Chapitre 7 : Le secret des dames de Chalais (1/2)
La semaine qui suivit, Surcouf passa le plus clair de son temps à se promener avec Éléonore le jour, et à la rejoindre dans sa chambre la nuit, et le dimanche arriva de nouveau sans qu’il n'ait avancé sur la mission que lui avait confiée le roi, ni qu’il se soit penché avec plus d’attention sur la mise à l’épreuve de l’abbesse.
Les enfants avaient passé leur temps à jouer aux chevaliers dans leur cabane, à chasser avec des arcs en bois et des flèches à bouts ronds, et à écouter les histoires de Wardin, le soir, dans la salle commune du monastère, tandis que Cebus continuait de bouder Oscar, et restait enfermé du matin au soir et du soir au matin dans la cellule du jeune garçon.
Après avoir tué le renard et ramené le calme et la sérénité au sein du poulailler, le fauconnier avait été accueilli en héros au sein de la communauté, et la rumeur s’était répandue rapidement dans la vallée. Ainsi, il allait de maison en maison, délivrant ici un message grâce à ses pigeons, éradiquant là une colonie de rats dans un grenier à blé grâce à sa chouette effraie. Il vendait ses peaux les plus précieuses auprès des riches bourgeoises de la ville, qui se trouvaient ravies de porter une écharpe de renard ou un manteau de loup blanc de Sibérie. Mircea et Oscar adoraient l’accompagner dans ses visites, grimpant à deux sur le dos d’un des petits chevaux de Przewalski, le plus souvent Aknur, la solide jument qui appréciait tout particulièrement les carrés de sucre dérobés par Mircea en cuisine.
La Saint-Jean arriva, et les sœurs préparèrent leur traditionnel pèlerinage dans le massif des Chartreux. Comme chaque année, la grande croix qui surplombait l’autel fut décrochée de sa place sur le mur de la nef, et chargée sur les épaules de la plus jeune des novices, pour sortir de la chapelle. Tous les hôtes accompagnèrent les sœurs, ainsi que certains fidèles venant de Voreppe, Grenoble et de toute la vallée jusqu’à Lyon. La cérémonie était connue dans toute la région, et ils furent près d’une centaine à s’engager à la file indienne sur le sentier qui grimpait derrière le monastère, le même sentier que Wardin et les garçons avaient emprunté une semaine auparavant lors de leur chasse au renard. La sœur qui portait la croix prit la tête, et les autres prirent sa suite en chantant des cantiques, tandis que les invités tapaient dans leurs mains, le tout formant un joyeux chœur qui résonnait sur les falaises calcaires de la Roize. A l’avant, les sœurs se relayaient à un rythme régulier pour partager le fardeau du Christ sur leurs épaules, et ce pèlerinage ressemblait étonnamment au chemin de croix entamé par Jésus plus d’un millénaire auparavant. Comme le voulait la tradition Bénédictine, les sœurs revivaient chaque année ce pieux cheminement.
Ils montèrent pendant une demi-journée jusqu’au plateau du Charmant Som. Il y avait là un lac dans l’eau turquoise duquel se reflétaient les sommets enneigés du massif. Éparpillés dans la plaine fleurie paissaient tranquillement les brebis du monastère, gardées par l’une des sœurs chargée de l’alpage, et qui avait conduit les bêtes en pâturage au lendemain de la fin de la tonte. Les ovins allaient rester ici tout l’été et les sœurs allaient se relayer tous les quinze jours pour les garder. Au centre du troupeau, un petit âne gris dont les moniales ne comptaient plus les années était chargé de protéger les brebis des loups et autres chiens errants qui rôdaient autour du cheptel mais aussi de porter la cargaison de vivres de la sœur désignée comme bergère.
Une fois tout le monde réuni dans la prairie du plateau, l’on égorgea trois agneaux et l’on fit un grand feu pour mettre les bêtes à rôtir tout le long de l’après-midi. Ding-ding-ding. Le son des cloches des brebis s’accentua, et des bêlements soudains se répandirent au sein du troupeau. Les sœurs regroupèrent leurs bêtes, conscientes de la raison qui animait cet énervement inopiné. Doucement au début, puis de plus en plus fort, des chants montèrent du chemin qui menait au plateau, puis ces chants s’accompagnèrent des mêmes sons de cloche que produisaient les brebis des sœurs, alors qu’apparaissaient les moines du monastère de la grande chartreuse, conduisant leur troupeau. Comme chaque année, ils menaient leurs bêtes en alpage, et rejoignaient les sœurs de Chalais pour fêter la Saint-Jean. C’était un événement rare que de voir ces frères quitter le silence et la solitude de leur confrérie car ils ne sortaient de leur monastère qu’un fois l’an, pour cette occasion précise. Ils sacrifièrent eux aussi trois agneaux de Noël, et les mirent à rôtir dans le grand brasero allumé par les Bénédictines.
