Chapitre 6 : Partie 1/3
Eileen s’éveilla en sursaut. Des gouttes de sueur coulaient sur son front et sa gorge était horriblement sèche. Une pâle lueur du soleil traversait son visage, juste suffisante pour l’éblouir.
- Ce n’était qu’un rêve ? marmonna-t-elle en s’asseyant.
Un flash survint. Le trausöl chargeait droit sur elle. Gaël n’était plus là. Il n’y avait plus qu’elle et la bête. Une intense douleur se mit à tambouriner son crâne. Eileen se recroquevilla et serra les dents si fort qu’elles jouèrent un affreux concert de grincements. Elle leva les yeux et remarqua un verre d’eau posé sur la table de chevet.
Tellement soif.
Elle tendit son bras et arrêta net son geste en remarquant l’épais bandage sur sa main.
- Qu’est-ce que…
Le trausöl qui l’affrontait, sa bave chaude coulant encore le long de sa gueule. Et ces lances de glace, profondément fichées dans sa tête. Défigurée par une grimace, Eileen ramena son bras et posa la paume de sa main contre son cœur. Rien de tout cela n’était un rêve. D’un coup, la pièce entière sembla se mouvoir et une sensation de brûlure l’envahit. Elle joignit ses mains et les pressa l’une contre l’autre, comme si cela pouvait étouffer le mal.
La porte s’ouvrit dans un grincement. Eileen se braqua une seconde, puis se détendit à l’approche de Merielle. À présent attentive à son environnement, elle reconnut sans mal le lit à baldaquin et ses magnifiques voilages d’or, rabattus sur les tringles.
Mais que faisait-elle au château ?
- Tu es pâle, s’inquiéta la guérisseuse d’une voix chevrotante. Comment est-ce que tu te sens ?
Eileen hésita avant de répondre, soudain débarrassée de la douleur.
- Bien, je suppose… bredouilla-t-elle, incertaine.
- Je vais refaire tes bandages.
Merielle déroula avec précaution les tissus souillés de sang et s’apprêta à les jeter quand l’étonnement peignit son visage.
- Ce n’est pas possible, comment… Tes plaies se sont refermées ! s’interloqua-t-elle.
Eileen regarda à son tour les creux de ses mains, à peine tâchés. Sa peau, tout à fait lisse, ne montrait aucun déchirement, pas même une cicatrice.
- Voilà l’argument qui manquait, affirma Merielle.
- De quoi parlez-vous ?
- Oh, excuse-moi, c’est la première chose que j’aurais dû t’annoncer. Tu vas intégrer l’école spécialisée dans l’aile ouest du château. Très peu de personnes ont ce privilège, tu es vraiment chanceuse !
- Une autre école ?
Sa voix, plus aigüe, s’étrangla à moitié dans sa gorge.
- Le commandant Kilenswar t’a amenée ici quand tu as perdu connaissance. Et il a bien fait ! lui apprit-elle. Il a ensuite dû faire un compte rendu au roi et a fait part de ta prouesse. Ton don a évolué, il est devenu plus puissant, mais aussi beaucoup plus dangereux. Tu ne peux pas rester dans l’école de l’eau.
La vielle femme marqua un temps de pause, un sourire enjoué tira ses lèvres.
- Eileen, c’est incroyable ! Tu fais partie des dons exceptionnels !
C’était loin d’être super. Repartir à zéro, bloquée dans un autre établissement… Il ne manquait plus que ça.
- Je… Non, je…
- Je pense que tu seras contente aussi de retrouver ton indépendance. Le commandant Kilenswar ne t’a plus à sa charge. L’été arrive à sa fin, ça fera bientôt trois cycles que tu es revenue… Le roi a estimé que tu devais t’être réhabituée à la vie au royaume. De nombreux jeunes gens envieraient ta situation, tu sais ?
Sans lui laisser le temps de répondre, Merielle lui tendit le verre d’eau. Eileen s’empressa de l’attraper, but d’une traite et ferma les yeux pour refouler son envie de pleurer. Il ne valait mieux pas qu’elle lui répondît, sans quoi des sanglots étouffés la trahiraient.
- Repose-toi, lui suggéra-t-elle, inquiète. Tu as beau avoir cicatrisé incroyablement vite, tu as quand même perdu beaucoup d’énergie.
- Je vais bien.
La guérisseuse l’observa et soupira.
- Tu es sûre que ça va ? Tu n’en as pas l’air.
Pour toute réponse, Eileen se leva et franchit la porte, traversa les couloirs et atteignit la cour. La matinée apportait avec elle une légère brise agréable, mais cela ne suffisait pas à la détendre. Elle se planta contre un arbre adjacent à la porte et y appuya son dos, les yeux rivés sur ses pieds. Elle devait se reprendre. Réfléchir à un plan. Trouver une solution.
- Eileen, tu vas bien ?
