Chapitre 24 : Partie 2/2
Aera joignit ses deux mains sur la poignée de son épée et lui asséna un premier coup en criant. La rage guidait ses mouvements. Illian le para, comme tous les autres. Elle enchainait les attaques, toujours plus brusque et agressive dans ses gestes. La colère l’aveuglait, elle ne se souciait plus de retenir sa force. Son but n’était toujours pas de le blesser, encore moins de le tuer, bien que l’envie lui traversa l’esprit une fraction de seconde , mais juste de le désarmer. Alors il se plierait à la règle et il ne s’opposerait plus à elle. Malgré ses attaques à répétition, il ne fléchissait pas. Aera, quant à elle, sentait sa respiration s’accélérer et la sueur imbiber son dos. Toutefois, elle ne perdait pas espoir et comptait bien qu’il finît par se fatiguer et lâcher son arme par mégarde. Il continuait d’alterner esquives et parades, laissant filer les ouvertures qu’elle créait. Son manque d’analyse l’amenait à cumuler les erreurs.
- Bats-toi comme un homme, Illian ! cria-t-elle encore. Tu n’y mets pas toutes tes forces, ce combat n’est pas loyal !
- Tu ne me vaincras pas. Tu laisses ta colère prendre le dessus ! Si je me battais vraiment, tu serais morte depuis longtemps.
Sa réponse eut pour effet de décupler sa rage et elle fendit pour percer sa garde. Il recula en hâte.
- Je ne veux pas te tuer, lui rappela-t-il entre deux souffles.
Nouvel assaut de sa part qu’il évita. Il riposta à son tour. Aera sourit d’un air narquois. Elle avait bien compris que le maniement de l’épée de son ainé était meilleur que le sien. Son seul moyen de parvenir à ses fins était de l’obliger à attaquer, de l’épuiser. Elle surenchérit :
- Le but est de me désarmer seulement. L’as-tu oublié ?
- Je ne veux pas prendre le risque.
- Tu t’y es engagé ! N’es-tu pas un homme de parole ? N’es-tu pas un soldat, Illian ! Ne m’insulte pas !
Comme si ses mots avaient enfin déclenché un déclic, il répondit à ses assauts avec plus de force. Aera encaissa ses coups en grimaçant, tantôt de rage, tantôt sous le choc. Elle pivota sur sa gauche, esquiva un nouveau coup, puis se déroba. Sa feinte n’eut pas l’effet escompté, il se contenta de l’éviter avec une facilité déroutante. La jeune femme n’abandonna pas. Elle bondit aussitôt et frappa. Cette fois, la tranche de son épée ripa sur son armure dans un grincement déstabilisant. Sa méthode était risquée : elle commençait sévèrement à ressentir les effets de la fatigue. Son bras tressautait sous le poids de son épée qui semblait s’alourdir de seconde en seconde, ses jambes flageolaient au fur et à mesure qu’elle s’agitait. Mais elle n’en montrait rien, du moins elle s’en efforçait. Lui faire part de ses faiblesses ne serait qu’une nouvelle occasion pour lui d’essayer de la raisonner.
Leur danse effrénée dura de longues minutes encore. Illian se refusait toujours à prendre le dessus, Aera peinait à retourner la situation. Ses mouvements étaient désorganisés, ses analyses bâclées.
L’ancien commandant finit par en profiter pour l’attaquer et la cribla de coups, peut-être persuadé qu’elle laisserait tomber son arme sous la force qu’il employait. Elle alterna esquives et parades, parfois réussies de justesse.
De toute évidence, la colère l’avait guidée trop longtemps. La première règle qu’apprenait un soldat était pourtant de savoir oublier ses sentiments, de ne pas les laisser l’atteindre. Le masque d’impassibilité était son meilleur visage, la neutralité son meilleur allié. Aera les avait laissés la submerger.
L’ancien commandant marqua une pause pour reprendre sa respiration. Il fit une nouvelle tentative :
- Aera, donne-moi la pierre. Tu peux encore revenir en arrière.
Sa voix tressaillait, le désespoir l’accablait.
- Fais-moi confiance, reprit-il. Laisse-moi t’aider.
La jeune femme essaya tant bien que mal de réfréner les tremblements qui secouaient ses bras et ses jambes. De chasser la tristesse qui commençait à l’envahir. Les larmes qui menaçaient de se former dans ses yeux. Elle avait réussi à se convaincre que sa décision était la bonne, qu’il n’y avait pas meilleure solution. Qu’elle devait se charger en personne du sauvetage de Gaël. Ses pensées se mélangèrent, l’horrible sensation du doute s’installa au cœur de sa poitrine. Etait-ce véritablement le bon choix ? Aera dodelina de la tête, défaitiste. Elle avait trahi son groupe, tué deux gardes élémentalistes qui finiraient par rameuter la foule si leur duel s’éternisait encore et volé l’artefact de Lumeo. Quoi qu’en dît Illian, elle était partie trop loin pour espérer revenir sur le droit chemin. Elle finirait enfermée dans les cachots de Nergecye, en admettant qu’il saurait lui éviter le supplice de la pendaison. De l’humiliation dans la mort.
- Non… c’est trop tard. C’est vraiment trop tard, Illian. Je suis allée trop loin, cette fois.
Elle réprima un sanglot et, la gorge serrée, s’élança une nouvelle fois. Les larmes roulèrent sur ses joues et brouillèrent sa vue.
- Tu te fais du mal, lui cria-t-il entre deux parades. Arrête !
