Chapitre 18 : Partie 6/6
L’ouverture débouchait sur une nouvelle salle taillée dans la terre et la roche, dont le sol était en partie constitué du bois de la branche qui se terminait. Une paire de feuilles, chacune d’un mètre de diamètre au moins, faisait office d’un tapis étendu sous toute la longueur de la table anthracite. Cette dernière se fondait dans la roche à son extrémité. Des corbeilles de fruits et de fioles colorées la recouvraient presque en intégralité. D’impressionnants lustres éclairés d’une flamme rouge pendaient du plafond rocailleux par des lianes épineuses.
La pièce, jusqu’à présent vide, se remplit soudain d’élémentalistes arrivant d’une galerie creusée tout au bout. Tous revêtaient une longue tunique blanche, quel que fut leur élément. Puis, en retrait, une créature plus grande et plus large, au ventre rond et à la coiffe faite de bois semblables à ceux d’un cerf, entra à son tour. Les créatures formèrent deux files, une de chaque côté de la table, et se courbèrent, attendant le passage du nouveau venu pour se redresser. La vision de l’ancien commandant sembla le ravir. Leur guide s’apprêtait à les annoncer quand il le prit de court :
- Illian Ell’Tin, que me vaut l’honneur de cette nouvelle rencontre ?
- Tout l’honneur est pour moi, Majesté O’Lum Edwing.
L’ancien commandant s’empressa d’exécuter une révérence, ce que le reste du groupe imita. Toujours courbée, Eileen releva la tête pour observer le roi. À l’inverse de ses compères, il ne portait aucun vêtement, mais son corps était couvert d’écorce, à l’image de l’élémentaliste qui les avait guidés jusqu’au royaume Lumeo. Sa peau brune et par endroits grise était teintée de tâches verdâtres, tandis que sa barbe, si on pouvait l’appeler ainsi, se résumait à un fouillis de brindilles biscornues.
- Je suis étonné que mon vieil ami Horace ne m’ait pas prévenu de votre arrivée.
D’un geste de la main, il incita le groupe à se redresser.
- Prenez place, profitons d’un bon repas.
Eileen ne se fit pas prier pour s’installer. Ses jambes étaient lourdes et des maux soudains ne cessaient de les transpercer. Entourée d’Aera et d’Erik, elle observait les élémentalistes prendre place à leurs côtés. Le roi s’attabla en face d’Illian, entouré de ses sujets.
Trois créatures les rejoignirent avec de larges plateaux dans les mains. Leur peau était pâle, presque translucide, leur crâne chauve et leur corps constitué d’écailles luisantes bleues et orangées. Eileen observa un des élémentalistes à son affaire et dut s’efforcer de retenir une grimace à la vue de sa main, lorsque celle-ci déposa son bol sur la table : dépourvues d’ongles, les extrémités de ses doigts étaient encadrées d’épaisses veines apparentes. Sous sa peau transparaissait un réseau de vaisseaux sanguins complexe, au milieu duquel s’inscrivaient des éléments sombres non identifiés. Ces créatures semblaient être d’une extrême fragilité, comme si, au moindre contact, leur peau trop fine pouvait se percer et éclater à la manière d’une bulle de savon. Eileen referma ses poings et se rassura au contact de ses ongles. Chassant le frémissement qui l’électrisait, elle se focalisa ensuite sur son plat coloré. Une sauce corail emplissait l’assiette creuse, mettant en exergue divers cubes de légumes violets ou verts. De fines herbes étaient saupoudrées sur l’ensemble.
Des plats composés de nouvelles textures et de couleurs chatoyantes se succédaient à un rythme régulier, apportés et retirés par les élémentalistes de l’eau – simple déduction d’après leur apparence. Chaque assiette présentait un nouveau goût, doux ou acidulé ; sucré ou salé. Les saveurs explosaient contre le palais d’Eileen qui s’extasiait à chaque bouchée, bien qu’elle ne fût en mesure d’identifier les ingrédients qu’elle avalait.
Le repas se déroula dans un silence quasi solennel. Lorsque la table fut entièrement débarrassée, la voix du roi s’éleva enfin :
- J’imagine que votre venue n’est pas anodine, commandant Ell’Tin. Ou plutôt, ex-commandant, devrais-je dire.