La chaleur était pesante et l’eau fraîche appelait tout le monde de ses vœux. Après le déjeuner, même Éléonore enleva ses chaussures pour tremper ses pieds dans l’eau glacée. Oscar fut le premier à se dévêtir pour plonger dans le lac, la tête la première. Il nagea jusqu’au centre et appela Mircea à sa suite.
— Allez, viens, on fait la course.
Surcouf s’approcha du jeune garçon et vit l’appréhension sur son visage.
— Tu ne sais pas nager ? lui demanda-il.
— Non, ce n’est pas ça, répondit l’adolescent. C’est que…
— Ah. Tu as peur de te dévêtir ? Comprit le corsaire. Ne t’en fais pas, mon garçon. Personne n’est là pour te juger, les sœurs ne sont pas vraiment intéressés, même sœur Julie ajouta-il avec un clin d’œil en voyant la jeune novice passer à côté de lui. Tu n’as pas à avoir honte de ton corps, en aucun cas ! Tu es un jeune homme plein de courage, tu sais. Allez, va ! Et puis, rien ne t’oblige à enlever ta chemise, tu peux nager avec. Va jouer avec Oscar et profite de ta jeunesse. Tu verras, elle s’évaporera plus tôt que tu ne le crois.
Rassuré, Mircea ôta sa chemise, ses bas et se prépara à plonger. Alors, Surcouf comprit pourquoi le jeune garçon était si réticent à l’idée de se dévêtir : son dos était marqué à vif. De volumineuses cicatrices barraient son échine de part en part, son torse étaient parsemé de traces de brûlures et de coups, des omoplates jusqu’aux reins, et l’on distinguait même par endroits l’empreinte oblongue d’une boucle métallique de ceinturon.
Alors que l’enfant s’éloignait du rivage pour tenter de rejoindre à la nage Oscar qui attendait en tremblant, saisi par l’eau glacée du lac, l’abbesse s’approcha à pas feutrés du corsaire.
— Mircea a dit adieu à l’innocence de sa jeunesse il y a plusieurs années déjà, vous savez.
— Ces traces, dans son dos, c’est…
— Son père, répondit la sœur. Et sa mère. Tous les soirs c’était la même chose. Ils rentraient du travail, épuisés, et s’asseyaient à table pour dîner. Étant l’ainé, c’est Mircea qui préparait le repas pour toute la famille. La bouteille d’eau de vie était sur la table, comme chaque soirée, et elle se vidait au rythme des verres qui descendaient dans les avides gorges parentales. Enfin, ils se tournaient vers leurs enfants, ivres à ne plus pouvoir tenir debout, et frappaient. Chacun leur tour, de plus en plus fort. Mircea, lui, s’interposait entre son père et ses frères et sœurs, plus jeunes. Chaque fois, après le souper, il les enfermait dans la chambre et se tenait devant la porte, barrant le passage. Pendant des années il a encaissé les coups, toujours plus forts, toujours plus fréquents. Son buste s’est recroquevillé petit à petit, ployant sous les sévices. Ce qui lui permettait d’endurer cela, c’était son petit frère et sa petite sœur. Ils étaient hors d’atteinte, grâce à lui, et gardaient leur innocence. Il souffrait toute la journée, son dos martyrisé le lançait plus violement chaque jour, et ses côtes brisées lui coupaient la respiration, mais il s’interdisait de pleurer. Pour eux. Les sourires de sa sœur suffisaient à son bonheur.
Les paroles de la religieuse glaçaient le sang dans les veines de Surcouf qui serrait les poings de rage. Il aurait voulu se trouver face au père de l’enfant en cet instant précis et lui faire payer les atrocités qu’il avait fait subir à son propre fils. L’abbesse reprit, après une longue inspiration.
