Chapitre 20 : Partie 3/3
Elle était revenue au point de départ, en sueur et désabusée. Elle tournait sur elle-même, à deux doigts de s’arracher les cheveux. L’accablement diminuait sa concentration : sa vue devenait trouble, ses mouvements désorganisés, sa capacité d’analyse amoindrie. Quel piètre soldat faisait-elle en cet instant ! La folie la guettait de plus en plus. Néanmoins, les premières lumières découpaient nettement les formes du paysage alentour et cela constituait un avantage appréciable. Elle avait besoin de se poser un instant, de mettre ses idées au clair afin de réfléchir à la suite du plan. Aera s’approchait de l’étang et remarqua immédiatement l'arbre au tronc énorme qui se dressait sur un îlot de terre en son centre. Elle soupira et jura contre elle-même. Il était là, à quelques pas, depuis le début, et elle était passée sans le voir. Intinctivement, elle plongea dans l’eau – par Enda, qu’elle était glaciale ! – et nagea aussi vite qu’elle put. Une fois la rive atteinte, elle se hissa, bras et jambes tremblants de froid, mais ne perdit pas une seconde pour essayer de se réchauffer. Les autres pouvaient arriver à tout moment. Elle n’avait pas le droit à l’erreur.
Ses doigts passèrent à travers le bois. Confiante, elle fit un pas. Son corps disparut derrière l’écorce et la jungle s’évanouit pour révéler une salle rectangulaire étroite aux murs lisses, habillés par endroit de plantes grimpantes torsadées. Une estrade de bois soutenait un petit présentoir sculpté de la même matière. Aera s’en approcha d’un pas lent, le souffle presque coupé.
L’artefact l’attendait bien sagement. Elle n’avait plus qu’à tendre le bras pour s’en emparer. Mais avant ça, elle prit le temps de le regarder. Contrairement à ce qu’elle pensait, la pierre ne brillait pas, à l’instar des joyaux. Elle était d’un vert terni, presque gris. Elle avait tout d’un minerai quelconque. La jeune femme tendit sa main engourdie et l’effleura de ses doigts hésitants. Maintenant qu’elle y était, mille pensées se bousculaient dans son esprit. Était-ce le bon choix ? Avait-elle les épaules assez solides pour l’assumer ? Pour se rendre seule sur les Terres Rouges ? Ce peuple la fascinait, pourtant ils étaient ennemis de longue date. Sa confrontation future avec Illian la pétrifiait, aussi. Soutenir son regard lorsqu’il la qualifierait de traîtresse sera un redoutable supplice.
Tant pis, c’était trop tard. Elle y était.
Ses doigts se refermèrent sur l’artefact.
Aussitôt, des spasmes secouèrent son corps et sa respiration se bloqua. Aera sentit une énergie folle et incommensurable gagner ses veines, imprégner chacune de ses cellules, gagner son cerveau, comme si la magie imprégnant la pierre prenait le contrôle de son esprit. Cela ne dura que quelques secondes et dès que les effets de l’artefact se tussent, elle prit une grande inspiration à s’en décoller les poumons. Elle ramena sa main à hauteur des yeux pour examiner la gemme. À présent, elle s’illuminait d’un point vert en son centre, une petite gemme qui avait échappé à son analyse plus tôt.
La jeune femme sentait une douce chaleur envahir ses membres. Ses vêtements séchaient sur sa peau, ses cheveux gonflaient et se décollaient de son front. Ses yeux s’agrandirent. L’artefact fonctionnait bel et bien : elle maîtrisait chaque don de la nature. D’une facilité déconcertante, elle cautérisa la plaie qui lui barrait toujours la cuisse. La douleur ne la traversa qu’un bref instant. Revigorée et retrouvant une confiance en elle démesurée, elle quitta le temple d’une démarche assurée. Le rose pâle de l’aurore avait laissé place à une lumière éblouissante. Sans une once d’hésitation, elle mit un pied sur l’eau pour regagner l’autre côté de la rive. Des lianes emmêlées se créèrent aussitôt sous ses pas et constituèrent une passerelle qui disparaissait au fur et à mesure de sa progression. Aera concevait à peine ce qu’il se passait, le contrôle soudain de ses nouveaux dons la déstabilisait. Il lui suffisait d’imaginer pour que ses envies s’accomplissent. Face à l’étendue d’eau, elle observait les derniers végétaux s’éteindre après son passage.
- Aera ! On t’a cherché partout ! Peux-tu me dire ce que…
La voix d’Illian se tût aussi vite qu’elle avait surgi. Aera lui fit face avec vivacité. Il se tenait immobile, le visage marqué par un mélange d’incompréhension, de colère et de déception. Eileen et Erik le suivaient, encadrés par deux élémentalistes, l’un de feu, l’autre de terre. Manifestement, le roi ne les avait pas accompagnés.
- Ne me dis pas que tu as fait ce que je pense, reprit l’ancien commandant sur un ton grave.
Aera le fixa d’un air impassible. Plusieurs sentiments la traversèrent, elle aussi. La jouissance d’avoir réussi, la culpabilité de les avoir trahis, la peur de devoir s’y confronter.
