Chapitre 5 : Partie 4/5
Les jours passaient et se ressemblaient. Le temps fila et le mois se termina aussi vite qu’il avait commencé. Encore un autre et le dernier cycle estival prendrait fin.
Eileen s’étira en baillant à s’en décrocher la mâchoire. Comme chaque soir, après les cours, elle se rendait chez Gaël pour s’entraîner. Elle avait fini par prendre l’habitude de porter sa dague à la ceinture, cachée par le pan de sa chemise. Le commandant ne revêtait jamais son armure à ces occasions, mais pour la première fois, il portait deux longues épées à sa taille. Fini, de jouer avec des bâtons… Ils s’apprêtaient à pénétrer le bois, quand Eileen s’arrêta et le supplia du regard.
- J’ai envie d’explorer ce qu’il y a en dehors des remparts... On ne pourrait pas sortir, pour cette fois ?
Malgré ses demandes régulières d’explorer les environs de la ville, elle devait se cantonner à la même portion de forêt. Toujours les mêmes paysages, les mêmes rues, les mêmes bâtiments… Si elle avait eu l’impression d’être libre en quittant le cachot de l’aile est du château, ça n’avait pas duré. Puis, si elle voulait partir chercher son miroir un jour, connaître les alentours serait un bon point de départ.
- Tu n’arrêteras donc jamais ? Je t’ai déjà dit que…
- S’il-te-plaît ? le coupa-t-elle. Juste cette fois ?
- Il est fortement déconseillé de quitter la ville si on ne sait pas se battre, regretta-t-il.
- Toi, tu sais te battre, objecta-t-elle. Et ça fait cinq mois que je m’entraîne ! Ce n’est pas suffisant ?
- La plaine n’est pas sûre. Je ne peux pas prendre de risque pour ta sécurité.
- Juste aux alentours alors, pas loin. Ça fait des mois que je suis ici, j’ai besoin de bouger, insista-t-elle.
Gaël lui jeta un bref regard en biais.
- Ok… C’est ok pour cette fois.
Eileen laissa échapper un petit cri de victoire.
Les remparts, hauts d’au moins vingt mètres, l’écrasaient et lui donnaient l’impression d’être minuscule. Quatre gardes en armure, robustes et impassibles, étaient campés devant l’ouverture. Ils reconnurent le commandant, inclinèrent la tête en signe de respect et firent un pas sur le côté pour les laisser passer.
La plaine recouverte d’herbe rase s’étendait sur des kilomètres, parsemée d’arbres et de rochers. Elle pouvait enfin voir l’horizon… Elle se sentait libre ! Ils s’écartèrent du chemin de terre et se dirigèrent vers la Nidaï, la rivière qui traversait le royaume, une cinquantaine de mètres plus loin.
- Ça devrait aller ici, décida Gaël en s’appuyant sur un rocher presque aussi grand que lui. Reste quand même sur tes gardes.
Eileen opina, satisfaite.
- Je te propose de d’abord travailler ton don et l’épée ensuite. Ça te va ?
- Parfait.
- Je sais que tu maîtrises bien les bases, alors on va corser un peu l’exercice.
Il partit au bord de la rivière et prit un peu d'eau dans le creux de ses paumes. Malgré la curiosité qui pétillait dans les yeux d'Eileen, le commandant n'expliqua rien de plus et engloba le liquide d'un mur d'air tournoyant qu'il éleva. Le vent tourbillonnait si vite qu’on pouvait s’y méprendre et penser que la sphère était de verre.
- Je veux que tu extraies l'eau de cette protection. Ton don contre mon don.
Surprise, Eileen releva les sourcils sans répondre. Ce nouvel exercice la déstabilisait, mais elle se concentra. Elle ne voulait pas le décevoir. Son esprit essaya de se glisser dans cette eau gardée prisonnière, en vain. Pour la première fois, elle rencontrait un réel obstacle et se sentait balayée dès qu'elle s'approchait du mur en mouvement. Eileen répéta l'opération une dizaine de fois puis marqua un temps de pause, essoufflée. Imperturbable, Gaël ne montrait aucun signe de fatigue et maintenait le globe en lévitation.
- Je ne veux pas que tu t'épuises à cause de cet exercice, remarqua la jeune femme, la respiration courte.
- Ne t’inquiète pas pour moi. Tu peux y arriver, il suffit juste que tu comprennes le mécanisme. Concentre-toi sur une de tes réserves et laisse ton esprit y accéder. Tu peux le faire.
- Je n'y arriverai pas !
- Pas avec cette attitude, non, c'est certain.
Le ton irrité de Gaël la dissuada d'insister. Eileen grimaça, peu convaincue, et tâcha de se concentrer à nouveau. Elle essuya d'un bref revers de la main la sueur qui collait ses cheveux sur son front.
