras et ses yeux s’écarquillèrent. A en croire cet écrit, les Irnaths, qu’on lui avait présentés comme des « démons », détenaient l’objet qu’elle convoitait. La jeune femme se sentit tiraillée entre deux sentiments.
Le soulagement. D’y voir plus clair dans sa quête, d’avoir la confirmation que le miroir existât et même de connaitre sa position. La solution à son problème passait du stade « d’imaginaire » à « presque impossible ». Force était de constater qu’il y avait une avancée.
Et la peur.
Peut-être avait-elle voulu croire qu’il lui tomberait entre les mains, qu’elle n’aurait pas à parcourir l’étendue de ce monde et encore moins à devoir pénétrer les royaumes « ennemis » ? La peur, la véritable peur mêlée d’un désespoir profond lui noua l’estomac. Elle assimila avec peine cette information. Personne ne l’aiderait à Nergecye si elle devait vraiment aller à la rencontre de ce peuple. Il lui faudra agir seule.
Le choc passé, Eileen sentit des milliers de fourmis grouiller sur ses épaules et sa poitrine. Elle reprit sa lecture.
S’en suivirent des guerres régulières entre les Irnaths, rancuniers et animés d’une envie de vengeance, et les nergecyens, imbus d’eux-mêmes et bien trop fiers pour reconnaître leurs torts. Les Irnaths, chassés du jour au lendemain et faibles sur le plan militaire, les nergecyens, ayant imaginé leur coup des cycles en avance et préparé une armée conséquente.
Eileen leva les yeux encore une fois. Des frissons secouaient son corps à présent. Elle ne se trouvait pas à Nergecye depuis longtemps, mais elle s’y était habituée malgré elle. Tout ce qu’elle croyait sur ce peuple s’effondrait. Elle ne se sentait plus à sa place, presque comme une espionne en mission, maintenant qu’elle savait tout ça. Le pire était sans doute de prendre conscience que ces hommes venaient de son monde. Elle en était sûre. Si elle ne faisait pas erreur, alors indirectement, elle était l’envahisseur. Sans leur invasion, Nergecye n’existerait peut-être pas, mais les élémentalistes et Irnaths vivraient en paix.
Les dix dernières pages énuméraient des catastrophes survenues dans le royaume au cours de guerres, notamment l’incendie de la bibliothèque de la capitale, qui renfermait de nombreux écrits à propos de la véritable création du royaume, des journaux de bord tenus par les hommes venus de cet autre monde, des études et analyses des terres. Elles évoquaient aussi la censure du royaume : dès le couronnement du roi, ce dernier pouvait choisir quels faits de l’Histoire mettre en avant ou effacer. Pour s’assurer que le royaume perdurât dans le temps sans prendre le risque de s’effondrer ou de voir naître une rébellion.
Eileen comprenait à présent mieux pourquoi ce lieu était si surveillé. Pourquoi aucun écrit ne devait en sortir. Mais de toute évidence, celui-ci avait été amené illégale.
Tous ses sens en alerte, elle rembarqua sa pile de livres et les rangea à leur place initiale. Elle hésita un instant à garder le feuillet, puis se ravisa. Il ne valait peut-être mieux pas qu’on le trouvât en sa possession. Elle prit soin de le reposer, camouflé par les autres ouvrages.
Elle regagna l'école, échappa à la surveillance des veilleurs et rejoignit sa chambre, le ventre vide mais trop fatiguée pour en tenir compte. Elle s’endormit avec l’image du miroir imprimé sur la rétine, convaincue que c’était ce qu’elle recherchait pour retrouver son chez elle.
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