Chapitre 9 : Partie 2/3
Le matin suivant, elle se glissa hors de son lit plus tôt que d’habitude. Un sac en toile sur le dos, elle se contempla une dernière fois devant son miroir. Malgré son air fatigué trahi par des cernes marqués, tout était à sa place : ses belles boucles brunes retombaient avec élégance sur son corps sculpté et mis en valeur par son ensemble, et contrastaient avec le vert de ses yeux. Elle revêtait une chemise noire brodée et un pantalon en toile qui lui permettait de se mouvoir à sa guise. Elle rabattit la capuche de la capeline qui tombait sur ses épaules. En tant que futur soldat, son apparence devait être irréprochable. Puis, elle devait bien l’avouer, prendre soin de son physique offrait parfois des avantages non négligeables, surtout en étant une femme au sein d’un royaume d’hommes. Elle quitta la pièce, satisfaite.
Aera traversa la cour arrière et s’assura que personne ne la vît quitter la caserne. La tête baissée pour ne croiser aucun regard, elle gagna en hâte la place où Eileen lui avait donné rendez-vous. Son amie ne tarda pas à se montrer. Pour l’occasion, elle ne revêtait plus son éternelle robe bleue mais une tenue d’entraînement en toile et en lin, à savoir un pantalon noir surmonté d’une tunique blanche. Sa cape couleur lit de vin était attachée sous les bras par une simple pression, lui permettant ainsi de porter un petit sac à dos bombé sans que les bretelles ne fussent une gêne.
- Il faut trouver Illian Ell’Tin, l’aborda-t-elle. J’ai mené mon enquête, je sais où il se trouve.
Aera arqua un sourcil.
- Ce n’est pas idiot, il est compétent et malin, et il voudra sûrement retrouver son honneur perdu, raisonna-t-elle à mi-voix.
Qui de mieux que l’ancien commandant pour les aider à retrouver Gaël ? Bien que privé de son poste, il représentait un espoir pour elles. Lui seul était capable de les guider à travers les Terres de Lumières et de les protéger contre les dangers qu’elles recelaient. Sa présence et son savoir-faire ne seraient pas de trop.
Elle devait l’admettre, elle n’avait pas pensé à lui. C’était une bonne idée.
- Euh… oui, tout à fait, balbutia Eileen. On doit se faire discrètes. Il ne faut pas qu’on apprenne que je pars.
- Moi de même.
Les jeunes femmes croisèrent de nombreux marchands qui transportaient des sacs pour approvisionner les boutiques.
Au détour d’une nouvelle ruelle plus étroite, et à l’écart des marchands bruyants, la devanture d’un établissement capta l’attention d’Eileen. La pancarte indiquait « La Taverne des audacieux » et une délicieuse odeur se dégageait de la porte entrouverte. Elle poussa le battant. L’intérieur était peu éclairé, mais on y distinguait des hommes attablés.
- Il est ici ! souffla-t-elle en attrapant le bras d’Aera.
Elle s’en dégagea d’un geste brusque et la succéda sans un mot, contrariée de devoir suivre le mouvement. Ne pas mener la danse la frustrait.
- Bienvenue, les accueillit une serveuse.
- Nous venons nous joindre à un ami, s'empressa-t-elle d’annoncer.
- Je vous laisse vous installer.
Les jeunes femmes prirent place à la table d’Illian. Cet homme était tombé tellement bas ! Sa barbe en broussailles, la crasse sur son uniforme, sans parler de cette odeur d’alcool qui l’imbibait ! Il était une honte pour la garde. Il n’avait plus rien d’un commandant ni même d’un soldat, hormis l’habit qu’il s’entêtait à porter.
- Nous avons une proposition à te faire, attaqua Aera d’une voix forte. Es-tu prêt à nous aider pour récupérer ton grade et ton honneur ?
- Comment ? s’offusqua-t-il.
- L’escouade du Commandant Kilenswar a échoué, des renforts ont été envoyés et n’ont ramené aucun survivant. Mais tous les corps n’ont pas été trouvés. Nous pensons que certains sont en vie, qu’il est encore possible de les sauver… qu’ils ont été emmenés sur les Terres Rouges. Nous avons besoin de ton aide pour y arriver.
Immobile et encore sous le choc de son intrusion, Illian l’écouta parler sans broncher, les yeux écarquillés.
- Attendez… vous comptez faire quoi ?
- Ramener le Commandant Kilenswar à Nergecye, répondit-elle sur le ton de l’évidence.
- C’est hors de question.
- Si nous réussissons, c’est une chance pour vous de retrouver votre honneur, appuya Eileen.
- J’ai déjà perdu mon grade. Je ne te tiens pas responsable, précisa-t-il en la regardant, c’est entièrement de ma faute. Mais je ne tiens pas à perdre la vie en plus. Et même si je voulais vous suivre dans votre folie, aujourd’hui je suis surveillé. Je connais trop de secrets royaux pour qu’on me laisse quitter la ville.
- Nous ne sommes pas autorisées à partir non plus, insista Aera.
- Ça règle le problème, dans ce cas.
Sa voix ferme clôturait la discussion. Il posa ses couverts, se leva et s’orienta vers la sortie, la tête haute. Aera serra la mâchoire. S’il ne venait pas, elle ne pourrait atteindre ses objectifs : ni retrouver Gaël ni effacer son passé de sans-don. À l’heure actuelle, ses mestres avaient dû se rendre compte de son absence et n’hésiteraient pas à la faire enfermer s’ils la retrouvaient.
- Comptes-tu te voiler la face encore longtemps ? fulmina-t-elle. Dis-moi, Illian, combien d’avertissements as-tu reçu quant au fait de porter cette armure qui ne te revient plus ? Tu croupis dans les tavernes à longueur de journée… Tu ne possèdes même pas de don qui puisse sauver le peu de dignité qu’il te reste. Ressaisis-toi !
Sa voix avait tonné dans toute la taverne. Autour, les clients se turent et les fixèrent, les yeux ronds comme des billes. La serveuse, qui s’apprêtait à prendre les commandes des filles, retourna au comptoir sans un mot. Illian était en état de faiblesse. Comme elle l’espérait, il fit demi-tour. Il parcourut les tablées de son regard noir qui dissuadait toute remarque et incitait à oublier ce qu’il venait de se passer. Le brouhaha ambiant reprit son cours normal.
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