la vie de Werther
Werther
7/7
1 -
Werther.
Si on vous dit Werther, vous pensez à quoi? Au héros de Goethe? À l'Opéra? Non, personne ne pense à l'opéra. Parce que personne ne le connaît. Moi non plus d'ailleurs. Enfin maintenant si. On pense plutôt aux caramels anglais, les trucs qui collent et que franchement, seul le chien diabétique de votre grand père accepte parce qu'il n'y a pas le droit.
Moi, c'est juste un pseudo. Celui qui a germé je ne sais comment de mon esprit pour aller se coller en tout petit dans les cases d’inscription du forum où je poste mon histoire. Des fois votre subconscient fait des trucs tout seul, sans vous rendre compte, et des fois c'est juste aussi bien. Sauf qu'il y a toujours un lien avec votre réalité. Et c'est là que ça commence à moins aller.
Enfin c'est pour tout ça que vous vous retrouvez à -peut-être – lire mes ineptitudes de fin d'insomnie, de tard le soir, ou tôt le matin.
Parce que c'est devenu obligatoire. Salvateur. Rédempteur. Parce mon cerveau produit tellement de trucs qu'il m'a fallu un exutoire. En bien ou en mal. Au bord de l'implosion, il me fallait une soupape. Alors je livre mon histoire. À personne, ou aux quelques lecteurs des heures tardives, en mal d'aventures ou de voyeurisme.
Ça a du se déclarer quand j'ai atteint mes dix-huit ans. La crise de la majorité on m'a dit. Peut-être. Mais ça allait au delà de ça. Parce que je ne suis pas sûr que ce genre de truc ça se trimbale discrètement enfoui depuis aussi longtemps. Ça fait long comme crise.
Je m'en suis rendu compte assez tôt. Début de collège, un truc comme ça. La différence, ça marque. Au début c'est sournois. On se dit que non, c'est normal, j'ai évolué dans un environnement ouvert, cultivé, donc OK. J'insiste pas.
Et quand au fur et à mesure des années, vos camarades de classes vous semblent de plus en plus pales, que même les profs vous semblent éteints, et que les seuls échanges satisfaisants ont lieu avec votre arrière grand mère qui a connu la décolonisation à Madagascar, franchement, vous vous interrogez.
Pourquoi suis-je comme ça? Pourquoi j'en ai rien à faire de jouer à la console au dernier jeu de baston? Pourquoi aller faire les magasins de sport ça me branche pas, alors que franchement, y'a des documentaires sur les mystères de la science non résolus à ce jour sur le câble? Pourquoi pourrais-je vivre ma vie sur une île déserte, à condition d'y trouver la bibliothèque perdue d'Alexandrie? Ça vaut plus que toutes les soirées beuveries qu'un mec de votre classe peut bien programmer, non?
On m'a dit que j'étais coincé. On m'a dit que j'étais un nerd. Ou un no-life. Bizarrement, ils ont zappé que j'étais gay. Ça aurait pu les rassurer sur mon compte finalement...
Sauf que mon truc, c'était l'assouvissement.
J'aime me remplir de trucs. Les blancs dans mes interrogations. Les réponses métaphysiques sur l'existence, ou non, du boson de Higgs. Est-ce parce que la voisine est enceinte qu'elle a changé sa mini neuve contre un scénic familial d’occase, ou parce que son banquier lui a coupé les vivres? Ou parce que son mari l'a trouvé au lit avec son meilleur pote.
Si je paye la boulangère avec un gros billet, va-t-elle me faire le coup de la mauvaise monnaie, sous prétexte que j'ai choisi une boutique où je ne suis pas connu? Etc... tout y passe. Intéressant ou pas. Non intéressant surtout. Mon cerveau ne fait pas bien le tri. Et c'est mon drame.
Je suis tordu en fait, peut-être. Avide, sans doute.
La déformation d'un esprit scientifique dans le corps d'un cartésien contrarié.
Parce que le pire dans tout ça, c'est que savoir ne m'apaise pas. Cela ne fait que créer de nouvelles questions sans réponses, bientôt remplacées à leur tour par d'autres.
Est ce que du coup je suis insatisfait? Je n'en sais rien. C'est peut-être l'objet de mon passage ici, d'ailleurs.
