Chapitre 16 : Partie 1/4

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Depuis l’attaque qu’ils avaient subie, Aera se méfiait du moindre mouvement suspect, de chaque bruissement de feuilles que le vent agitait. Tant qu’ils ne retrouveraient pas la rase campagne, d’autres Rôdeurs pourraient surgir à tout moment : le terrain était propice aux embuscades. Le visage fermé, elle gardait la main sur la poignée de son épée.

Gwenähil, en tête du groupe, avait choisi de quitter la route principale et de couper à travers champ pour gagner du temps. Le cadre, encombré de plantes basses, de buissons épineux et d’une multitude d’arbres dégarnis, les obligeait à progresser les uns derrière les autres. Illian la succédait, suivi d’Eileen et d’Erik, et Aera fermait la marche. La métamorphe conversait quelques fois avec l’ancien commandant, mais ils se trouvaient trop loin de la jeune femme pour qu’elle pût distinguer leurs paroles. En revanche, son timbre feutré parvenait à ses oreilles et lui procurait des frissons désagréables. Le ton mystérieux qu’elle employait l’insupportait. Aera se méfiait de cette nouvelle venue. Des nephelïns, plus largement. Ce peuple était bien connu pour user de la ruse aussi souvent qu’un nergecyen se servait du don.

Au fur et à mesure de leur avancée, la végétation envahissante s’atténuait, tandis que des rochers larges et anguleux devenaient plus nombreux. Les voyageurs finirent par rejoindre une route caillouteuse, au sommet d’un vallon. À présent, la montagne les surplombait de toute sa hauteur. Dans quelques heures à peine, ils pénètreraient les entrailles de ce fier et imposant monstre d’argent.

Alors que le murmure du vent soufflait à leurs oreilles, des voix éclatèrent un peu plus loin. Le groupe se pressa jusqu’à l’intersection d’où provenaient les cris.

Une charrette, tirée par un cheval bourru d’une robe grise et terne, était arrêtée en travers du chemin. Une bâche jaunie et trouée cachait les provisions à l’arrière, retombant souplement sur le bois usé. L’équidé piétinait sur place, obligeant le marchand, qui ne devait pas avoir plus d’une vingtaine d’années, à tirer des coups secs sur les rennes. Cinq Rôdeurs lui faisaient face, arme au poing. L’un d’entre eux le menaçait le d’un couteau émoussé.

- Vous ne pouvez pas faire ça ! se défendit-il. Vous m’avez déjà tout pris la dernière fois, mon maitre va être furieux !

Le désespoir imprégnait sa voix juvénile et irradiait de son visage. Vêtu de simples vêtements clairs en toile, il levait les mains, paumes tournées vers le ciel. Le Rôdeur n’eut pas le temps de donner la réplique, qu’Illian jaillit à sa droite, épée dégainée. Aera tira sa lame de son fourreau, puis se plaça devant Eileen et Erik par précaution.

- Êtes-vous sûr, vieux fou ? ricana celui qui semblait être le chef. Cinq contre un, vous n’avez aucune chance.

- Je ne suis pas seul, désapprouva l’ancien commandant.

- Je ne compte pas les femmes et les enfants.

Aera sentit les poils de ses bras se hérisser et la colère monter. Gwenähil s’approcha à son tour d’une démarche féline. Elle offrait son plus beau sourire, dévoilant ses canines affutées. Ses pupilles verticales se posaient sur les voleurs, un à un. Elle les fixait avec tant d’intensité qu’on aurait dit qu’elle sondait leurs âmes. L’un d’entre eux perdit son sang-froid et se mit à paniquer :

- Elle n’est pas humaine !

Son poing serra son arme si fort qu’il se mit à trembler.

- C’est une Nephelïn, expliqua-t-il à l’attention de ses collègues, toutefois assez fort pour que tous l’entendissent. On raconte qu’ils peuvent déchiqueter un trausöl en moins d’une minute quand ils se transforment, et qu’ils se nourrissent des hommes !

- Je peux vous faire une démonstration, si vous voulez, ronronna-t-elle.

Sa réflexion suffit à effrayer les Rôdeurs qui se figèrent. Aera ricana en silence, puis rangea sa lame. Ce n’étaient que des amateurs. Aucun doute qu’ils ne tiendraient pas deux minutes en combat, ni même qu’ils oseraient l’entamer. Leur chef recula d’un pas hésitant. Ses yeux allaient du jeune commerçant à l’ancien commandant. Sa mâchoire se crispa lorsqu’il sembla reconnaître le sceau de Nergecye sur l’armure de ce dernier.