La voix de Gaël mit fin à sa méditation. Elle pivota pour lui faire face.
- Je vais bien, répondit-elle sèchement.
- J’ai vraiment cru que le trausöl t’avait tuée.
Pour la première fois, Gaël lui témoignait de l’inquiétude. Elle serait morte si son don ne s’était pas manifesté de la sorte. Eileen tressaillit à cette idée et se frotta les bras avec énergie, submergée par une vague de froid. Le commandant l’incita à le suivre d’un geste de la main et la précéda sans un mot. Ils s'éloignèrent du château et ne tardèrent pas à atteindre l’allée commerçante. Gaël brisa le silence en premier :
- C’est aujourd’hui que tu changes d’école, non ? Je vais t’aider pour ton transfert.
- Pourquoi ? Rien ne t’oblige à m’aider.
- C'est vrai, mais c'est mon jour de repos aujourd'hui et j'ai du temps à tuer !
Sa réponse lui réchauffa le cœur. Elle n’était pas seule, elle pouvait compter sur lui. Mais ses pensées sombres la rattrapèrent bien vite. En intégrant cette école, elle le perdrait, lui et Aera.
- Tu sembles soucieuse, remarqua-t-il. Tu sais, tu apprendras bien mieux à maîtriser ton nouveau don à l'école spécialisée.
- Combien de temps est-ce que je dois y rester ?
- Tu y es engagée pour cinq ans.
- Cinq ans ! s'alarma-t-elle. Mais je ne peux pas ! Le roi avait dit quatre saisons à l'école de l'eau ! Soit deux ans !
- Oui, mais ta situation a évolué, lui rappela-t-il.
Trop choquée pour réagir, Eileen resta immobile, bouche ouverte. Elle ne pouvait pas perdre autant de temps !
- Tu auras un mestre attitré, voulut-il la rassurer. Il personnalisera ton apprentissage et vous nouerez des liens aussi forts qu'un maître et un apprenti.
- Ce n'est pas...
- Au bout de ces cinq ans, tu obtiendras le statut de mestre chercheur. C'est...
- Ça m'est égal ! s’écria-t-elle.
Gaël passa une main dans son dos et la poussa à se diriger vers l'embranchement d'une ruelle quasi déserte. Eileen sentait l’énervement s’emparer d’elle et se retenait de lui crier le fond de sa pensée. Elle avait trop peur qu’il la prît à nouveau pour folle en évoquant son besoin de rejoindre Oridim.
- C'est quoi le problème ? insista-t-il à présent qu'ils étaient à l'abri des regards et oreilles indiscrètes.
- Tu n'aurais jamais dû me faire intégrer cette école.
- Eileen, tu as extrait des lances de glace de tes paumes ! Pourquoi...
- Mais.... mais parce que j'ai besoin de liberté, parce que j’ai envie de voyager ! Je n'ai jamais voulu rester à la capitale aussi longtemps.
Eileen baissa les yeux, le souffle court. Elle aurait tout donné pour fuir cette discussion qui la mettait de plus en plus mal-à-l'aise.
- Voyager ? répéta Gaël. Aera m'a appris que tu t'étais renseignée sur les Terres Rouges. Y a-t-il un lien ?
- Et en parlant d'Aera, votre mariage est-il toujours d'actualité ? éluda-t-elle.
Le regard du commandant s'assombrit.
- Oui. La cérémonie est prévue dans moins de deux cycles, confirma-t-il d’une voix dure. Ce sont ses parents qui s'occupent de tout, étant donné ta nouvelle place au château, tu recevras ton carton d’invitation, toi aussi.
Eileen se surprit à sentir un pincement au cœur à ces mots. La voilà qui jalousait la relation privilégiée de ses deux amis.
- Je croyais que ce mariage ne t'enchantait pas, pensa-t-elle tout haut.
Elle se mordit les joues en s’en rendant compte. Gaël garda le silence de longues secondes.
- Non, c'est vrai, admit-il. Inutile de te cacher que c'est une union sans amour, tu l'as compris. Les parents d'Aera ont joué un rôle important pour que j’intègre la garde. Mon père n’est pas fortuné, alors en guise de remerciements, ils ont convenu cet accord.
Elle garda ses lèvres scellées pour s'empêcher de répondre quelque chose qu'elle regretterait par la suite et s'évertua à refouler la tristesse qui commençait à la submerger.
- Mais n’essaie pas de changer de sujet, Eileen, reprit Gaël. Comptes-tu te rendre sur les Terres Rouges, oui ou non ?
Les yeux vissés sur les pavés, la jeune femme demeura muette comme une carpe. Face à son silence, il se remit en route pour l’école de l’eau. Elle le suivit docilement. Mais il ne fit pas cinq mètres qu’il s’arrêta soudain et elle manqua de le percuter. Il se tourna vers elle, le regard perçant.
- Est-ce que c'est cette histoire d'Oridim ?
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