Chapitre 12 : Partie 2/5
Aera se sentie bousculée dans son sommeil sans rêve ; un grognement plaintif remonta le long de sa gorge. Elle roula sur le côté, espérant mettre fin aux secousses qui l’accablaient. Elles redoublèrent.
- Réveille-toi, résonna la voix d’Illian.
Aera daigna enfin ouvrir un œil et passa un bras devant son visage pour atténuer la lumière. L’ancien commandant était agenouillé auprès d’elle, des cernes jusqu’aux joues. Combien de temps s’était-elle reposée ? Une chose était sûre : pas assez.
- J’ai remarqué pas mal de buissons fruitiers le long des chemins de la montagne, annonça-t-il. Ça vaudrait peut-être le coup de stocker des baies, mais l’un d’entre vous doit rester pour surveiller la grotte. On chassera en fin de journée.
L’ancien commandant défit les armes à sa ceinture et s’assit sur sa couverture dans un râle de soulagement.
- Chasser la nuit ? sourcilla Aera. On devrait plutôt y aller maintenant !
- Pas la nuit, rectifia-t-il. En fin de journée. Avant que les prédateurs ne chassent à leur tour. On ne verra aucun hëtrel à cette heure-là, même en s’enfonçant dans la forêt.
- Je vais chercher des baies, déclara Erik.
Resté en retrait, il était adossé contre un pan rocailleux, une main posée sur un genou replié. Un mélange de colère et de malaise ne quittait pas son visage fermé. Il n’avait pas envie de se trouver là, c’était évident.
- Tu ne sais pas te battre, lui rappela Illian. Des Rôdeurs peuvent surgir n’importe quand.
- Je suis plus débrouillard que vous ne le pensez.
Le garçon des rues tira son couteau de sa poche, comme si cela constituait une preuve suffisante. Il se redressa dans la foulée, saisit un morceau de tissu qui traînait à côté du sac d’Eileen et quitta leur abri. L’ancien commandant jeta un regard insistant à Aera ; elle roula des yeux.
- J’ai compris.
Elle attacha sa lame à la ceinture, déposée plus tôt contre la pierre, et se munit à son tour d’un sac pour la récolte. Elle rattrapa Erik à petites foulées.
- Je t’accompagne.
- Je n’ai pas besoin d’être accompagné.
- Tu en veux toujours à Illian, n’est-ce pas ?
Ils s’engagèrent dans le chemin escarpé qui débutait juste à la droite de la grotte. Des fourrés jaunis l’encadraient, parfois l’envahissaient sans gêne, obligeant les deux camarades tantôt à les contourner, tantôt à les enjamber. Les cailloux, mêlés à la poussière de la terre sèche, roulaient sous leurs bottes. Les lèvres d’Erik restaient scellées, mais Aera pouvait deviner sans mal son ressenti à ses poings serrés.
- Il n’a pas un mauvais fond.
- Il n’a pas idée de ce que ça fait de vivre dans la rue. De dépendre de la pitié des autres.
- Le marchand avec qui tu vis…
- Il m’a pris la main dans le sac, en train de voler ses fruits, la coupa-t-il. Mais il ne m’a pas dénoncé.
- On est parfois obligés de se faire justice soi-même. Surtout quand tout le monde est contre toi.
- C’est ce que j’ai fini par penser aussi, avoua-t-il. Mais ce n’est pas vraiment ce qu’on attend d’un soldat. C’est plutôt l’inverse.
- Je ne pense pas qu’un bon soldat devrait se contenter de suivre aveuglément des ordres. Tout individu doit être capable de réfléchir par lui-même.
Erik haussa une épaule, à moitié convaincu. La curiosité piqua Aera :
- Et ce marchand, qui t’a pris la main dans le sac. Qu’est-ce qu’il a fait ensuite ?
- C’est bien le seul qui ne m’ait pas poursuivi pour ça. À la place, il m’a cédé un sac et plus tard, il m’a proposé de l’aider. Il voulait prendre un assistant, mais n’avait pas assez d’argent ni le temps pour faire les démarches. En échange, il me donnait un toit et à manger. J’ai accepté.
Aera hocha la tête, silencieuse. De longues secondes défilèrent.
- Illian n’a pas le don non plus, reprit-elle. Il a commencé de zéro. Ses parents étaient de simples marchands.
- Des marchands reconnus dans la capitale, rectifia-t-il. Il n’y est pas arrivé seul. Crois-tu vraiment qu’un voleur ait une quelconque chance d’intégrer la garde ? La formation est très sélective. À moins de déjà faire partie d’une école du Don ou de connaître la bonne personne, il n’y a aucun moyen d’y entrer.
- Tu pourrais t’inscrire à l’examen d’entrée, contesta-t-elle.
- Deux cent florïnths.
La tension ne retombait pas.
Le duo poursuivait sa progression, s’élevant à présent à une trentaine de mètres depuis la plaine. Des plantes basses et vertes se faufilaient de plus en plus au milieu des buissons couleur ocre, tandis que des arbustes au tronc fin émergeaient de part et d’autre du sentier. Des buttes de terre s’élevaient aléatoirement sur leur passage, sans doute le fruit des efforts des animaux souterrains qui aimaient pointer leur nez à la surface par moments.
Erik s’agenouilla devant un buisson aux feuilles épaisses, parsemé de billes orangées. Il entreprit d’en cueillir, quand Aera l’interrompit :
- Pas ceux-là ! Ce sont des bourreaux d’or ! Ils sont mortels pour l’homme.
- Je pensais que c’étaient des raisins d’orgal, se défendit-il. À quoi tu les différencies ?
Elle s’accroupit à son tour et décrocha un fruit.
- Les bourreaux d’or sont parfaitement ronds et d’un jaune plus vif que les raisins.
Elle se releva, fouilla d’autres fourrés et invita Erik à se rapprocher d’un geste de la main. Elle délogea un raisin de sa tige et plaça les deux baies côte à côte.
- Regarde. Les raisins sont plutôt ovales et moins jaunes. Si tu observes bien, tu peux voir des tâches sombres dessus. Plus elles se voient, plus le raisin est mûr.
- C’est bien noté.
Erik remplit son tissu, qu’il tenait par les quatre extrémités pour former un sac improvisé, avec les raisins d’orgal et autres myrtilles sauvages qu’ils trouvèrent un peu plus loin. Au fur et à mesure de leur cueillette, le garçon des rues laissait tomber son masque colérique pour adopter une attitude plus posée et ouverte.
Ils ne virent pas le temps passer, pourtant deux heures au moins s’étaient écoulées à leur retour. Illian avait quitté sa couche et discutait avec Eileen devant leur abri, tourné vers les bois. Le soleil baissait peu à peu dans le ciel rougi. Bientôt l’obscurité les envelopperait, amenant avec elle une inquiétude dont on aimerait se passer.
- La forêt des Alibines s’étend jusqu’ici, expliqua Illian à Eileen, pointant l’orée du bois de la main.
- Je reste ici pour monter la garde, déclara Erik en déposant les baies sur une couverture.
- Très bien, consentit l’ancien commandant. On va longer la Nydaï jusque dans la forêt, reprit-il. Les hëtrels s’y montreront plus facilement que sur la plaine dégagée.
Aera le jaugea du regard. Illian ne revêtait pas son armure ni ne portait ses fidèles lames, toutefois une dague pendait à sa ceinture, et l’arc ainsi que le carquois étaient attachés dans son dos. Bien que ses cernes fussent moins marqués, la fatigue se lisait sur son visage. Eileen, quant à elle, ne semblait pas plus réveillée.
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