Merielle l’examina, avant de se tourner vers Erik.

- Son propre sang remplit ses poumons. Elle est en train de s’étouffer. Sur l’étagère, prends une bassine et des compresses. Remplis-la d’eau froide, plonge-les dedans et donne-la-moi.

Tout en parlant, la vieille femme avait fouillé un tiroir et en avait tiré une seringue enveloppée d’un tissu blanc. Erik détourna le regard quand elle la planta dans la poitrine d’Eileen. Il attrapa la bassine d’une main, les compresses de l’autre, et se précipita vers le lavabo. L’eau coula à flots, il l’arrêta au bout d’une poignée de secondes et rejoignit Merielle. La seringue était à nouveau cachée par le linge à présent tâché de sang.

- Peux-tu me décrire le serpent ?

- Je ne sais pas trop, tout s’est passé très vite.

- Décris-le, insista-t-elle d’une voix glaciale.

Il farfouilla dans son esprit à la recherche de ce souvenir, paniqué.

- Il était noir, très fin. Peut-être bien tacheté de vert.

Elle se rua sur un placard qu’elle ouvrit en grand d’un geste brusque. Des dizaines de fioles colorées s’entassaient sur les étagères. Elle les parcourut du regard et ses doigts fripés en attrapèrent une sans hésitation. Erik lui faisait confiance, mais l’inquiétude grandissait au fur et à mesure qu’il la voyait s’agiter. Il avait besoin d’être rassuré.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Un antidote. Lumeo nous aide beaucoup pour les soins, c’est le pacte qui veut ça. La plupart des remèdes proviennent des élémentalistes.

Toujours dans ce même tiroir en désordre, elle prit une petite cuillère en bois et y versa avec attention quelques gouttes de la fiole.

- Redresse sa tête.

Ce qu’il fit. Merielle entrouvrit les lèvres d’Eileen à l’aide de sa main gauche, et de la droite, déversa le liquide orange dans sa bouche. Aucune réaction. La vieille femme enchaina, toujours animée par l’inquiétude qui la rongeait :

- Essors les compresses et donne les moi.

Erik obéit. Merielle remonta les manches de la chemise d’Eileen et lui retroussa son pantalon, dévoilant une chair noircie par le venin. Elle posa un linge mouillé sur son front, ses bras et ses jambes – la morsure sur son mollet virait au noir – et une fois cela fait, plaqua ses poings sur ses hanches et l’observa.

- On va faire tomber la fièvre. L’antidote devrait agir dans une heure environ, d’ici-là on ne peut rien faire à part attendre. Change ses compresses dès qu’elles commencent à tiédir.

Le jeune homme hocha la tête en guise d’approbation et la regarda se hâter hors de la salle.

Comme convenu, il vérifia régulièrement les linges et s’occupa de les rafraichir dès que nécessaire. Erik avait récupéré la chaise du bureau et attendait à côté d’elle en silence. La poitrine d’Eileen se soulevait doucement tandis que des gouttes de sueur roulaient à profusion sur sa peau. Erik approcha une main hésitante qu’il posa sur sa joue. Elle était brûlante ! Il se leva en trombes et se rua au lavabo, volant au passage quatre autres compresses sur l’étagère, qu’il passa sous l’eau. Il en disposa une dans son cou, les trois autres sur son front et ses poignets. Erik se laissa retomber sur son dossier, les bras pendant le long de son corps. Eileen était là, entre la vie et la mort, et lui veillait sur cette fille qu’il ne connaissait pas encore quelques jours auparavant. Sa vie avait pris une drôle de tournure depuis le détournement de sa charrette et il s’était attaché, malgré lui, à ce petit groupe qui l’avait trainé dans cette quête improbable. Il soupira. Tous ses muscles endoloris lui hurlaient de s’allonger, la fatigue menaçait de l’emporter. Il était exténué.

Un gémissement résonna, le tirant de sa somnolence. Eileen dodelina de sa tête et ses paupières frémirent, comme si elle luttait pour les ouvrir. Ses lèvres remuaient imperceptiblement. Il tâta la compresse sur son front et fut soulagé de la constater encore froide.

- Eileen, ça va ?

Après un effort qui lui décrocha d’autres plaintes, elle réussit à s’éveiller et le fixa de ses yeux rougis. Sa bouche, restée scellée jusque-là, s’ouvrit dans un « ploc ».

- Qu’est-ce… s’est passé ? articula-t-elle avec difficulté.

Elle avait prononcé chaque mot dans un souffle bruyant. Erik partit lui remplir un verre d’eau et la fit boire quelques gorgées avant de répondre à sa question.

- Un serpent t’a mordu à la jambe et le venin s’est propagé très vite. Je t’ai fait passer par les arbres et Merielle s’est occupée de toi.

- Aera…

- Aera s’est enfuie avec l’artefact, Illian l’a pourchassée pour l’arrêter.

- Il a réussi ?

Elle redemanda à boire, il exauça sa demande.

