Chapitre 14 : Partie 3/4
Eileen s’adossa contre le mur rocheux. Ses esprits revenaient progressivement, malgré une douleur persistante dans son bras. Son amie s’assit à côté de la métamorphe et la toisa, avant de fixer les deux hommes en train de s’éloigner.
- Elle nous suivait depuis plusieurs jours, c’est certain. J’ai un mauvais pressentiment.
Eileen hocha la tête, le regard vide.
Qu’est-ce qu’une panthère pouvait bien faire là ? Elle avait pu remarquer la ressemblance flagrante de certains animaux avec ceux de son monde, mais la présence de ce félin noir, identique trait pour trait à celui qu’elle connaissait, la surprenait vraiment. Non… ce n’était pas une panthère ! C’était une femme au pouvoir de se transformer, imaginée nulle part ailleurs que dans des fictions.
La capacité de changer d’aspect l’avait toujours intriguée dans les films et avait soulevé la question de la réalisation technique, à tel point qu’elle avait envisagé un projet vidéo qui en incluait une. Le costume à moitié réalisé d’un loup devait toujours trôner sur la chaise de son bureau. Et maintenant que la fiction devenait réalité, Eileen restait choquée, incapable de concevoir une telle chose. Comme si cette femme ne s’était jamais métamorphosée sous ses yeux et que l’animal n’avait été qu’hallucination.
- … ça explique sa rapidité et sa discrétion.
La voix d’Aera résonna de plus belle. Perdue dans ses pensées, Eileen s’était échappée de cette conversation et n’avait même pas prêté une oreille à sa tirade. Son amie ne semblait pas s’en être aperçue, ses yeux rivés sur la rescapée.
Erik et l’ancien commandant ne revinrent qu’à la tombée de la nuit, les bras chargés de feuilles. La femme-panthère, toujours affaiblie, ouvrit un œil à cet instant précis. Elle se redressa et s’appuya contre le rocher, serrant entre ses doigts la couverture qui l’enveloppait. Son iris d’un bleu profond les observa tour à tour, sans qu’un seul mot ne passât ses lèvres.
- Il faut changer vos bandages, annonça Illian.
L’ancien commandant lui présenta les plantes médicinales, paumes ouvertes.
- Je vais le faire moi-même, déclara faiblement la métamorphe.
Toujours camouflée par le plaid, elle retira ses bandes de tissu écarlates de son corps et prit les végétaux des mains d’Illian. Quand elle eut fini de couvrir ses plaies, il lui tendit d’autres bandages propres et la laissa les nouer autour de sa cuisse et de sa poitrine.
- Gardez-les cette nuit, lui conseilla-t-il. Vos blessures seront désinfectées et commenceront à se refermer.
Il traita ensuite l’estafilade sur le bras d’Eileen. Les feuilles ravivèrent la douleur lorsqu’elles entrèrent en contact avec sa peau à vif, puis une série de chatouillements désagréables la remplaça.
- Pardonnez-moi de vous avoir suivis, s’excusa la féline.
- Tu nous as sauvé la vie, lui rappela Erik.
- Je suis Gwenähil, fille de Hylman Balterh, quatrième grand guide de la tribu du fer.
Aera roula des yeux. La femme-panthère s’exprimait avec lenteur, d’une voix feutrée. Son intonation montait légèrement à la fin de ses phrases, procurant un côté mystérieux à chacune de ses paroles.
- Qu’est-ce que tu nous veux ?
- À vous, rien. Enfin… j’étais à l’auberge du Loup Silencieux et je vous ai entendus parler du royaume Lumeo.
Elle se racla la gorge et détendit ses jambes en grimaçant.
- Je dois m’y rendre et vous connaissez aussi bien que moi la légende de son entrée secrète. Vous avez l’air de la connaître, alors… Je pensais vous suivre de loin.
- Pourquoi ne pas nous avoir abordés, tout simplement ? la questionna Illian.
- La plupart des humains que je croise ne sont pas dignes de confiance.
Illian sembla réfléchir et l’analysa longuement avant de répondre.
- Pour quelle raison devez-vous vous rendre à Lumeo ? Les élementalistes n’ouvrent leurs portes qu’à certaines conditions. La curiosité n’en fait pas partie…
- Pardonnez-moi commandant Ell’Tin… le coupa-t-elle.