Ça pourrait me pourrir la vie. Ça l'a fait, par le passé. Mes premiers vrais souvenirs de différence datent d'un cours d'histoire sur le krach de 1929 aux USA. À onze ans, j'étais capable d'expliquer le fonctionnement des actions et des cours de bourse, l'inflation et les mécanismes de la crise économique. Et je me souviens avoir été très fâché que personne n'ait trouvé ça intéressant. Et que personne à part la prof ne m'ait écouté. Encore moins félicité. Oui, parce que tout ce savoir qui déborde, sans que vous le vouliez, il a un pendant, bien mal côté pour se faire des copains. Et ça s'appelle l'orgueil.
Bon, vous apprenez bien vite à dissimuler tout ça, à faire plus ou moins comme tout le monde. Mais après vient le dilemme, au moment de remplir sa copie. Est-ce que je raconte -vraiment- tout ce que je sais, et auquel cas une heure ne sera pas suffisante et le prof risque de l'avoir mauvaise que j'en sache plus que lui? Alors vous trichez. Vous tronquez. Vous triez. Et du coup la frustration s'empile.
Parce que pour assouvir le besoin d'en savoir toujours plus, pour répondre à votre cerveau exigeant, il faut faire de la place. Et comment on fait ça, quand on a quinze ans et qu'on n'a pas vraiment d'amis du bon âge?
Et bien on écrit. Et on déverse. Sous toutes les formes. Anecdotes, récits, rages, poèmes rarement parce qu'il faut du temps pour que ça soit beau. Et que du temps on n'en a pas. Alors c'est moche, ça ne ressemble à rien, et c'est surtout pas fait pour être lu.
D'autres auraient sans doute fait autrement. S'ils ont des solutions, je suis preneur. Moi j'ai fait comme ça.
Mais vous vous doutez bien que si j'en suis arrivé à créer ce compte ici, c'est que ça ne suffit plus. Parce qu'il s'est vraiment passé un truc.
* * *
- 2 -
Aurélien
Au début, l'autosatisfaction vous rempli. Mais ça va un moment, surtout que plus vous la polissez, plus vous vous faites délaisser. Et que l'être humain a besoin de contact, et que moi, mes potes, même moins malins, et bien je les aimais bien. J'allais faire des bêtises avec eux, et même si je n'étais pas le premier, ne pas être le dernier m'allait super bien. Parce que je n'étais pas tout seul.
Au début c'était innocent. Planquer le courrier des gens quand le facteur refermait mal la boîte. Ou le cas échéant, déverser des escargots dedans, en espérant qu'ils dévorent tout avant le lendemain matin. Aurélien était le plus inventif. Et pour moi, avec mon introversion forcée et mes neurones en ébullition, il était un Dieu.
Il avait les yeux qui pétillaient, aussi clairement que si son cerveau lui avait envoyé des sms d'idées géniales. Je le suivais aveuglément. Mon libre arbitre n'avait pas la barre sur l'ascendant qu'il exerçait sur moi. Ce n'est que plus tard, au détour d'un mercredi après midi en le voyant revenir de sport que je pris conscience de la véritable nature de mon attirance.
Et ça m'a démoli.
Parce que vous avez beau en savoir plus que tout le monde, n'avoir jamais rien fait pour ça mais malgré tout appris à vivre avec et à composer autour, rien ne vous prépare à encore plus de différence. Et pour le coup, pas une qu'un environnement de collège moyen est prêt à vous pardonner.
J'aurais été populaire, j'aurais été un peu plus beau, ou plus à l'aise, peut-être aurais-je pu espérer être admis, à défaut de l'être. Sauf qu'avec le recul aujourd'hui, je me dis sincèrement qu'il n'y a pas d'âge pour l'intolérance. Mais à cet âge là on a encore l'excuse de la méconnaissance. Mais à l'époque, ma prédisposition scientifique naturelle me poussa à vérifier l'hypothèse de ma sexualité.