- Je n’en sais rien, je ne l’ai pas suivi. Mais je suis sûr qu’il va la rattraper et la raisonner. On récupèrera la pierre et la garde ira chercher le Commandant Kilenswar.

- Qui ?

Il leva les sourcils, surpris.

- Gaël. On le retrouvera vivant, j’en suis sûr, ajouta-t-il pour la rassurer.

- Je ne sais pas de qui tu parles…

Erik se mordit la lèvre inférieure. Devait-il mettre son incompréhension sur le compte de la fatigue ou était-ce l’arbre qui lui avait dérobé son souvenir ? Le souvenir de l’homme auquel elle voulait tant porter secours ! Eileen lui tendit son verre d’un mouvement ample, faisant tomber le linge qui recouvrait son bras, et referma les yeux. La voix de Merielle se fit entendre à nouveau, un peu plus sereine.

- Elle s’est réveillée ?

- Oui, elle a bu un peu.

Il se retourna pour la voir. Cette fois, un homme aux longs cheveux blancs tressés se tenait à ses côtés. Erik se leva pour le saluer.

- Quel est ton nom ? demanda le nouveau venu.

- Erik Vönkenn, Monsieur.

- Erik, je pense que tu as sauvé la vie de mon élève. Je t’en suis très reconnaissant.

Il tira un sourire pour toute réponse. Merielle vérifia la température d’Eileen et rassembla ses linges pour les rafraichir.

- Je te remercie Erik, dit-elle d’une voix soudain chevrotante. Tu peux vaquer à tes occupations, nous allons prendre la relève.

Gentiment mis à la porte, il n’insista pas pour rester encore un peu. Il longea le couloir, traversa le hall et regagna la cour.

Et maintenant ?

Qu’allait-il bien pouvoir faire, maintenant qu’il se retrouvait à arpenter les rues de Nergecye ? Il n’aurait même pas droit à un toit au-dessus de sa tête une fois la nuit tombée. Ses pas le guidèrent vers la petite épicerie que Monsieur Kaï avait l’habitude d’approvisionner. Il s’arrêta un instant devant la porte, hésitant à faire demi-tour, puis poussa le battant. Un garçon au moins aussi jeune que lui se tenait derrière le comptoir, affairé à classer des documents. Il leva la tête lorsque la clochette, calée au-dessus de la porte, tinta.

- Bonjour, l’accueillit-il d’un grand sourire.

- Où est Monsieur Kaï ?

- Oh, Monsieur Kaï est occupé en ce moment. C’est compliqué de gérer les affaires sans sa charrette et sa marchandise. Mais je peux vous renseigner peut-être ?

- Je vois… Tu es un apprenti, n’est-ce pas ?

- Oui. Je travaille pour Monsieur Kaï depuis quelques jours.

Erik se sentit triste de ne pas pouvoir saluer le marchand et de l’avoir abandonné à son sort de cette façon. Quelque part, c’était de sa faute : s’il n’avait pas dormi au fond de la charrette, peut-être aurait-il pu dissuader les autres de lui voler son seul bien. Mais si les événements s’étaient déroulés de cette façon, alors il n’aurait jamais pu vivre une telle quête. Cette pensée égoïste lui serra le cœur.

- Mais… je peux vous renseigner ? répéta timidement le garçon.

- Non, pas cette fois, dit-il en forçant un sourire.

Il quitta la boutique, la mine basse. Erik avait espéré revoir le marchand, son pilier de toujours dans cette ville. Qu’aurait-il fait s’il avait été là ? Serait-il retourné à son ancienne vie, comme si ce qu’il avait vécu ces derniers jours n’avait été qu’une parenthèse ? Il soupira et s’en alla errer dans les rues, comme il l’avait toujours fait.

Perdu dans ses pensées, il se demandait ce qu’avait bien pu lui voler l’arbre de passage. Il se souvenait de Kumöh, était capable de se remémorer tout ce qu’il s’était passé en compagnie d’Illian et des autres… Soudain inquiet, il tâtonna ses poches et fût rassuré lorsque ses doigts effleurèrent les présents de l’ancien commandant. Il s’apprêtait à enfiler la bague à son pouce quand les paroles d’Illian lui revinrent à l’esprit : « Porte-la dès lors que tu y seras à ton tour ». Erik tenait à les respecter et ne la passerait pas à son doigt tant qu’il ne ferait pas partie de la garde. Il la reposa au fond de sa poche et examina encore une fois la lettre, avant de la serrer dans sa main qu’il ramena contre sa poitrine. Au moins, l’arbre ne lui avait pas pris ça et en faisant le tour de ses propriétés, c’était bien tout ce qu’il possédait.

Erik releva la tête, une lueur de détermination dans le regard. Fini de déambuler dans le royaume et de se traîner dans la poussière, fini de se nourrir de vols et de la pitié des passants. Il était temps de prendre sa vie en main. Et c'était bien un nouvel homme qui se dirigeait à présent d'un pas décidé vers l'école militaire, prêt à suivre la formation et intégrer la garde à l'instar du grand soldat qui l'avait inspiré.