— Mais un jour, le drame arriva. Pour la première fois depuis des années, peut-être même bien la première fois depuis la naissance de sa sœur, Mircea s’était autorisé à jouer avec les enfants du village. Juste une heure. Ses parents étaient encore au travail, ils ne rentreraient pas avant le soir, il pensait pouvoir se permettre de retourner un instant en enfance. A treize ans, une heure de bonheur. Mais même une heure, c’était trop. Lorsqu’il est rentré, il a trouvé sa mère en pleurs dans la cuisine, serrant dans ses bras le corps sans vie d’Aïssa. Il a hurlé, a poussé sa mère contre le mur et s’est jeté sur sa sœur, la secouant de toutes ses forces. En vain. La petite fille avait succombé à l’étreinte meurtrière de sa mère. Il avait ensuite couru à l’étage pour trouver son père ivre et chancelant, tenant encore dans son poing le tesson sanglant de la bouteille d’eau de vie. Sur le tapis de la chambre d’enfant gisait le cadavre encore chaud d’Hector, trempant dans la flaque formée par son propre sang, le visage barré de la marque du verre. Mircea est parti ce soir-là. Il a fermé derrière lui la porte qui symbolisait la ruine de son enfance brisée et n’a plus jamais regardé en arrière. Sœur Julie l’a trouvé à Grenoble, un jour où elle s’y était rendue pour vendre nos draperies. Il était transi de froid, sous la halle du marché, se battant avec les chiens errants pour récupérer les abats et les fruits gâtés abandonnés par les maraichers. Elle l’a amené ici et nous l’avons soigné, nourri, recueilli. Il était si sauvage, au début. Toujours caché, sans jamais décrocher un mot, comme un animal blessé et perdu dans un monde qui l’avait poussé au bout de ses forces. Petit à petit, il a accepté et accueilli l’amour que nous lui apportions, et nous l’avons apprivoisé. Vous comprenez, avec les horreurs qu’il a subies, son enfance s’est perdue dans les marasmes de la violence familiale, et je ne sais pas si malgré tous nos efforts nous avons réussi à lui donner les clefs qui lui permettront d’affronter son futur et de décider de son destin plus sereinement.
Le corsaire dut se mordre la lèvre pour réprimer la rage qui avait envahi après le récit de l’abbesse. Il se détourna et observa les garçons jouer dans l’eau. Les oies bernaches de Wardin les avaient rejoints, et ils nageaient tous ensemble, les deux adolescents s’éclaboussant joyeusement. Mircea, comme Oscar, avaient trouvé l’un dans l’autre un véritable ami. Chacun semblait panser les blessures de l’autre, et ils paraissaient tous les deux redécouvrir l’insouciance et l’ignorance d’une jeunesse qu’ils n’avaient pas eu la chance de connaître. Surcouf s’assit à côté d’Éléonore et trempa lui aussi ses pieds dans l’eau. La fraicheur du lac lui permit de retrouver sa contenance.
— Occupez-vous bien de Mircea, lui dit-il. Comme s’il était votre fils. Ce garçon mérite l’amour d’une mère tout autant qu’Oscar mérite une figure paternelle, et il vous le rendra, je vous le promets. J’ai juré de prendre soin de votre fils comme du mien, mais Mircea a encore plus besoin de vous.
Pour toute réponse, Éléonore passa sa main dans les cheveux rebelles du corsaire et plongea ses grands yeux verts dans les siens. Elle était si belle. Surcouf redoutait plus que tout le moment de leur séparation, et ne pouvait se résigner. Il serra une nouvelle fois la main de la courtisane, espérant que ce simple geste effacerait tout le reste. Le roi, la reine, Oscar, la mission. Il n’avait qu’un désir. Elle. Consacrer le reste de son existence à cette femme qu’il aimait. Optimiser les secondes qui s’égrenaient dans le compte à rebours auquel leur union était soumise, et c’était à la fois perturbant et fabuleux de réaliser à quelle vitesse et dans quelle mesure ils s’étaient rapprochés: ils se connaissaient depuis à peine quinze jours et semblaient pourtant partager une histoire d’amour depuis des décennies.
