Chapitre 10 : Partie 3/4
Les paupières encore engourdies par un sommeil lourd, Eileen luttait pour les ouvrir et braver la lumière aveuglante du jour. Elle voulut remuer son bras droit, ce qui lui tira une douleur diffuse de l’épaule jusqu’au bout des ongles, sans qu’il ne bougeât d’un iota. Une vague de panique et de soudaine conscience la ramena droit à la réalité.
- Qu’est-ce que… bafouilla-t-elle entre ses lèvres pâteuses.
Elle se redressa sur le fauteuil dans lequel elle s’était lovée et agita la tête, le regard empli d’incompréhension. Les alentours se précisèrent et la luminosité ambiante cessa de l’éblouir. Des étagères saturées d’ouvrages aux couvertures disparates longeaient les murs et segmentaient l’espace en d’interminables corridors. Eileen se frotta les yeux. Que faisait-elle dans la bibliothèque de sa fac, dans son monde ?
- Enfin réveillée ! tonna une voix qu’elle ne connaissait que trop bien.
Elle laissa échapper un hoquet de surprise et bondit en arrière. Franck la scrutait comme on observait un animal apeuré derrière des barreaux. Ses iris brillaient d’un vert sombre, tandis que ses cheveux de jais en bataille retombaient sur son front avec souplesse. Il était exactement comme ce soir-là, ce maudit soir où ils avaient tourné quelques scènes en forêt pour leur court métrage horrifique. Eileen s’enfonça dans son siège, désemparée.
- Alors tout ça n’était qu’un rêve ? se questionna-t-elle dans un murmure.
Un étrange sentiment, mélange de soulagement et de déception, se mit à malmener tout son être. Avait-elle vraiment retrouvé son monde, qu’elle espérait tant revoir depuis tout ce temps ? Son monde, qu’elle avait quitté d’un claquement de doigts, et qu’elle retrouvait d’une manière toute aussi brutale et inexplicable. Son ami se leva, mettant un terme à son malaise.
- Allez viens, on t’attend !
- « On » ? répéta Eileen.
- L’équipe. Le tournage de ce soir. Tu as oublié ?
Plus les secondes défilaient, plus la confusion s’installait dans son esprit. Franck l’attrapa par la main et la traîna hors de la bibliothèque d’un pas rapide. Mais ce ne fut pas le parking auquel elle s’attendait qui les accueillit. La forêt, déjà plongée dans l’obscurité, s’en chargea à la place. Eileen examina les alentours avec des yeux ronds. Ses camarades l’attendaient autour d’un feu à une poignée de mètres de là. Pourtant, elle ne pouvait pas distinguer leurs visages.
Tout d’un coup, un tremblement troubla l’air. Son cœur cogna ses côtes et ses jambes faillirent céder sous son poids. Elle se raccrocha au bras de son ami, resté impassible.
- Eileen, tu es sûre que ça va ? se contenta-t-il de demander d’un ton froid et monocorde.
Son timbre n’était plus le même. Trop doucereux et empreint d’un mépris qu’elle ne lui connaissait pas. Eileen planta son regard dans le sien, quand un nouveau choc la frappa. Ses doigts relâchèrent leur emprise et elle tomba en arrière, interloquée. Le visage de Franck avait laissé place à celui du démon. Ce regard perçant qu’elle n’avait su soutenir lorsqu’elle avait consulté l’ouvrage d’Aera. Il dardait ses yeux rouges droit sur elle, un sourire sardonique étiré sur ses lèvres fines et violacées.
Nouvelle secousse. Cette fois accompagnée de l’arrivée du gigantesque dragon noir, qui surgit sur sa droite. Eileen eut juste le temps de tourner la tête vers le reptile, qu’un souffle chaud s’abattit sur elle. L’intensité de sa flamme naissante l’aveugla, elle se recroquevilla.
- Non ! s’époumona-t-elle.
Eileen bondit en avant, les yeux écarquillés.
En réalité, un simple gémissement guttural avait franchi sa bouche avec peine. Sa gorge était irritée comme lors d’un mauvais rhume et sa poitrine se soulevait tant qu’elle avait l’impression que ses poumons allaient éclater. Eileen se figea. La forêt ne l’entourait plus, Franck, l’irnath, et tout le reste avait disparu. Il ne restait qu’elle, dans la petite chambre cosy du couple de fermiers. Elle serra les draps froissés à s’en blanchir les jointures et, couverte de sueurs froides, s’efforça de retrouver son calme.
Quand sa respiration s’apaisa enfin, Eileen trouva le courage de quitter son lit. Elle contourna la couche d’Aera qui dormait encore d’un sommeil profond et s’engouffra dans l’étroit couloir, titubante et plus occupée à se frotter les paupières qu’à soigner sa démarche. Elle pénétra la cuisine baignée des douces lueurs matinales.
- Eileen, tu n’étais pas obligée de te lever aussi tôt, l’accueillit Odile d’une voix bienveillante.
- Où sont Illian et Erik ?
- Ils donnent un coup de main à mon mari. Ce n’est pas facile de tenir une ferme… Ton ami est bien courageux, vivre une vie pareille à un si jeune âge...