Aera ignora sa remarque et s’acharna à lui asséner d’autres coups. Elle frappait son épée de toutes ses forces, espérant que l’impact l’en éjectât de sa main. Illian commençait à faiblir. Ses jambes s’agitaient avec plus grande lenteur, ses mouvements perdaient en précision. Il fendit d’un pas rapide, cette fois bien décidé à mettre fin à ce duel. Aera pivota sur la droite et frappa sur sa lame pour le déséquilibrer. Au même moment, il ramena son bras contre lui, maintenant prisonnier le fer de la jeune femme et l’obligeant à l’avancer d’un pas, emportée par son élan. Son épée tinta contre son armure, puis la résistance céda.
Les yeux d’Aera s’agrandirent, sa respiration se coupa.
Elle recula d’un pas, horrifiée, faisant coulisser sa lame, happée plus tôt par l’interstice au-dessus de la ceinture de l’ancien commandant. Le sang s’écoula sur les pièces métalliques, tâcha allègrement son pantalon en toile et ne tarda pas à venir teinter l’herbe. D’un geste saccadé, Illian tâta sa blessure d’une main avant de la ramener à hauteur de son visage et fixa ses doigts tremblants d’un regard vague. Ses lèvres livides frémirent. Aera détourna les yeux et examina son épée levée un instant. Le fer était rougi sur la première moitié de sa longueur, des gouttes dévalaient la seconde et se précipitaient jusque sur la poignée.
- Ce n’est pas… articula-t-elle avec peine.
Chaque mot prononcé lui arracha une douleur lancinante au fond de sa gorge comprimée. Sa poitrine brûlait, sa tête allait imploser. Elle manquait d’air.
- Ce n’est pas ce que je voulais, répéta-t-elle plus faiblement encore.
Il la dévisageait de ses yeux vitreux, la bouche entrouverte, comme incapable de lui parler. Peut-être ne trouvait-il pas les mots, peut-être le choc l’en empêchait-il. Aera demeurait immobile. Elle n’arrivait pas à prendre conscience de son propre acte. Tout s’était déroulé si vite. Ses larmes ruisselaient dans son cou.
- Je suis désolée, murmura-t-elle.
Illian plia un genou et s’appuya d’une main sur le sol rougi, l’autre pressée contre son ventre. De longues secondes s’écoulèrent avant qu’il ne succombât à sa blessure et s’écroulât dans un râle à peine audible. Aera glissa son épée dans son fourreau d’un geste mécanique, le regard trouble toujours vissé sur son ancien camarade, inerte. La surprise et la déception peignaient les traits figés de son visage. Aera recula, effrayée. Le corps de l’ancien commandant gisait à ses pieds. Peut-être respirait-il encore ? Peut-être les élémentalistes le trouveraient-ils et sauraient panser ses plaies ? Elle détourna les yeux. Aera ne pouvait plus faire retour en arrière. Elle avait commis l’irréparable. L’impardonnable.
Ses doigts disparurent derrière les écorces, l’arbre l’engloutit toute entière. Aussitôt qu’elle pénétra le passage, la tristesse s’effaça au profit de la culpabilité. Un sentiment amer dont elle aurait bien du mal à se débarrasser. Plongée dans l’obscurité, elle n’osait plus bouger. Elle prit une profonde inspiration, s’évertuant à laisser derrière elle ce qu’il venait de se passer. Elle devait avancer, poursuivre sa route sans se retourner.
Aera dessina la forêt Ouest de Nergecye dans son esprit et tout son corps paru soudain tiré vers l’avant. Elle hoqueta de surprise. La douleur ne tarda pas à la rattraper et ses plaintes répétées moururent avant même qu’elle ne pût les crier. La jeune femme était habituée à souffrir durant ses entraînements, mais le mal qui la rongeait à l’instant n’avait rien à voir avec tout ce qu’elle avait pu connaître jusqu’à présent. Elle avait l’impression qu’on l’écorchait, comme un vulgaire rongeur des plaines avant qu’il ne fût consommé. Sa peau brûlait sous ses vêtements. Cette sensation dura une éternité.
La torture s’arrêta soudain. Elle perdit l’équilibre et tomba sur les genoux, les mains plaquées contre la terre. L’enveloppe noire s’était évanouie. Aera aspira l’air frais à pleins poumons, puis se redressa, le pas chancelant. Les arbres de la forêt Ouest l’entouraient, exactement comme elle l’avait imaginé. La magie des élémentalistes avait fonctionné ! Elle se rappela aussitôt de la légende qui mentionnait la perte d’un bien à quiconque empruntait cette voie et fût rassurée lorsque ses doigts se refermèrent sur l’artefact, intact au fond de sa poche. La jeune femme s’apprêtait à fouiller son sac pour poursuivre ses vérifications, quand un détail frappa son esprit. Le sol avait été froid sous ses mains, tandis que l’air humide léchait sa peau. Aera se concentra sur les alentours. Les feuilles mortes ne tapissaient plus l’herbe rase, les arbres étaient dépouillés de leur feuillage. Elle leva les yeux vers le ciel vêtu d’un manteau blanc. Des flocons ne tardèrent pas à y faire leur apparition.
Aera referma son sac d’un geste lent. Elle avait compris : l’arbre de passage venait de lui voler plus de deux cycles de sa vie. L’hiver était installé et même bien entamé.
Elle devait trouver le moyen de se rendre sur les Terres Rouges. Réquisitionner un navire lui semblait être la meilleure solution. Aera se dirigea vers la capitale d’un pas déterminé. Dorénavant, elle ne laisserait plus ses sentiments la guider. Une dernière pensée s’échappa vers Illian, progressivement remplacée par la jouissance que lui procurait le pouvoir de l’artefact, toujours au creux de sa main.
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