Le concerné tiqua à l’évocation de son précédent titre, sans la reprendre pour autant.
- … mais vous ne semblez pas me prendre au sérieux. En tant que seconde guide de la tribu du Fer, je souhaite établir une alliance. Au nom du peuple des Nephelïn.
- Vous n’êtes pas réputés pour former des alliances, rebondit Aera.
Eileen les scruta à tour de rôle. Les échanges rapides ne l’aidaient pas à s’éclaircir les idées.
- Nous devons nous unir contre Naleth, reprit Gwenähil.
Le visage soudain grave, une grimace de colère tira ses minces lèvres vers le bas, dévoilant des crocs effilés qui n’avaient rien d’humain.
- Cinq de nos tribus de l’Entre-Deux ont succombé à leurs flammes. Elles ont payé pour un conflit qui ne les concernait pas.
L’attitude défensive d’Aera changea pour devenir plutôt intéressée. Un sourire vint étirer ses lèvres et elle se montra plus attentive. Illian, quant à lui, fit preuve de compassion :
- Je regrette sincèrement vos pertes, déplora-t-il. Nous avons fait notre possible pour sauver l’Entre-Deux. Mais nous n’étions pas prêts.
- Les royaumes des Terres de Lumière doivent s’associer pour détruire Naleth. Il faut agir avant que le dôme de protection de Nergecye ne tombe.
Un mélange de détermination et de désespoir transperça son regard.
- Je dois venger mon peuple et le protéger de cette menace, reprit-elle avec assurance. Je peux vous aider, si vous acceptez de m’aider en retour.
Les coudes appuyés sur ses genoux, Aera joignit ses mains pour en faire un socle où poser son menton.
- De quelle manière ?
- Nous vivons un cycle sur deux dans la montagne Saphir et, comme vous devez le savoir, la Galerie Oubliée la parcourt dans le noir le plus total. Mon peuple la connaît bien. Je peux vous guider.
Cette fois, Eileen ne put retenir sa question.
- La Galerie Oubliée ? Qu’est-ce que c’est ?
- C’est le seul tunnel praticable qui traverse la montagne, précisa la féline. Il débouche directement sur la jungle de Lumeo.
Gwenähil rabattit un pan de la couverture qui venait de glisser le long de son bras. Elle frissonna.
- Je dois aller chercher mes vêtements, reprit-elle en essayant de se lever, en vain.
- Ne bougez pas, lui intima Illian. Dites-moi où je peux les trouver. Je vais y aller.
- Dans un buisson, près du carrefour où les Rôdeurs vous ont attaqués. Il y a mon asheik, un long tissu noir que vous ne pourrez pas rater. Et mon seirki, aussi. Retrouvez-le bien. Il y a des vivres à l’intérieur.
Eileen haussa un sourcil à l’évocation du « seirki ». Apercevant son désarroi, la femme-panthère ajouta :
- C’est une sacoche traditionnelle des Nephelins. Elle est faite avec le cuir des hëtrels que nous chassons.
L’ancien commandant acquiesça d’un signe de tête et se mit en quête de ses affaires. Il revint une quinzaine de minutes plus tard seulement. Gwenähil se redressa sans se soucier de sa nudité ni des regards appuyés d’Erik, dont les joues rougissaient à vue d’œil. Elle s’enroula du linge doublé d’une courte fourrure, d’abord au niveau des hanches, puis des jambes, avant de le rabattre sur ses épaules et de le nouer au niveau de la taille, couvrant au passage sa poitrine. Illian s’apprêtait à plonger une main dans sa sacoche, quand la femme-panthère l’interrompit brusquement :
- Non ! Donnez-le-moi.
- Je voulais juste vous aider.
Elle récupéra son bien d’un geste vif et en sortit plusieurs serviettes qui refermaient des morceaux de pain. Elle replia le rabat de son sac fait d’un cuir souple et clair, puis attacha les deux sangles qui pendaient de part et d’autre autour de sa jambe valide.
- J’ai récupéré ça à l’auberge du Loup Silencieux. Mangez, dit-elle en leur tendant la nourriture.
Le repas se composa des miches et de quelques poignées de baies qui leur restaient de la veille.
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