Il se leva alors, retira son pantalon de toile et plongea dans le lac, vêtu de ses bas et de sa chemine légère. La chaleur étant insoutenable, il avait laissé au monastère sa redingote et ses autres attributs de marin, pour plus de commodité. L’eau fraîche lui donna la chair de poule, et le tissu se colla contre son torse poilu, formant comme une seconde peau, une mue de serpent sur le point de se décoller. En quelques mouvements de brasse, il rejoignit les enfants sur l’autre rive. A cet endroit, le lac se terminait au pied de la montagne, et la falaise offrait aux garçons un véritable promontoire d’où ils sautaient allègrement dans l’eau. Le sourire accroché au visage de Mircea semblait indécrochable et le garçon paraissait véritablement heureux. Tous deux avaient l’air ravis. L’histoire de l’abbesse qui avait tant touché Surcouf ne semblait pas affecter Mircea qui cachait sa tristesse sous un visage angélique au sourire ravageur. Le corsaire éprouvait une affection sincère pour le gamin, et, sans sa mission royale, il aurait voulu l’emmener avec lui, sur les océans.
— Dites, vous êtes un pirate, alors ? lui demanda-il justement. Oscar m’a dit que vous étiez un pirate et qu’il était monté sur votre bateau, un jour.
— Holà, non, point de piraterie, répondit Surcouf, amusé. Je suis un corsaire, et tu peux me tutoyer, tu sais.
— Corsaire, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Cela signifie que je combat au nom du roi de France. Tu vois, j’ai dans ma veste de quart un papier signé de sa main, et toutes les actions que je fais, je les fait au nom du Royaume de France. Je ne suis point un pirate, et je mets un point d’honneur à les combattre avec ardeur.
— Donc, tu n’as jamais fait de bataille ? Jamais abordé un navire marchand ? Tu n’as jamais trouvé de trésor ? C’est dommage, pourquoi sillonner les mers alors ? J’adore lire les histoires de pirates, dans la bibliothèque du monastère ; Sœur Julie m’a appris à lire. Les récits de bataille et de chasse au trésor sont mes préférés. J’aurais aimé rencontrer un pirate, un jour, et pouvoir écouter ses récits.
— Haha, tu me fais rire, petit, répondit Surcouf avec un sourire bienveillant. Des batailles, j’en ai livré, et gagné des légendaires. N’as-tu jamais entendu parler de la bataille de Batabano ? Je ne compte pas non plus le nombre de navires marchands que nous avons abordés et pillés avec mon équipage à bord de ma rapide goélette, la fière Recouvrance. Et j’ai amassé plus de trésor que tu ne pourrais imaginer. Mais tout cela, au nom du Roi, tu comprends ?
— Tout ce que je comprends, c’est que tu es un pirate avec un papier, conclut Mircea.
Surcouf resta bouche bée devant la réplique du jeune garçon. Réflexion faite, il n’était pas bien différent des pirates dont il se défendait et les avait au contraire côtoyés à de nombreuses reprises, la légendaire île de la Tortue était le repaire parfait pour échapper à un galion Anglais ou pour trouver des membres d’équipage rompus aux manœuvres et aux abordages. Bon nombre des membres de son ancien équipage avaient d’ailleurs été recrutés au cœur de ce repaire, et Surcouf s’était bien gardé de faire la fine bouche sur le passé parfois peu recommandable de certains de ses plus fidèles lieutenants, c’est d’ailleurs ce qui avait causé sa perte lorsque Bonpied avait décidé que le vent avait tourné et qu’il était temps que l’équipage de la Recouvrance prenne une nouvelle direction. Finalement, la seule différence notable résidait dans le fait qu’il versait vingt pour cent de la valeur de ses prises à la couronne au lieu de donner cette part à l’une des neuf confréries pirates. A plusieurs reprises, les Longs-Couteaux l’avaient abordé, voulant mettre à profit ses qualités de duelliste au sein de leur flotte, les voleurs des voiles lui avaient même proposé de devenir capitaine de leur plus rapide vaisseau. Mais la fidélité de Surcouf avait pris le dessus sur ses désirs de liberté, et il était toujours resté loyal au roi Louis, qu’il connaissait depuis toujours et qu’il considérait comme un frère.
— Mais bon, je t’aime bien, reprit Mircea. Tu me raconteras ton histoire ? J’aimerais tant pouvoir monter sur un navire, un jour. Et être capitaine ! Tu m’emmèneras avec toi, hein ?
— Moi aussi, j’aimerais pouvoir t’emmener avec moi, te faire découvrir les brisants du cap Horn et les chants des sirènes, mais malheureusement, c’est bien trop dangereux, tu comprends, et puis, je suis en mission pour le roi.
Il ajouta, à voix basse :
— Je suis à la recherche d’un Trésor…
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