Chapitre 21 : Partie 2/3

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Les trois irnaths les guidaient vers une grande coupole en pierre blanche immaculée, trop lisse pour avoir été façonnée par la main d’un homme. Une fois à l’intérieur, une lumière bleutée émanait du plafond bas. Plusieurs couloirs arrondis, qui s’apparentaient plus à des tunnels creusés par un gigantesque ver, s’offraient à eux, bâtis de la même pierre blanche cette fois habillée de plantes entremêlées. Ils empruntèrent celui de droite, le remontèrent durant de longues minutes, puis débouchèrent sur une vaste salle plus lumineuse encore. Elle n’était pas tout à fait ronde, mais possédait pas d’angles pour autant : ses murs ondulaient et leur épaisseur variait d’un mètre à l’autre. Le sol, jusqu’à présent fait de cette même matière, était tapissé de lianes tissées. Une table, dont la forme n’était pas définissable, s’élevait en son centre – elle s’extirpait du sol comme si elle en était sa continuité, parfaitement immaculé à l’instar d’un bris de verre noir encastré au milieu – et rassemblait plusieurs irnaths, vêtus eux aussi d’une armure sombre. Un des trois démons qui les avaient menés s’empressa de les saluer.

- Leiot’Gher, penseurs de Reinarth. Ces étrangers de Naleth souhaitent s’entretenir avec vous.

Le Leiot’Gher acquiesça d’un signe de tête. Il portait le même habit que les autres, mais Gaël n’eut aucun mal à comprendre que le bandeau rouge autour de son bras gauche l’en distinguait. Outre cette différence vestimentaire, une autorité naturelle irradiait de l’irnath. Bien que son visage fût carré et fermé, inspirant une attitude froide et peu amicale, une douce sagesse emplissait ses yeux clairs. Une longue chevelure nattée et argentée descendait dans son dos.

Erhwa ne le laissa pas exprimer sa méfiance, qu’on pouvait aisément lire dans son regard.

- Nous venons de Naherleth, Leiot’Gher, mais nous ne venons pas en ennemis. Nous ne faisons pas partie des adorateurs de Shin. Si nous vous retrouvons ici, c’est parce qu’un massacre a lieu cette nuit. Nous avons quitté le royaume juste quand les premières explosions éclataient.

La tension était palpable. Le roi les observait de ses grands yeux vert emeraude, les uns après les autres. Les six penseurs autour de lui en faisaient de même.

- C’est la première fois en plus de trois cent ans que vous osez mettre un pied sur ces terres. Votre situation doit bien être désastreuse.

Sa voix était grave et pleine d’assurance, son regard accusateur.

- Comment pourrais-je m’assurer que vous n’êtes pas des partisans de Shin ? reprit-il.

- J’appartiens au mouvement des NeohLeth, précisa Erhwa.

Son affirmation souleva des « Oh ! » de surprise.

- Shin et ses conseillers ont organisé le massacre de cette nuit, alors que la fête de NathYr aurait dû battre son plein. Ils souhaitent que les rues de Naherleth ne soient plus peuplées que d’OrihR et d’IrhPur. J’ai…

Elle prit une profonde inspiration, puis adopta un débit plus rapide.

- J’ai été sa conseillère pendant plus de six ans, Leiot’Gher. Je l’ai toujours assisté dans l’espoir qu’il lance l’opération N. Dans l’espoir qu’il nous rende le Naleth que nous connaissions, celui de la reine Eïra Dwyriel, que Namira aurait dû reprendre à sa mort. Mais il n’a fait que ternir son image, tout comme ce roi qui vous a chassés pour la deuxième fois, il y a trois cent ans maintenant. Je veux me venger de Shin, lui faire connaître le seul sort qu’il mérite. Je veux que Namira le chasse de son trône qui lui revient de droit.