J'avais une sœur -que j'ai toujours d'ailleurs- et profitai d'une après midi d'absence pour m'introduire dans sa chambre. Je pris le temps de tout sortir de ses placards, en notant mentalement l'emplacement de chaque chose. Je passai rapidement les pulls, t-shirts et pantalons pour arriver aux sous-vêtements. J'observai avec curiosité et application la moindre couture et le moindre nœud de dentelle. Rien ne vint, à part la question lancinante du pourquoi autant de complication.
Je décidai alors de retenter l'expérience chez un copain, un soir d'anniversaire. Je m'éclipsai discrètement -je n'étais pas celui à qui on prêtai le plus d'attention- et rapidement, inspectai le contenu d'un tiroir en revenant des toilettes. Mon expérience tourna court. Non pas parce que je me fis chopper. Mais parce que j'obtins ma réponse, plus rapidement que je ne l'eus cru. Je remportai d'ailleurs un souvenir de tissu clair, bien calé au fond de ma poche arrière, arrivé là totalement par hasard...
La soirée passa lentement. J'étais mal. Parce mon cerveau m'envoyait des informations cohérentes à traiter, mais que il refusait en même temps de les analyser. Ce fut le début du chaos.
Je tentai par tous les moyens de réfuter. J'observai sous tous les angles les garçons de la fête. Aucun en particulier ne m'attirait, sans compter Aurélien, qui était déjà plus qu'un simple ami à mes yeux. Mais à cette époque, je me persuadai qu'il était juste le frère que j'aurais rêvé d'avoir. Je me sentis coupable, à défaut de mettre d'autre mots dessus. Pour l'instant.
Et si j'avais toujours mis un frein sur mes notes pour conserver quelques amis, je n'avais jamais réussi à dissimuler parfaitement mes épanchements cérébraux. Comment allais-je gérer cette nouvelle donnée? Parce qu'à l'époque, je n’étais pas encore parfaitement tiraillé par mes hormones. Ça restait donc du domaine du « à traiter en urgence ». Je traitai donc. En l'écrasant. En l'enfouissant. En l'oubliant.
On dit qu'une fonction non utilisée du corps humain finit par s'adapter, ou par s'atrophier, comme celles les Hommes aux cours de l'évolution. Est-ce que le cœur pouvait continuer de battre fonctionnellement, sans jamais bondir pour qui que ce soit? C'était mon défi. Et en bon élève n'ayant jamais connu l'échec, je mis un point d'honneur à ne pas fléchir.
* * *
- 3-
Lasagnes
J'avais donc un défi supplémentaire à relever. Ça entrait dans mes cases. C'était gérable. Ne pas y penser. Oublier. J'avançai à mon rythme, c'est à dire à celui que je me forçai de suivre, et émergeai de mon brevet des collèges avec des notes presque parfaites. Il faut toujours laisser une porte de sortie aux profs qui vous examinent. Ça leur évite la déprime de l'été.
J'eus un instant l'impression d’être libéré. Le lycée m'apparaissait de loin comme une terre promise, radieuse et riche de possibilités intellectuelles. Mais mon cerveau enregistra tout. La montée de l'orgueil de mes congénères, l'écrémage du star système dans lequel je ne rentrai pas, et le désintérêt progressif de Nathan. Mon cerveau refusa, pour la première fois de ma vie, d'admettre deux faits établis. Nathan était hétéro. Et sa copine était jolie.
Mes possibilités tangèrent alors le zéro absolu. Alors tout ressorti. En vrac, en morceaux, en bouillie. Je vécu le pire retour en bus de ma vie. Effondré, j'étais apathique. Rien qui ne se voyait de l'extérieur. Mais j'étais désespérément sur pause. Même les conversations de mes voisines de bus ne rentraient pas dans ma tête. Rien ne s'imprimait. C'était une première. Si j'avais eu une parcelle de conscience à consacrer à cette information, je l'aurais peut-être traitée.
Mes parents bien pensants s'enquirent de la bonne journée que j'avais certainement passée, et de ce que je voulais manger. Par réflexe, je répondis 'des lasagnes'. C'était mon plat préféré. Et un signe de grande détresse.
Des mois plus tard, à des années lumières de ma prise de conscience que jamais lui et moi ne ferions un ensemble uni et entier, je m'éveillai. Être gay au collège est dur. Mais comme on en est pas toujours vraiment sûr, on peut se dire qu'avec les lois de la probabilité, on peut avoir une chance de s'en sortir. Parce qu'on ne le choisit pas. C'est juste comme ça.