Soudain, un cri bestial déchira la plaine et la fit sursauter. Ses yeux balayèrent les alentours. Rien en vue. Son sang se glaça dans ses veines.
- Ça ne peut... s'alarma-t-elle en se rapprochant de Gaël.
Un long silence s'installa. Eileen n'osait plus parler et retenait son souffle. Le commandant fronçait les sourcils, aux aguets, alarmé par un bruit de fond continu.
- Des trausöls… On est sur la trajectoire d'un troupeau. On retravaillera ton don plus tard.
- Hein ?
La sphère d'air éclata et l'eau tomba au sol. Gaël attrapa son poignet et l’entraîna derrière le rocher. Un bruit de sabots parvenait à leurs oreilles et s’intensifiait de seconde en seconde, tandis que le la terre vibrait sous leurs pieds. Une épaisse fumée envahissait l'endroit, au point qu'ils ne pouvaient même pas apercevoir le gabarit des bêtes. Entre deux quintes de toux, Gaël tenta de la chasser en créant des bourrasques, sans résultat concluant.
Le bruit se dissipa d’un coup et la plaine redevint calme. Trop calme. Eileen n’osait pas bouger de sa cachette. Un frisson lui parcourut l’échine.
- Tu crois que c’est bon ?
Gaël partit en éclaireur, puis réapparut après un instant et lui indiqua de le suivre d’un signe de la main.
- La voie est dégagée. Les trausöls ne s’approchent pas autant des villes, d’habitude ! Ils foncent sur tout ce qui bouge et sont très têtus. Les remparts sont assez solides pour retenir leurs coups, mais dans les plaines de Nergecye les voyageurs doivent faire preuve de prudence.
- Il faudrait peut-être trouver un moyen de les tenir à l'écart des axes de circulation ?
- Les nergecyens avaient recouvert les plaines de pièges, il y a des centaines de saisons de ça, et les trausöls ont failli disparaître. Les mesures ont été adaptées : c’est une espèce protégée, maintenant.
Eileen observa le troupeau immobile au loin. La nostalgie s’empara d’elle, son cœur se serra. Elle avait l’impression de retrouver sa campagne, quand elle contemplait les vaches dans les prés depuis la fenêtre de sa chambre. Cela faisait des mois qu’elle était coincée dans Eïenvallar. La police la recherchait-elle ? Comment sa grand-mère vivait-elle sa disparition ? Le regard perdu dans le vide, ses yeux s’humidifièrent. Non… ce n’était pas le moment ! Elle chassa cette idée de son esprit. Si elle commençait à déprimer en plus, alors elle ne s’en sortirait pas.
- On ferait mieux de rentrer, ce sera plus sûr, suggéra-t-il.
A peine eut-il le temps de prononcer ces mots que le bruit de fond recommença et le sol frémit. La jeune femme hoqueta.
Un trausöl à la traîne fonçait droit sur eux. Une trentaine de mètres les séparait à peine. Eileen le fixa, interloquée. Quoique son aspect se rapprochât de celui d’un taureau, l’animal était bien plus massif et deux cornes se dressaient de chaque côté de son museau tandis qu’une troisième, un peu plus courte que les autres et au milieu de son front, était recourbée vers sa gueule. Son corps était gigantesque, dessiné de puissants muscles et recouvert de longs poils noirs. Ses pattes courtes donnaient un côté tout à fait ridicule à sa démarche. Néanmoins, la vitesse à laquelle filait l’animal était à la fois improbable et terrifiante.
Alors que le bovidé s'approchait, Eileen restait paralysée, surprise et terrifiée à la fois. Soudain, elle fut percutée et heurta le sol, le corps saisi de douleur. Une masse s’appuyait de tout son poids sur elle.
- Réagis Eileen ! lui souffla Gaël en se relevant.
Venait-il de se jeter sur elle pour l’écarter de la trajectoire de la bête ? Le trausöl les rata de peu. Il freina sa course, retourna la terre de ses sabots et pivota en beuglant.
Eileen se redressa à son tour, les jambes en coton. Elle ne réalisa la situation que lorsque le commandant plaça une de ses deux épées dans sa main.
- Non, je…
- Mets-toi à l’abri. Garde-la au cas où.
- Non, je peux t’aider !
- Es-tu inconsciente ? Eileen, mets-toi à l’abri ! lui ordonna-t-il.
Elle s’apprêtait à répondre quand l’animal se rua sur eux. Gaël surgit devant elle, son arme entre les mains, en position de combat. Tout se passa très vite. Sa lame percuta le poitrail du trausöl, mais le cuir de la bête la repoussa. Déstabilisé, le soldat jura.
Le bovidé s’acharnait. Il faisait déjà demi-tour pour les piétiner.
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