Erhwa se courba, le Leiot’Gher la regarda s’exécuter sans un mot. Elle poursuivit d’une voix plus forte :

- Je me nomme Erhwa Merïnder, ancienne conseillère de Shin, partisane du mouvement des NeohLeth et pratiquante de la religion de NathYr. Je vous présente Ulreyh Kreseff…

Elle le désigna d’une main.

- … maitre dragonnier depuis le règne d’Eïra Dwyriel. Et enfin…

Nouvelle désignation, vers Gaël cette fois.

- Et Gaël Kilenswar, anciennement commandant de la garde royale de Nergecye, prisonnier de Shin et descendant de la grande Inaële Lokhir, sage du temps.

Gaël sentit son esprit vouloir quitter son corps. Ses mots résonnèrent dans tout son être comme si on venait de sonner le glas. Mille questions naquirent dans son esprit et y moururent avant même qu’il ne pût en prendre véritablement conscience. Il se sentait absent. Sa vie toute entière était remise en question. Il ne savait plus qui il était. La voix du Leiot’Gher se fraya difficilement un chemin jusqu’à ses oreilles et ne se précisa pas à temps. Le regard vitreux, il peinait à distinguer la tablée. Erhwa le tira d’affaire.

- Ses souvenirs étaient scellés jusqu’à il y a peu. Ils ne lui sont pas encore revenus.

Peu à peu, les penseurs échangèrent entre eux, et bientôt un brouhaha emplit la salle. Gaël était incapable de saisir le moindre mot dans ce vacarme désorganisé. Le silence s’imposa à nouveau au bout de plusieurs minutes, quand le Leiot’Gher leva sa main au-dessus de la table.

- Nous vivons reclus depuis trop longtemps, annonça-t-il. Tout le monde, autour de cette table, souhaite rétablir l’équilibre sur les Terres Rouges. Naleth est notre royaume aussi. J’accepte que nous nous entraidions… à une condition.

L’irnathesse le fixait d’un regard intense. Le visage impassible, un léger pincement de lèvres trahit toutefois sa nervosité.

- J’accepte de vous aider à condition que vous retrouviez Namira. C’est elle que nous suivrons.

- Je sais qu’elle se trouve sur ces terres, s’empressa de le rassurer Erhwa. Je pense même savoir où elle se cache. La retrouver n’est qu’une question de temps.

Le Leiot’Gher ferma les yeux un instant, semblant réfléchir. Tout autour de lui, les penseurs restaient muets.

- Pour l’heure, je vous propose de vous reposer un peu, dit-il finalement. Je vais vous mener à vos bulles.

Il se leva, les autres se levèrent aussi. Tous quittèrent la salle. Gaël suivit le mouvement, toujours ébranlé par la révélation d’Erhwa. Pour sûr, ils devraient avoir une conversation et il s’assurerait qu’elle lui apportât enfin les informations qu’il méritait de savoir.

Ils regagnèrent la grande place et alors qu’ils la traversaient, les penseurs s’y arrêtèrent pour s’adresser à la foule attentive.

- Le grand rassemblement dure toute une nuit, leur apprit le Leiot’Gher. Les penseurs de Reinarth se réunissent pour parler du fonctionnement de notre enclave et ensemble, nous déterminons les rôles de chacun pour assurer sa prospérité.

De cet endroit fuyaient de nombreuses rues pavées, ondulant comme un trait tracé à la plume d’une main tremblante. Des « bulles », à l’image du bâtiment qu’ils avaient pénétré un peu plus tôt, se dressaient tout autour. Certaines, reliées par des tubes faits de la même pierre, formaient un véritable réseau. Cette architecture organique était vraiment singulière. Leur guide interrompit sa marche devant une bulle connectée à deux autres et fit coulisser la porte sans un bruit.

- Celles-ci feront l’affaire. Vous pouvez verrouiller les accès de l’intérieur. Vos bulles communiquent entre elles. Nous nous reverrons demain matin.

