Chapitre 6 : Partie 3/3
Eileen avait envie d’arrêter, elle ne se sentait pas encore prête. Mais elle essuya ses mains humides sur son pantalon et les fixa derechef. Elle voulait y arriver. Elle devait y arriver. Les yeux clos, elle entreprit d'extirper le liquide juste par la pensée. La jeune femme dessina dans son esprit le parcours sous sa peau, fouilla dans la réserve d'énergie de son bas-ventre, puis de sa poitrine et reproduisit la sensation de froid qui rongeait ses bras. Une chaleur s’installait dans tout son corps.
Les creux de ses mains se déchirèrent avec une extrême lenteur. Eileen se mordit les joues pour se retenir d’hurler. La douleur était insoutenable. Le goût du sang imprégna sa bouche. C’était insupportable. À bout de forces, elle relâcha toute la pression et prit une grande inspiration, comme si elle était restée trop longtemps en apnée.
Ses paumes étaient ouvertes, mais seules quelques gouttes d’eau rougies par son sang avaient coulé. Pourtant, la sensation de froid était bien là. Sa tête se mit à tourner et la voix de son mestre se fit lointaine. Eileen vacilla et s’appuya contre un arbre derrière, avant de se laisser tomber à ses pieds. Des larmes brouillèrent sa vue. Elle sentit la main de son mestre sur son épaule et entendit sa voix douce, sans distinguer ses mots. Bientôt, un sifflement accapara ses oreilles. Sa respiration tremblotait. Elle devait se détendre. Les yeux toujours fermés, elle visualisa la mer, étendue d’eau calme et reposante, et ses pulsations cardiaques finirent par se calquer sur le rythme indolent des vagues. Son ouïe se rétablit peu à peu et la douleur disparut de ses mains. Soudain, une drôle de sensation les chatouilla.
Eileen ouvrit un œil, hésitante. Sous son regard interdit, les déchirures de ses paumes se refermaient.
- Si ta peau ne se régénérait pas aussi vite, expliqua Mestre Keön, tu n’aurais pas pu créer des armes de glace.
Elle ne dit rien, à la fois choquée et terrifiée d'assister à un spectacle aussi surréaliste. Elle se releva d’un bond et chancela lorsque le sang lui afflua à la tête, puis partit se rincer les mains et le visage.
- On va laisser ton don de côté. J’ai vu de quoi tu étais capable. Tu devrais te rétablir d’ici quelques minutes.
Eileen vint s’asseoir contre un arbre, à côté de son aîné. Tous deux profitèrent du silence pour écouter les sons de la nature.
Le rythme imposé aux élèves était autrement soutenu que ce qu’elle avait pu imaginer. Du matin au soir, son mestre la menait partout dans la ville et enchaînait des exercices, toujours plus difficiles.
Elle croisait de temps à autres le commandant, au détour d’un couloir, leurs emplois du temps respectifs ne leur offraient pas plus d’occasions. À chacune de leurs entrevues, il rappelait l’aide qu’il lui avait promis de lui apporter concernant le miroir et ne cessait d’en repousser le moment. Eileen ne désespérait pas pour autant, bien qu’elle perdît chaque jour un peu d’espoir.
Il lui arrivait aussi de voir les autres élèves de la classe spécialisée, toujours en compagnie de leurs mestres respectifs. Elle avait pu en apprendre un peu plus sur leurs dons à travers de courtes conversations : deux faux-jumeaux excentriques maîtrisaient la foudre, une fille avait une influence sur les os de son corps par extension du don de la terre, ou encore, un jeune homme était capable de modifier la constitution d’un matériau par le toucher. Des dons bien plus impressionnants que le sien.
Trois semaines s’écoulèrent. Le dernier cycle de l’été touchait à sa fin ; l’année placée sous la bienveillance de la déesse Ný arrivait à son terme avec lui. Les jours se raccourcissaient, les chaleurs s’amenuisaient au détriment d’un vent frais et agité.