Le problème avec le lycée, c'est qu'on devient certain d'un tas de trucs. De ça notamment. Et au milieu des certitudes qu'on peut revendiquer haut et fort quand on a le charisme et le courage, et bien ça, n'en fait pas toujours partie.
Dans mon cas, mon cerveau faisait tampon en permanence. Je crois d’ailleurs que c'est de là que me viennent mes insomnies chroniques. À force de tout intérioriser, de tout camoufler, je me rongeais de l'intérieur.
Je n'étais pas assez courageux, ni assez intégré dans la vie réelle pour oser extérioriser, pour oser assumer. Je me demandais même ce que j'allais bien pouvoir faire de mon orientation. Jamais je n'aurais osé aborder qui que ce soit. J'étais bien trop décalé, bien trop certain de ne rien avoir en commun avec mecs qui s'assumaient et qui semblaient bien le vivre.
Et puis pour faire quoi d'ailleurs? Même avec ma famille je n'arrivais pas à nouer de relation satisfaisante. Alors vous pensez, avec un type de l'extérieur qui ne serait pas payé pour me supporter, ou même à la rigueur forcé?
Étais-je condamné à m'ignorer? Rester seul n'était pas un problème. La solitude a cela de satisfaisant que l'on ne s'ennuie pas, tant qu'on s'apprécie soi-même. Mais lorsqu'il vous semble que même à vos propres yeux vous vous déplaisez, la corde se tend. D'un coup sec.
* * *
- 4 -
Marnie.
Marnie c'est ma mère. Vous ne vous étonnerez pas après, qu'avec une mère dont le prénom provient d'une psychotique refoulée, je ne tourne pas très rond dans mon cerveau carré.
Elle est à côté de la plaque, ne me voit pas comme je suis, et a du coup du mal à me voir comme elle voudrait que je sois. C'est l'inconvénient des enfants dont les parents vénèrent les années 70. La libération des femmes et de leurs désirs a conduit ma mère à oublier que les autres en avaient aussi. Son féminisme est un égoïsme qui eut un prix. Et je crois avoir payé pour mon arbre généalogique.
Sous couvert d'acceptation et d'ouverture, elle a toujours considéré que l'élévation de l'esprit ne pouvait pas être entaché de choses aussi bassement matérielles que l'assouvissement des besoins physiologiques. Se vautrer devant la télé est impensable. Rire bêtement aussi.
Elle condamne vertement les comportements lascifs et publics, oubliant certainement avec aisance qu'elle a attendu le plus longtemps possible avant de m'avoir, afin de ne pas venir entacher l'équilibre harmonieux et libertaire qu'elle avait établi avec mon père. Aujourd'hui, ils ne sont plus finalement que de petits bourgeois, qui ont perdu en chemin la particule bohème. Alors la question se pose. Devant autant d’affichage de tolérance, au bout de combien de temps la porte se refermera-t-elle, si jamais je parle?
* * *
- 5 -
Accumulation.
Le peu d'amis autour desquels j'avais réussi à graviter au collège se dissipa au lycée, spontanément, comme une volée de spores dans l'atmosphère. nathan partit en lycée professionnel, et même s'il garda le contact à ma grande surprise, je me retrouvai seul, et sans radeau. Au milieu de mon océan tourmenté, enseveli tour à tour sous des vagues de pulsions et de dissimulation, je me noyai.
Ce que j'avais cru ficeler se délita, et vint me frapper en pleine figure un matin de terminale. Une simple vision, un bout de peau. Quelques centimètres dépassant d'un tee-shirt alors que son propriétaire levait les bras. Je ne le connaissais pas. Mais d'un seul coup mon corps se souvint qu'il existait, et tenta de renverser mon cerveau à la tête de mon organisme. Un putsch hormonal.
Je délirai quelques semaines entre rêve et réalité, entre tentation et raison, chaque décision se retrouvant immanquablement et instantanément balayée une fois prise. J'allais exploser. Parce que m'ouvrir se résumait à m'accepter. Et cela remettait en question le modèle sur lequel je vivais tant bien que mal depuis toujours.
