Chapitre 12 : Partie 4/5
Au bout de quelques minutes, Illian et Eileen devinrent presque des ombres au milieu du dédale de pins. Le sol gagnait en altitude au fur et à mesure de leur progression. Bientôt, ils se retrouvèrent à surplomber la rivière qui se séparait en deux bras. L’un filait sur leur droite, sinueux et s’enfonçant dans une forêt plus dense. Illian choisit de suivre le gauche, sans doute pour rester sur les hauteurs. C’est du moins ce qu’en déduisit Aera qui se contentait de suivre les mouvements d’Eileen, elle-même sur les traces de leur aîné.
Ils s’arrêtèrent en haut d’un vallon, face à la Nydaï qui formait à présent un coude. Elle se terminait en un cercle inégal bordé de pins. Des tas d’aiguilles flottants l’assombrissaient par endroits, déjà grisée par un millier d’ombres. Aera plissa les yeux. Plusieurs silhouettes se dessinaient : cinq créatures s’abreuvaient en toute tranquillité dans un bruit régulier de clapotis, au rythme de leurs lapements. Aera les reconnut à leurs longues pattes osseuses et leurs corps élancés qui se terminaient par une petite queue en losange : des hëtrels ! Malgré la nuit, elle percevait leur robe claire et les multiples arabesques blanches qui s’y insinuaient. Bien qu’ils fussent de dos, on pouvait aussi apercevoir leurs cornes torsadées émerger de l’eau pour mieux y replonger.
Aera chercha à établir un contact visuel avec ses camarades. Dans un silence absolu, Illian faisait des gestes mesurés avec les bras, faisant comprendre qu’il allait se rapprocher du groupe par la gauche. Le dénivelé de la pente ardue était de six ou sept mètres tout au plus. Toute progression devait se faire avec un maximum de précautions, au risque de la dévaler et d’alerter toute la faune des Alibines. Aera vit Eileen sortir de son fourré à pas comptés, un javelot à la main et le bras tremblant. Elle voulut l’avertir de ne pas s’approcher davantage, mais n’avait aucun moyen d’y parvenir sans faire détaler les hëtrels à coup sûr. Par précaution, elle extirpa une flèche de son carquois et banda son arc, l’œil attentif.
Ils se trouvaient juste au-dessus de leurs proies. Aera bloquait sa respiration qui s’échappait tout de même en un mince filet d’air entre ses lèvres.
Eileen arqua son bras et, au moment où elle lança le javelot de toutes ses forces, son pied glissa sur le tapis d’aiguilles. Elle étouffa un cri de surprise et son corps, impuissant, dévala la pente en une succession de roulades. Aera serra les dents. Alertés par le vacarme, les hëtrels levèrent la tête et filèrent à toute allure sur la gauche, sans se douter qu’Illian les attendait de pied ferme. Deux d’entre eux rebroussèrent chemin avec agilité, mais les trois autres cabrèrent et gâchèrent de précieuses secondes. Eileen se redressa sur un genou et tendit une main vers la rivière. Aussitôt, un jet d’eau s’éleva, se gela instantanément en crépitant et barra la route aux animaux en fuite. L’un d’eux trébucha et se retrouva sur le flanc, émettant un bramement désespéré. C’était l’occasion.
Aera décocha une flèche qui vint se ficher dans le cou de la bête au sol. Son cri retentit de plus belle, et ses pattes se tendirent et se détendirent avec frénésie. Illian détacha un javelot de sa ceinture et le jeta à bout de bras. Celui-ci effleura la peau du hëtrel, la marquant d’une longue traînée rouge. Il atteignit son niveau et se munit d’une nouvelle arme. Il fléchit le bras, en vue de l’enfoncer dans sa chair, mais un violent coup de sabot l’envoya valser. La proie brama encore, comme si elle appelait ses congénères à venir l’aider. Elle se releva sur ses pattes trop fines ; l’une d’elles céda sous son poids. Profitant de sa perte d’équilibre, Aera tira une nouvelle flèche, en plein dans son poitrail cette fois. Un nouveau javelot au poing, l’ancien commandant le planta dans le flanc du hëtrel, usant de ses deux mains pour l’enfoncer. Sa petite queue en losange frémit et ses jambes s’allongèrent une dernière fois avant de s’immobiliser. Aera rejoignit Illian, l’arc toujours serré entre ses doigts. Les yeux ronds et noirs de l’animal étaient grands ouverts, vissés sur le vide, d’un air inerte. Il semblait presque serein. Loin de toute la souffrance qu’on venait de lui infliger.
L’ancien commandant en fit le tour, avant de s’agenouiller et de murmurer quelques mots d’une façon inaudible. Eileen les retrouva en clopinant.
- Tu t’es fait mal ? s’inquiéta Illian.
- Rien de grave, dit-elle en grimaçant.
Elle parlait la mâchoire serrée et malgré le sourire qu’elle arborait, ses yeux brillaient, sans doute à cause de la douleur.
- Désolée, j’ai glissé, regretta-t-elle d’un air coupable.
- Ce n’est pas le scénario auquel j’avais pensé, avoua-t-il. Mais tu t’es rattrapée. On l’a eu grâce à toi.
Eileen fixait le hëtrel inerte, une peine mal déguisée en fierté dans son regard.
- On ne peut pas attendre, poursuivit-il. On ne dispose que de très peu de temps avant que la viande n’attire les mouches. On va juste récupérer les cuisses, ça sera amplement suffisant pour le repas.
- Et pour le reste ?
- Nous ne sommes pas seuls dans cette forêt. Son cadavre ravira d’autres prédateurs, crois-moi. Je vais te trouver des aigremus pour ta jambe. Cette forêt regorge de plantes médicinales, quand on s’y connaît un peu.
Elle frotta sa cheville, déjà enflée à vue d’œil.
- Vraiment, ça va, s’opposa-t-elle avec maladresse.
- Arrête Eileen, s’impatienta Aera. Ton pied est aussi gonflé qu’un trausöl. Tu ne seras pas capable d’aligner deux pas demain, s’il reste comme ça.
Illian découpa les cuissots du hëtrel à l’aide de sa dague, puis le groupe entreprit de retourner au camp, s’arrêtant régulièrement pour examiner les fourrés. L’ancien commandant cueillit une vingtaine de feuilles d’aigremus lorsqu’il finit par en trouver. Cachée par les végétations voisines qui empiétaient vivement sur son territoire, la plante courte voyait ses fleurs jaunes grandes ouvertes le long de l’extrémité haute de sa tige, et ce malgré la saison automnale. Des rangées de cinq à six larges feuilles, vertes et tachetées d’ocre, s’y implantaient sur l’autre moitié. La dernière, au ras du sol, batifolait presque avec la terre.
Ils traversèrent la forêt en sens inverse, prenant toujours soin d’avancer avec attention pour éviter toute mauvaise rencontre. Aera offrait son soutien à Eileen qui peinait à marcher, une main autour de sa taille.
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