Eileen rentrait tout juste de son cours, encore couverte d’égratignures. A force de s’entraîner, elle avait compris que sa peau se régénérait plus ou moins vite en fonction de son état de fatigue. Son mestre lui avait réservé un parcours mouvementé dans la forêt voisine, enchaînant course et escalade, afin d’améliorer son endurance et son agilité. Traînant les pieds, elle s’assit sur le banc de pierre qui avoisinait l’entrée du château et prit une grande goulée d’air. Les arbres colorés se superposaient au ciel rougi et offraient à ses yeux un tableau de mille nuances qui annonçait l’arrivée de l’automne. Des bruits de pas la tirèrent de sa contemplation.
Gaël marchait à vive allure, l’air déterminé. Pour la première fois depuis longtemps, il revêtait sa tenue de commandant et quatre gardes l’entouraient, eux aussi en armure. Quelque chose ne tournait pas rond. Pourquoi progressait-il de la sorte à la tombée de la nuit ? Elle se leva, incertaine, et se rapprocha de lui. Dès qu’il la remarquât, il fit un geste de la main à l’attention de ses hommes, qui opinèrent et gagnèrent la grande porte. Les traits de son visage étaient tirés.
- Quelque chose ne va pas ? l’aborda-t-elle.
- Je pars en mission demain à l’aube. Une urgence.
Eileen s’immobilisa. Mille questions se bousculèrent dans sa tête. Elle n’eut le temps d’en poser une qu’il reprit :
- Ça va faire un mois que je te promets de t’aider...
Elle retint un soupir, il relâcha ses épaules.
- Je dois encore reporter. Ma mission va durer deux semaines. Il va te falloir patienter un peu.
Il parlait d’une voix tendue et malgré ses efforts pour rester impassible, un tic nerveux tirait sur ses lèvres et ses paupières. Eileen ne tarda pas à partager son anxiété. Un pressentiment l’assaillait. Elle força un sourire pour dissimuler son inquiétude.
- Les Irnaths sont revenus ?
- Non, c’est une simple vérification des lieux.
- Deux semaines… juste pour vérifier des lieux ? marmonna-t-elle pour elle-même, toutefois assez fort pour qu’il l’entendît.
- C’est… compliqué.
Sa voix se fit soudain plus hésitante, tandis que ses bras s’agitèrent nerveusement.
- Ecoute, je n’oublie pas ce que j’ai dit. À mon retour je me dégagerai du temps pour toi, je te le promets. Je dois partir maintenant.
Gaël s’avança d’un pas et l’enlaça de ses bras. Les yeux d’Eileen s’agrandirent et elle se figea contre son torse. Son cœur s’emballa et ses joues piquèrent un fard. Elle lui rendit son étreinte après une brève hésitation. Le commandant laissait éclater sa carapace : derrière cet homme froid en armure se cachait un cœur tendre, celui du jeune homme qui s’était toujours occupé d’elle. Celui qu’Eileen avait toujours vu.
Elle aurait aimé que ce moment durât plus longtemps et étouffa une plainte quand il se dégagea. Sans un mot de plus, mais un léger sourire affiché sur les lèvres, il s’empressa de rejoindre ses hommes. Le soleil s’était couché.
Des sentiments, tous plus contradictoires les uns que les autres, se mirent à la tirailler. Elle s’était peut-être un peu trop attachée à Gaël. Le voir s’éloigner lui pinçait le cœur, alors qu’une seconde avant des papillons lui retournaient le ventre. Elle plaqua ses deux mains contre son visage et tira sur ses joues, désemparée. Elle devait se reprendre ! Son but était de retrouver son monde et pour cette raison, elle ne pouvait pas s’attacher aux nergecyens ni à quiconque à Eïenvallar. Sinon les quitter serait bien trop douloureux.
Dans deux semaines, Gaël l’aiderait à avancer dans sa quête. Juste deux semaines à attendre, ce n’était pas si long.
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