Comment m'en sortir dorénavant? Mener une deuxième vie? J'étais mineur. Me jeter à l'eau? Et si je me prenais une droite? Discuter sur internet? Oui, mais dire à un écran clignotant que vous êtes gay ne fait pas vraiment avancer le problème... Si seulement j'avais pu m'en ouvrir... mais je ne connaissais personne. Du moins pas suffisamment.
Restaient mes parents. En soi, c'était une mauvaise idée. Je le savais bien. Mais quand on a le souci de l'honnêteté intellectuelle chevillée au corps depuis qu'on vous a appris que ce sont les lois de la gravité qui permettent à votre corps de se mouvoir sans tomber, et bien au fond de vous, vous n'avez pas trop le choix.
En soi, ils ne pouvaient rien pour moi. Mais ils étaient le seul exutoire à mon mal être. Comme si en leur confiant ma réelle identité, je transposais le problème entre leurs mains. Comme si partager mon secret le rendait un peu moins pénible à vivre, même si la mûre qui tâche la chemise blanche n'est jamais moins noire après qu'avant.
Alors un jour, après avoir longuement réfléchi, je pris ma décision.
* * *
- 6 -
Mauvaise idée.
Le titre vous laisse présager de ce qu'il en ressortit. J'avais pourtant tout retourné dans ma tête. Parce qu'au fond de soi, toute la colère qu'on ressent face à l'incompréhension latente, cherche forcément à ressortir un jour ou l'autre. Et il arrive que quoi qu'on en pense, et quelles que soient nos relations, nous recherchons toujours l'approbation de nos parents, même face à la plus petite de nos décisions. Raison de plus lorsqu'il ne s'agit pas d'un choix.
J'avais envisagé des scénarios dignes d'un Ours à Berlin, ou du moins des palmes d'Or de Cannes. J'envisageai une prise d'otage au saut du lit, entre deux tartines et un café, histoire d’annihiler les velléités de rébellion. Mais je voulais que mon « papa, maman, votre fils est pd » soit un peu plus glamour.
Quitte à m'en souvenir toute ma vie, et eux de la leur, autant y mettre les formes.
Alors je me mis à réfléchir. À la mise en page. Au choix du papier. Aux rimes croisées que je pourrais utiliser afin de rendre plus carrée à leurs yeux une réalité qui risquait fort de vriller subitement. Mais rien ne convenait. Rien n'était assez fort pour expurger ma rancœur face à ce quotidien que je subissait sans pouvoir agir.
Je ne voulais pas qu'ils puissent le renier. Qu'ils le balayent, comme ils avaient nié ma différence depuis longtemps, trop enfoncé dans leur épanouissement personnel pour affronter celui des autres. Alors j'eus l'idée du siècle en tombant sur une vieille rediffusion des enfants du rock, programme qui ne serait jamais rentré dans mon champ visuel autrement que par hasard tellement c'était vieux et pas mon style.
Mais j'aimais assez la scénographie de la chose. La superposition en contre-plongée du vêtement noir sur l'émail blanc. La brume rouge qui délite avec elle les verrous uns à uns.
Je calculai mon timing. Et rentrai dans l'eau.
Vendredi soir. Elle terminait son cours de yoga vers dix neuf heures. Le temps qu'elle se change, qu'elle papote, qu'elle rentre. Je lui laissais le temps de chercher ses clefs dans son sac, et que l'ascenseur en panne elle ne se résolve à prendre les escaliers.
Tout habillé. Pour l'effet.
Avais-je envie, en même temps, de lui faire payer? Sans doute. Parce que si ce n'était pas de ma faute, il fallait bien que ce soit un peu de la sienne.
Elle avait du retard ou quoi?
J'aurais eu un copain, peut-être aurais-je défaussé ma lâcheté sur la sienne. Mais même pas. Non, j'étais tout seul face aux conséquences de leur mixage génétique.
Depuis combien de temps trempais-je là dedans? Je n'avais plus très chaud finalement. L'eau s'était refroidie, et mes maigres entailles faites pour la théatralisation de la chose paraissaient soudain plus nettes. Plus longues.