- La prochaine fois, marchand, tu n’auras pas cette chance, déclara-t-il sèchement.

Un mélange de frustration et de peur avait fait trémuler sa voix. D’un signe de la main, il intima à sa troupe de se retirer. Les hommes quittèrent la route et disparurent derrière les rochers.

L’apprenti marchand descendit de la charrette avec maladresse et se précipita vers son cheval. Il caressa son museau en prononçant une suite de mots doux pour le calmer, puis se tourna vers le groupe :

- Je vous suis vraiment reconnaissant. Sans vous, je rentrais encore bredouille ! C’est la quatrième fois que ça arrive depuis le début du cycle.

- Votre maître devrait vous demander d’emprunter d’autres routes, remarqua Aera. Ça vous éviterait bien des ennuis.

- Je ne peux pas, regretta-t-il. C’est la seule qui mène à Feurivai et c’est notre plus grosse affaire. Mais dites-moi plutôt comment je peux vous remercier.

- Notre voyage est long…, commença à dire Illian.

- Je peux vous donner quelques vivres ! le coupa-t-il, plein d’entrain.

Il se hâta à faire le tour du chariot avant de disparaitre derrière la bâche, puis resurgit au bout d’une poignée de minutes, un sac en toile à la main.

- Voici du pain et de la viande séchée. J’ai glissé quelques pommes aussi. De quoi faire un bon repas complet !

- Vous n'avez pas à nous remercier, nous avons fait ce qu'il fallait, déclina poliment l’ancien commandant.

- Non, j’insiste ! Prenez !

Illian paraissait gêné, mais face à l’obstination de l’apprenti, il finit par accepter :

- Qu’Enda récompense votre générosité. Le chemin est encore long jusqu’à Feurivai et nous allons suivre le même pendant quelque temps. Je pense que notre compagnie dissuadera les Rôdeurs de revenir vers vous.

- J’accepte votre compagnie avec plaisir, conclut le jeune homme.

Comme convenu, le groupe l’accompagna environ deux heures, jusqu’à ce qu’une nouvelle intersection les séparât. Concentrée sur les alentours, Aera n’avait pas une seule fois pris part aux conversations anodines qu’ils avaient échangées.

Au vu des gargouillis plaintifs provenant de leurs ventres, Illian jugea qu’il était temps de faire une pause. Tous s’installèrent sur des rochers et entamèrent les denrées offertes par l’apprenti marchand. Aera n’eut aucun mal à reconnaître le goût du hëtrel fumé lorsqu’elle mordit dans une tranche de viande.

- La Galerie Oubliée s’étend sur des centaines de kilomètres, amorça Gwenähil après avoir fini sa part. Il arrive que des voyageurs meurent avant d’en trouver la sortie.

- Tu as dit que ton peuple la connaissait, fit remarquer Aera.

- Pas d’inquiétude, je saurai vous guider. Certains se perdent avant de mourir de soif et de faim. Mais ce n’est pas là où je voulais en venir. Sachez que nous ne serons pas les seuls. Ces galeries sont habitées.

- Oui, par les Nains. Ce n’est un secret pour personne !

- Pas seulement, renchérit-elle. La Conquête du Bronze a créé une nouvelle espèce qui vit sous terre depuis des centaines de cycles maintenant.

Aera la fixait d’un œil dubitatif. Elle, qui dévorait les écrits de Nergecye et du marché noir, n’avait jamais lu ni même entendu parler d’une telle information. Ce ne devait être qu’une pâle tentative d’intimidation. Ça ne prenait pas sur elle.

- Qu’est-ce que c’est, cette conquête ? demanda Eileen.

- Une guerre continentale. L’enjeu était de contrôler les montagnes et de renverser le royaume des Nains, pour voler leurs richesses et découvrir le secret de leur technologie.

- Quelle technologie ?

- Ils ont créé des machines très sophistiquées pour extraire le minerai, mais aussi des armes que tu ne verras jamais nulle part.

- C’était la première fois de l’Histoire que les peuples des Irnaths, des Elfes et des Fées se sont réunis, précisa Illian. C’était bien avant la création de Nergecye. Mais le royaume des Nains n’est jamais tombé.

Il se redressa.

- La route est encore longue, reprit-il. Ne parlons plus de ça, et espérons ne pas faire de mauvaise rencontre. En partant maintenant, on devrait pouvoir atteindre la jungle avant la nuit.

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