Tous le remercièrent d’une courbette et Gaël fut le premier à y entrer. La pièce, circulaire, abritait quelques meubles de rangement qui épousaient le mur courbé. Un tapis de fines lianes tressées revêtait le sol pierreux et un épais matelas de lin beige recouvrait le centre. Au fond, un rideau d’écorces camouflait une partie de la salle. Gaël s’avança, le pas hésitant, le releva d’une main dans le faible tintement du bois dérangé et découvrit l’espace dédié à la toilette. Il s’arrêta et sa vision se brouilla peu à peu, tandis que la pièce se mouvait sous ses yeux.

Une nouvelle réminiscence surgissait dans son esprit et comme précédemment, des images déconcertantes de précision s'imprimaient dans sa rétine.

Gaël soulevait ce même rideau, anxieux, et serrait dans sa main gauche sa sculpture en bois préférée qui représentait un dragon endormi. Elle ne le quittait jamais, où qu’il allât, au grand désespoir de sa mère. L’étroite pièce rectangulaire recevait mal la lumière de la vitre crasseuse. Des étagères en désordre parsemaient les murs et surplombaient des commodes aux tiroirs branlants. Une étrange fumée blanche volait dans l’air, venant masquer le sol. Au fond de la salle, deux irnaths se tenaient à côté d’un grand lit de fer adjacent à une table métallique couverte d’outils effrayants.

- Qu’est-ce que c’est maman ? Pourquoi on est là ?

Sa voix fluette tremblait de peur. Sa mère sortit de l’ombre et le rassura d’un sourire bienveillant. Elle s’assit sur le lit et le tapota d’une main pour l’inciter à la rejoindre. Gaël déglutit avec difficulté, inquiet. Il n’aimait pas cet endroit. Son estomac se nouait et sa gorge se comprimait, menacée par des sanglots naissants. Il la retrouva d’un pas hésitant et s’assit à ses côtés. Un cri de surprise lui échappa tant le lit était froid.

- Viens là, mon chéri, dit-elle en l’attirant dans ses bras.

Elle lui donna un baiser sur le haut du crâne et caressa ses cheveux avec amour. Il adorait ses câlins et se sentait apaisé dans ses bras. Sa mère y mit fin trop tôt à son goût. Elle descendit de la couche et vint s’accroupir devant lui pour parler à son niveau.

- Maman ferait n’importe quoi pour toi, Gaël. Maman ne veut que ton bien. Tu le sais ça, mon chéri ?

Il opina timidement, sentant les larmes lui monter aux yeux. D’un geste lent et plein de tendresse, elle récupéra son jouet sculpté et le posa sur la table métallique, au milieu d’un tas d’outils de torture.

- J’espère que tu me pardonneras un jour et que tu auras la vie que tu mérites.

Aussitôt, les deux irnaths qui attendaient en silence le tinrent avec fermeté par les bras, plantant leurs griffes dans sa peau, pour lui attacher des bracelets de fer aux poignets et aux chevilles.

- Maman ! cria-t-il en se débattant.

Elle ne vint pas à son secours et ne fit rien lorsque ses deux compères l’allongèrent de force sur le lit.

- Maman, je veux pas ! Les laisse pas me faire du mal !

Paniqué, il suivait le moindre de ses faits et gestes de ses yeux exorbités. Elle effaça une larme qui roulait sur sa joue d’un revers de la main et prit une énorme aiguille sur l’établi. Il s’époumona encore, plus agité que jamais. Les liens de fer mordirent ses membres entravés.

- Maman ! Non !

Il s’apaisa une seconde, plein d’espoir, quand elle vint embrasser son front. Les larmes ne tardèrent pas à venir brouiller sa vue. Elle se redressa au-dessus de lui et approcha l’aiguille de son torse. Une terrible douleur le transperça, il hurla à n’en plus pouvoir respirer.

Gaël sentit un cri mourir au fond de sa gorge. Il se tenait toujours dans l’embrasure, le rideau coulant sur sa main, le souffle court et le regard perdu dans le vide. Sa main gauche serrait son pectoral encré. Il brûlait sous ses doigts.

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