J'en avais eu l'idée, me disant qu'à tout prendre, ils m'auraient préféré gay que mort. Un peu extrême. Oui, un peu. Beaucoup même. Mais quand les solutions normales ne peuvent pas résoudre le problème donné, il faut apprendre à réfléchir à l'extérieur du cercle. C'était ma contribution à moi au grand esprit scientifique. C'était peut-être ma dernière aussi, si elle ne se dépêchait pas.
Je voulus rajouter de l'eau chaude, parce que je frissonnais. Mais j'eus du mal à me relever. Ma vision tanguait.
Qu'est ce qu'elle faisait.. je n'étais pas sûr d'avoir à nouveau le courage, s'il fallait recommencer...
Je n'osais pas bouger, de peur qu'elle rentre à ce moment là et découvre la supercherie. Mais en même temps, je ne voulais plus vraiment bouger. Finalement, je n'étais pas si mal. Et l'eau n'était plus si froide.
Je crus entendre une sonnerie.
Le plafond se rétrécit. Je ne me souvenait plus qu'il était si loin. Si grand...
Une nouvelle sonnerie. Sans doute le téléphone.
En fermant les yeux j'étais encore mieux. Je m'enfonçai. Doucement.
Le répondeur se mit en marche. Je souris. Pourquoi, aucune idée.
« Adrien, c'est maman... »
Je dressai une oreille sous l'eau.
« Ne m'attend pas ce soir, je vais prendre un verre avec des copines... »
Je n'étais pas sûr de bien avoir entendu.
« J'ai préparé des lasagnes, elles sont dans le four, tu n'auras qu'à les réchauffer... »
Quoi ? Elle sortait?
A son âge, me fis-je la réflexion, avant de me dire que je ne lui accordai même pas une fraction de ce que j'attendais d'elle.
Quelle clairvoyance. Quelle ironie... Quelle égoïste...
Et moi? clamais-je en moi-même de toute mon arrogance et ma suffisance. Je n'allais plus si bien finalement. Quelle utilité toute cette mascarade si je n'avais pas de spectateurs? Parce que clairement, l'idée n'était pas d'y rester...!
J'essayai de me remuer, intérieurement. Mais si la force intérieure peut déplacer des montagnes, c'est quand même mieux avec des os, des tendons et tout un tas de protéines bien assemblées. Bref, je tentai de m'ébrouer. Pas de réaction.
Allez merde, faut que je sorte de là...
Nouvelle tentative. À chaque mouvement l'eau se teintait. Non... J'allais tourner de l'œil en plus de ça.
Accroche-toi et sors de là, tentais-je, finalement désespéré.
Vu comme j'étais gaulé, vu comme c'était parti, j'allais y rester. À moins d'une intervention extérieure. À moins d'une intervention divine.
À l'aide.
* * *
- 7 -
Renaissance.
J'avais promis. De bien me tenir. D'arrêter de m'enfermer. De me faire des amis. D'être gentil avec ma mère. De demander de l'aide quand ça n'allait pas. De proposer la mienne quand ça allait bien. De me prendre par la main, et d'arrêter de blâmer les autres.
J'avais promis tout un tas de trucs. À Dieu en général. À toutes ses subdivisions en particulier. Et de manière assez indéfinie, j'avais plus ou moins tenu toutes mes promesses, suffisamment pour avoir le sentiment d'avoir payé ma dette. Parce que venu de nulle part, ma conscience avait trouvé la force de me sortir de la baignoire et de me tenir en vie.
J'ai repris un poste de recherche au CNRS l'année dernière, après avoir réalisé mon master et mon post-doc aux USA. Ce fut la solution à tous mes problèmes finalement. La barrière de la langue et de l'Atlantique firent sauter celle de mon inadaptation. Comme quoi des fois, il faut trouver le bon solvant dans lequel diluer ses angoisses.
Comment réagit un cartésien scientifique lorsqu'il perd les pédales? Quand d'un seul coup le socle bétonné de ses certitudes et de ses réflexes de survie s'effondre en grand fracas autour de lui? C'est un peu ce que j'ai ressenti ma première fois.
Un mélange confus de pulsion, d'abandon, de peur panique. D'envie, pour la première fois, de me laisser aller. Et la possibilité de le faire. Sauf que rien dans ma vie ne m'avait préparé aux sensations.