- Que voulez-vous dire ?
- Des années que ce pauvre garçon vit dans les rues de Nergecye, alors qu’il n’est même pas encore entré dans sa deuxième décennie.
Eileen ne cacha pas sa surprise. Elle ne s’était pas doutée de sa situation de sans-abri : Erik s’exprimait plutôt bien pour un garçon des rues. À vrai dire, avec les traits durcis de son visage marqué par la fatigue et la crasse, elle le croyait plus âgé qu'elle. Elle regarda un instant par la fenêtre et le vit exécuter les tâches sans rechigner. Ses vêtements en lambeaux avaient laissé place à une chemise ocre couverte d’un manteau court et sombre, ainsi qu’un large pantalon en toile aux grandes poches, tandis que sa tignasse rousse s’agitait au vent.
- Heureusement, vous veillez sur lui à présent, reprit la mamie.
Eileen sourit pour toute réponse. Ce n’était pas utile qu’elle fût au courant des tenants et aboutissants de leur relation.
Le groupe ne se mit en route qu’une fois le soleil haut dans le ciel. Comme convenu la veille, Erik les suivrait jusqu’au prochain village. Le garçon choisit de rester aux côtés d’Illian qui tenait toujours les rênes. Ils s’arrêtèrent à mi-chemin pour faire boire les chevaux et se dégourdir les jambes. Alors que la nuit s’installait, ils rencontrèrent un marchand parti alimenter la ferme qu’ils venaient de quitter. Hélas, celui-ci n’avait pas l’intention de rejoindre Nergecye ensuite.
Seuls le grincement des roues, le bruit des sabots des chevaux contre la terre sèche et les chants d’oiseaux nocturnes ponctuaient leur progression. La tête posée contre un sac peu confortable, Eileen se laissait porter par les bercements de la charrette et peu à peu gagner par le sommeil. Ce ne fut que lorsque l’allure ralentit qu’elle trouva le courage de se lever pour découvrir les alentours. Une longue palissade d’un bois terni par la faible luminosité de la lune s’étendait droit devant. Quatre torches brillaient et s’agitaient dans les airs, au-dessus d’une porte que l’on distinguait à peine. Le battant coulissa, Illian descendit de sa monture et s’approcha. Un homme qui portait l’armure vint à sa rencontre. Le métal de sa cuirasse étincelait dans l’obscurité.
- Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? se méfia-t-il.
Son ton était sec, presque agressif.
- Nous sommes juste des voyageurs à la recherche d’une auberge, indiqua Illian.
Toujours méfiant, le soldat s’approcha et éclaira le visage de l’ancien commandant. Il parut soudain moins crispé et sa voix fut plus posée :
- Vous êtes Illian Ell’Tin, je vous reconnais ! Comment se fait-il que vous ne soyez pas à la capitale ? Et que venez-vous faire dans les parages ?
- Je crains de ne pouvoir vous le révéler.
- Peu importe. Mes excuses pour cet accueil, poursuivit l’homme. Nous subissons des attaques des Rôdeurs, ces temps-ci. Ils nous pillent sans retenue. Autant vous dire que c’est toute l’économie du village qui va mal. Laissez-moi vous guider jusqu’à notre auberge !
L’ancien commandant reprit les rennes et suivit le soldat à l’allure du pas.
Le chemin de terre avait laissé place à des rues pavées irrégulières et des maisons en pierre s’agglutinaient les unes contre les autres. Eileen peinait à distinguer les détails de leur architecture ou encore les couleurs qui les embellissaient, mais l’ambiance lui rappelait celle d’un village médiéval.
Ils remontèrent deux allées avant de déboucher sur une grande place constituée d’une seule dalle lisse, à en juger l’interruption des soubresauts. Des bâtiments s’élevaient autour dans un cercle parfait, entrecoupé à intervalles réguliers par des ruelles fuyantes. Des lumières brillaient à l’entrée de chacune.
La carriole s’arrêta devant une large devanture.
- Nous possédons une auberge réputée, la meilleure qui soit ! C’est « Le Loup Silencieux », annonça leur guide avec fierté.
L’établissement possédait deux étages bas de plafond, à en juger par leur rapprochement, et une rangée de balcons. Au milieu trônait une large pancarte gravée d’un loup endormi.
- Laissez-moi prendre vos chevaux. Je m’en vais les mettre en sécurité dans notre écurie à deux pas d’ici.
Illian acquiesça, les yeux rivés sur l’établi de l’autre côté de la place, avant de se tourner vers la porte d'entrée colossale. Faite d'un chêne sombre martelé et érodé par les âges, elle semblait sortie d'une forteresse tant elle était massive. Plusieurs hommes de bonne carrure pouvaient y entrer de front à n'en pas douter. Une lucarne jaunie s'encastrait dans sa partie supérieure, laissant se faufiler vers l'intérieur un mince filet de lumière. De larges clous noirs coniques marquaient son pourtour et une lourde poignée de métal forgé venait suggérer la forme du canidé de l'écriteau. L'ancien commandant l'actionna d'un geste assuré et le groupe s’engouffra dans le hall.
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