Semaine 10
On dit que le monde a connu des époques où les étoiles n'étaient pas des objets. Des temps anciens où les hommes levaient les yeux pour les contempler, où leur éclat éveillaient des rêves et non de la convoitise. Aujourd’hui, nous ne les regardons plus. Nous les achetons, convaincus que leur lumière confère à leur propriétaire une aura transcendante, un éclat immatériel qui dépasse les réalités terrestres. Un astre, même si sa lumière s’éteint en quelques jours, marque celui qui la détient d’une empreinte ineffaçable. Ceux capable d'en accumuler des centaines, voire des milliers, indifférent de leur évanescence, sont considérés comme une l’élite. Il existe dans leur collection une sagesse proclamée par la société elle-même : un vrai visionnaire ne possède rien de vital.
Pour moi qui n'ai que peu, la perspective douce et persistante d'acquérir une lueur inaccessible retentit comme une promesse d’élévation. Nourrie chaque jour passé auprès des autres, je m'épuise pendant des mois à de petits boulots pour m'approcher de ce rêve. De jour comme de nuit, j'emballe les précieuses bouteilles pour Étoile & Cie, les préparant pour d’autres, pour ceux qui, contrairement à moi, peuvent les payer sans compter. Chaque caresse de mes doigts sur le verre soigné de ces merveilles attise mon obsession. Chaque bouteille qui m’échappe, confiée à des mains étrangères, me laisse un goût amer de trahison. Plus je les touche, plus elles se dérobent, me laissant avec une faim que rien d’autre ne pourrait assouvir.
Enfin un soir, après des mois d’efforts et d’économies, j’y parviens. Au comptoir, le vendeur m’observe, intrigué, puis finit par me remettre le petit flacon avec une déférence qui me surprend. La sensation est étrange : la bouteille est là, dans ma paume, aussi légère qu’une promesse tenue, irradiante, presque sacrée. Mes doigts tremblent en refermant leur étreinte autour d’elle ; elle est mienne, mon astre, mon emblème, ma porte d’entrée vers la reconnaissance. Chaque pas sur le chemin du retour résonne d’une gravité nouvelle. Traversant les rues, j’avance comme un roi dissimulant son trésor, mon cœur battant d’un mélange d’exaltation et de crainte face à cette lumière qui, enfin, m’appartient.
Pourtant, à peine rentré, un choc inattendu me saisit. Au moment même où je pose la fiole sur ma table, la lumière s’éteint, instantanément, sans le moindre signe avant-coureur. J’ose à peine y croire. Mes doigts effleurent la paroi glaciale du verre, qui n’est plus qu’un simple objet froid, inerte, vidé de sa promesse. Je suis anéanti. Tout ce pour quoi j’ai tant œuvré, tant sacrifié, m’échappe d’un coup sec et cruel. Un éclat mort.
Les jours qui suivent, je reste prostré, obsédé par cette bonbonne défaillante. Je l’observe, espérant sans trop y croire qu’une étincelle s’y rallume, que l'univers reconnaisse son erreur et fasse justice. Mais la bouteille reste vide, figée dans son mensonge. On m’a volé mon rêve et, avec lui, mon espoir d’être quelqu’un, de faire partie de quelque chose. Un matin, pris d’un accès de rage, je manque de briser le flacon inutile contre le mur. Ma main est déjà levée quand une étrange sensation me traverse, comme un souffle d’apaisement. Le vide, je le ressens, mais il n’est pas si lourd qu’au premier abord. Il a même quelque chose d’étrangement libérateur.
Peu à peu, l’idée fait son chemin en moi : dans cette bouteille éteinte, il y a un espace, un néant. C’est la première fois que je peux contempler un objet sans que son utilité ou sa valeur sociale m’encombre. L’étoile morte est là, silencieuse, inoffensive, et elle ne me demande rien. Elle ne me promet rien non plus. Ce silence étrange m’ouvre une nouvelle voie, loin des serments vains, loin de l’obsession du statut.
Je m’habitue bientôt à cette obscurité. Je découvre que ce que j’ai interprété d’abord comme un échec contient une richesse que je n’avais jamais connue : celle de la tranquillité, de l’absence de prétention. Dans cette obscurité que j’avais tant redoutée, je me sens libre, affranchi de cette course absurde vers la possession et la reconnaissance illusoire. Au fond de moi, une voix me murmure que, peut-être, il y a plus de noblesse dans le renoncement que dans l’acquisition.
Désormais, les étincelants propriétaires de lumière céleste me paraissent étrangement pathétiques. Ils s’accrochent à leur lumière éphémère, brandissant leur bonbonne comme un étendard, prouvant leur valeur à qui veut bien les admirer. Et moi, dans mon ombre, je les observe avec une compassion mêlée de pitié. Leurs regards avides trahissent leur crainte de voir leur lumière s’éteindre, tandis que moi, j’ai trouvé la sérénité dans la pénombre.
Un jour, un autre travailleur, témoin de mon étrange détachement, me demande pourquoi je ne cherche pas à remplacer ma bouteille éteinte. Je lui réponds sans hésitation qu’il m’a suffi de perdre ma lumière pour gagner en clarté. Il ne comprend pas, bien sûr. Qui pourrait le faire dans un monde où l’on existe seulement par ce que l’on exhibe ?
J’apprends à savourer la discrétion, à cultiver ce vide que l’on croit redoutable, mais qui, en réalité, regorge de paix. La fiole éteinte devient mon emblème secret, une étoile de ténèbres qui brille en moi seul, insensible aux regards extérieurs. Étonnamment, elle m’offre une force qui surpasse celle de toutes les lumières éphémères que l’on peut acheter. Ma clarté intérieure, née de l’obscurité, m’éloigne peu à peu de ce monde scintillant d'illusions.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de croiser des gens, certains riches, certains pauvres, tous englués dans cette obsession de rayonner. Ils s’épuisent, se ruinent, pour un éclat factice qui s’éteindra, inévitablement. Et moi, je les regarde, invisible, étranger à leurs ambitions. Peut-être qu’un jour, d’autres comprendront que la lumière la plus précieuse n’est pas celle que l’on peut acheter, mais celle qui naît lorsque l’on se libère des faux espoirs et que l’on embrasse l’obscurité.
Au fond, dans ce monde aveuglé par ses fausses étoiles, je deviens une ombre en paix. Mon éclat ne dépend plus des faux astres, mais du silence céleste de l’intérieur.
Annotations
Versions