D’un coup, une étrange sensation recouvrit ses pieds : d’épaisses ronces s’enroulèrent autour de ses jambes et lacérèrent sa peau à travers son pantalon. Elle retint une grimace et usa de l’artefact les faire disparaître : les lianes se flétrirent par sa seule volonté et leurs épines se délogèrent de sa chair. Soudain, d’intenses flammes se mirent à les noircir et l’élémentaliste de terre qui les manipulait fut embrasé dans la foulée. Il se débattit, en vain, avant de s’effondrer au sol, calciné. Aera écarquilla les yeux et se tint coi face à ce pouvoir qui lui échappait. L’élémentaliste de feu, prenant sans doute sa maladresse pour une intention belliqueuse, fondit sur elle. La jeune femme lui envoya une gerbe d’eau pour se défendre, mais à nouveau sa puissance dépassa tout entendement : le liquide gela instantanément, devenant une lame aussi tranchante que l’acier. Le corps de la créature fut secoué de soubresauts, avant de mollement retomber sur la glace qui le transperçait de part et d’autre. Sa peau bleuissait à vue d’œil, tandis que son sang coulait sur l’herbe. Aera demeura figée face à cette violence soudaine qui échappait totalement à sa volonté.
À peine eut-elle le temps de retrouver sa contenance qu'Eileen se recroquevilla en étouffant un cri de surprise. Un serpent au corps fin et sombre se faufila entre ses pieds, avant de disparaître hâtivement sous le tapis végétal.
- Qu’est-ce que tu as fait ! s’insurgea Illian en tirant son épée. Par Enda, as-tu perdu la tête ?
Aera se surprit à garder son sang-froid :
- C’est toi qui m’as fait perdre la tête, Illian. À vouloir donner l’artefact à Horace, sans jamais m’écouter. Il est hors de question que tu ruines tout.
- Tu t’en charges très bien toute seule ! Voler la pierre, tuer des élémentalistes… Pauvre folle, tu es en train de nous mener à notre perte !
Aera sentit une boule se former dans sa gorge. Bien qu’elle s’efforçât de ne pas le montrer, les mots de son ainé l’atteignirent. Erik les interrompit :
- Illian… Eileen… Comment pouvez-vous vous affronter à un moment pareil ! Eileen est empoisonnée et chaque seconde compte ! Ce n'est pas le moment!
Les joues d’Eileen s’empourpraient et sa tête vacillait de façon hypnotique. Le venin faisait déjà effet. L’ancien commandant réagit avec diligence :
- Erik, je compte sur toi : passez par les arbres, toi et Eileen, et emmène-la le plus vite possible au château. Merielle saura quoi faire.
- Comment je… Comment… Comment est-ce que je peux reconnaître les arbres de passage ?
Le jeune homme paniquait. Sa voix tremblait.
Aera observait la scène, comme en dehors des réalités. Elle aurait dû en profiter pour prendre ses jambes à son cou, mais si dans les minutes qui suivaient Eileen n’était pas soignée, elle risquait de perdre la vie. Malgré la colère qu’elle éprouvait envers son ancienne amie, ce n’était pas ce qu’Aera voulait. Elle connaissait la réponse à sa question grâce aux livres qu’elle avait lus.
Elle ravala un soupir et cria :
- Ils sont sculptés de symboles sur leur tronc.
Son propos interloqua le groupe. La conscience plus tranquille, Aera s’élança à travers les feuillages. Elle n’avait qu’à trouver un arbre, elle aussi. Des tintements d’armure se mirent à la poursuivre. Illian était sur ses pas.
- Il est encore possible d’arranger les choses, Aera ! lança-t-il entre deux souffles.
La jeune femme s’arrêta devant un autre arbre de passage au tronc noueux. Si elle l’empruntait maintenant, alors l’ancien commandant la suivrait au cœur de Nergecye. Il n’aurait qu’à crier pour alerter les gardes et l’arrêter. Elle devait gagner du temps, trouver le moyen de le retarder, mais refusait catégoriquement d’utiliser son nouveau don sur lui : elle voulait simplement l'immobiliser mais sa nouvelle puissance l'effrayait. Aera tira son épée hors de son fourreau, la gemme toujours dans sa main.
- Je ne veux pas te faire de mal, précisa-t-il. Mais je ne peux pas te laisser agir ainsi non plus. Donne-moi la pierre et tout rentrera dans l’ordre.
- C’est impossible, murmura-t-elle. Impossible ! Je ne peux pas te laisser la remettre au roi. Il n’en fera pas bon usage, je le sais. Et après ce qu’il s’est passé, tu me feras enfermer !
- Non, je ne ferai pas ça.
Il avait parlé d’une voix douce, cherchant sans doute à la rassurer. D’un geste lent, il baissa son épée, la pointe effleura le sol.
- Je ne te ferai pas enfermer, Aera, reprit-il. Je te le promets.
Une vague de lucidité frappa son esprit. La paranoïa se manifesta.
- Ou peut-être que maintenant que tu as vu son pouvoir, tu le convoites pour toi seul ? Cette pierre révolutionnerait ta situation de sans-don !
Illian écarquilla les yeux. Il releva son arme.
- Tu divagues complètement ! Cette pierre est dangereuse ! Elle doit revenir au royaume, pas à un homme ! Comprends-tu au moins ce que je te dis ?!
- Jouons-la à l’épée, proposa-t-elle.
- Pardon ?
Il semblait de plus en plus désemparé. Aera était sûre de son coup : un soldat, ou du moins, tout homme qui gardait son âme de combattant, ne refusait jamais un duel. Et elle avait à cent pour cent confiance en ses capacités.
- Je ne veux pas te tuer, dit-il avec horreur.
- Je n’en ai pas l’intention non plus. Le premier qui désarme l’autre remporte le duel… et l’artefact.
Illian humecta ses lèvres, l’air tracassé. Peut-être verrait-il sa proposition comme un gain de temps ? Une occasion supplémentaire de la convaincre ?
- Très bien. Pour m’assurer que tu ne triches pas, j’aimerais que tu poses la pierre derrière toi.
Un rire nerveux la secoua.
- Bien essayé. Je me contenterai de la mettre dans ma poche. Au contact du tissu, ses effets seront dissipés.
L’ancien commandant s’élança le premier.
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