Essayer de rationaliser est inutile. Surtout quand vos points cardinaux se mélangent, et que cela n'a rien avoir avec le décalage horaire. L'envie de cette nouveauté, de ces sensations non imaginées, d'aller plus loin, toujours plus aux confins de l'exploration. Quelle hormone réagissait à son toucher, quel nerf envoyait le signal que ça me plaisait, quel inhibiteur empêchait mon cerveau de crier et mes jambes de fuir?
À un moment j'ai cessé, pour la première fois, de me demander. Je n'ai plus été alors qu'une caisse de résonance pour mes émotions. Je crois bien que j'ai pleuré. Car je n'étais plus vierge de sens.
Plus tard, une fois que j'eus pris sur moi d'arrêter de considérer l'aveu comme obligatoire, il était naturellement venu. Bon, bien plus tard c'est vrai. C'était presque sorti tout seul, et en anglais.
Dad, Mum, I'm coming back. And I' ll be living with him.
Soit ils étaient trop vieux ou fatigués, soit ils n'en avait rien à faire. Ou soit ils savaient déjà, au fond d'eux. Avec le recul je me dit qu'on ne dupe jamais ses parents, mais qu'il faut juste devenir adulte pour s'en rendre compte. Combien de nuits blanches et d'angoisses inutiles seraient épargnée étant jeune si la parole se libérait quand on en a besoin...
- Adrien, t'en a encore pour longtemps? me demanda-t-on avec l'accent de Baltimore derrière la porte.
Bon, j'avoue, c'est vrai, j'ai encore des mauvaises habitudes à perdre. Par exemple, celle de m'enfermer dans la chambre quand j'écris. En général il a des horaires assez élastiques, et il est plutôt cool là-dessus. Mais visiblement, là, ça l'énerve.
D'un autre côté, je suis censé m'habiller. Parce qu'il m'a invité au restaurant, et que j'ai comme qui dirait fouillé dans ses affaires, par inadvertance... Et que je suis, malgré moi, tombé sur une facture, et un truc carré, ressemblant assez à une boîte.
Alors je suis embêté. Accepter un cadeau dont on connaît la valeur, ça me met mal à l'aise. Mais si en plus, j'ai lutté, lutté, lutté pour ne pas ouvrir la boite qui ne peut pas contenir grand chose vu sa taille... Bon, j'ai réussi à résister. J'espère que ça comptera dans ma balance plus tard. La porte reprit, impatiente:
- Hurry. Please.
On va chez Giovano. Il a réservé depuis un mois. Je le sais, parce que je l'ai entendu. Non, je ne l'espionne pas. Il parle juste fort, comme beaucoup d'américains. Mais ma foi, il serait différent que je n'en voudrais pas. Et j'ai l'impression que la réciproque lui va bien.
Ce type est tout ce que je ne suis pas. Décidé, de type rouleau compresseur émotionnel. Il a toujours insisté pour m'embarquer avec lui dans son sillage qui fait plein d'écume partout où il va, sans que je comprenne bien pourquoi. Et cet entêtement m'apporte, de manière assez mal définie, la sensation de réel qui m'a toujours manquée. Celle qui me laisse penser que même si je me bats à nouveau contre mes moulins internes, il saura toujours me tirer de là d'une main ferme, et me demander avec une simplicité désarmante : « Shall we eat out, or order take away tonight ?... »
Y'a juste un souci. Il a apprit récemment par ma mère que dix ans auparavant, j'avais une passion pour les lasagnes. Et s'est mis en tête de me faire plaisir. Sauf que comment dire... C'était avant.
Bon, tout ça pour vous dire que j'ai un dilemme. Parce que que imaginez bien que si j'ai créé ce topic, c'est que j'ai besoin d'un conseil. Ma question est donc toute simple.
Est-ce que si on refuse tout net de goûter au menu concocté par le mec qui vous aime, dans le but seul et unique de vous faire plaisir, parce qu'il a décidé de passer le reste de sa vie à supporter vos défauts et votre caractère invivable, est-ce que c'est pas un peu abuser???
.FIN.
Annotations
Versions