- De nombreux événements se sont enchainés depuis notre dernière rencontre votre Majesté, voulut se défendre Illian. Tous n’ont malheureusement pas pris la tournure que j’espérais. Il est vrai que j’ai perdu mon grade et que notre roi ne nous a pas officiellement donné pour mission de venir à votre rencontre. Mais l’heure est grave, la menace est grande : les Irnaths ont ravagé l’Entre-Deux. Leur arrivée sur les Terres de Lumière n’est plus qu’une question de temps.
- Le dôme n’est-il pas censé protéger nos terres ? s’étonna O’Lum Edwing.
- Il l’est, votre Altesse. Seulement, sa puissance s’atténue avec le temps et ses créateurs ne peuvent plus l’alimenter. Sa Majesté Horace Ell’Mar, aussi respectable et bon soit-il, ne juge pas nécessaire son entretien. J’ai bien peur que cette décision ne leur facilite la tâche. Leur don est tout aussi puissant que le nôtre et leurs dragons… sont bien réels.
Le monarque ne tiqua pas à cette dernière information, imperturbable. Son attitude sembla déstabiliser l’ancien commandant. Il bafouilla quelques mots, sans doute soucieux de ne pas instaurer un blanc à une tablée royale.
- Je suis bien conscient de leur existence, réagit enfin le vieil élémentaliste. Ce sont des créatures de la nature tout à fait honorables, utilisées à mauvais escient, hélas.
Intimidant par sa carrure et son titre, le roi dégageait, presque paradoxalement, un sentiment de sympathie sans limite. Eileen ne pensait pas se tromper en le jugeant modeste et proche de son peuple. Il était tout à fait à l’opposé du comportement du roi de Nergecye.
- J’ai toujours su que ce conflit referait surface un jour, reprit O’Lum Edwing. Il ne s’est jamais vraiment tu, en réalité. Notre royaume a juré allégeance au vôtre depuis si longtemps que vos ennemis sont devenus les nôtres.
Il marqua une longue pause, triturant les brindilles qui lui faisaient office de barbe, avant de poursuivre :
- Illian Ell’Tin, mon discours ne changera pas malgré tout : nous sommes un peuple pacifiste, si votre requête est de nous réquisitionner pour le combat, alors nous ne pourrons l’accepter.
- Je l’entends bien, se pressa d’ajouter l’ancien commandant, je n’ai pas fait tout ce chemin pour vous demander d’aller à l’encontre de vos principes. Cependant, vous pourriez nous aider, d’une autre façon.
Eileen observait les deux hommes avec attention, le souffle presque coupé.
- Votre royaume renferme un artefact aux capacités étonnantes qui donne la maîtrise des quatre éléments et l’octroi d’une grande puissance. Disposer de cette pierre au sein de l’armée de Nergecye nous permettrait de passer le dôme de protection des Terres Rouges et de rattraper notre retard, voire de prendre une longueur d’avance. Sans elle, les Irnaths ne tarderont pas à envahir notre royaume. Notre bouclier s’affaiblit de jour en jour.
À nouveau, un silence s’installa. Plus long, cette fois. O’Lum Edwing cessa d’importuner sa pilosité boisée.
- Illian Ell’Tin, avez-vous conscience de la puissance que cet artefact implique ? Mon devoir est de le protéger quoi qu’il arrive afin de maintenir la paix entre nos peuples. Vous la donner reviendrait à remettre toute la sécurité de nos terres entre vos mains.
- J’en suis conscient, votre Majesté. Cette requête est ambitieuse, mais je pense avant tout à mon royaume et à sa sécurité. À la sécurité de nos terres à tous, car nous savons que les Irnaths ne se contenteraient pas des côtes.
Le souverain de Lumeo le fixait avec intensité. Après une pause de plusieurs secondes et une longue inspiration, il fit une proposition :
- J’aimerais m’entretenir avec vous. Je pense que quelques points sont à éclaircir avant de vous donner ma réponse.
Aussitôt, les élémentalistes – excepté ceux qui l’encadraient à sa droite et à sa gauche – se levèrent et regagnèrent la salle de laquelle ils étaient arrivés. Eileen, Aera et Erik furent encouragés à en faire de même. Une tension presque palpable avait envahi la pièce. La réussite de leur objectif dépendait à présent de la conversation qu’ils allaient entretenir.
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