Chapitre Premier : Quand les rats quittent le navire… (3/4)

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Ainsi donc, le capitaine trahi s’apprêtait à sortir de sa manche la fiole devant sceller son funeste destin quand il vit une forme étrange et mouvante sortir de la cale. Un singe !

En effet, un capucin se tenait devant lui et lui souriait de toutes ses dents pointues. Il se faufila derrière un Surcouf éberlué, et dénoua habilement les nœuds qui attachaient le pirate à son mât, le libérant en deux temps trois mouvements. Comment un singe s’était-il faufilé dans son navire ? Peu importait désormais. Que lui restait-il à faire ? Rien, sinon se laisser mourir. IL faisait un piètre capitaine. Trahi par ses hommes, sur un navire en perdition qui ne lui appartenait même pas. Et Calloway qui avait juré sa perte. Finalement, peut-être était-ce son salut… Désœuvré, Surcouf saisit son épée et son chapeau, abandonnés sur le pont par les fuyards, et se mit en quête d’un moyen de quitter le navire avant l’arrivée des Anglais.

Cependant le primate, décidé à lui empêcher toute discrétion, ne cessait de crier, de sauter de droite et de gauche autour de lui en tirant sur sa manche. Voulait-il lui signifier quelque chose ?

— Assez ! maugréa Surcouf. Je n’ai pas de temps à perdre.

Le singe ne s’en tint pas quitte pour si peu. Il tournoyait autour de Surcouf comme une mouche. Exaspéré, le corsaire le fit valdinguer à travers le pont d’un grand mouvement de bras. Rien à faire. Le capucin revint, encore plus insistant.

— Que me veux-tu ? grommela Surcouf.

Le singe piailla et fila en direction des cales, au-dessus desquelles il s’arrêta. Intrigué, Surcouf suivit le primate qui descendit alors dans les ponts inférieurs, désormais presque complètement immergés. Il nagea en direction de la proue, et disparut derrière une cloison de bois. Que pouvait-il y avoir dans cette cale inondée ? Encore un mauvais coup de Bonpied ? C’est lui qui avait inspecté le bateau. Devait-il craindre pour sa vie ?

Au milieu des escaliers, de l’eau jusqu’à la taille, il entendit une toute petite voix émerger de l’obscurité.

— Ah, te revoilà, as-tu trouvé de l’aide ?

La voix s’adressait-elle au capucin ? Son visage s’illumina lorsqu’il comprit. Quelqu’un était coincé dans un recoin de la remise à munitions. Pris au piège par les eaux montantes, le singe était son unique chance d’en réchapper. Pourtant, il en était certain, tout son équipage avait fui lâchement pendant la mutinerie, et le navire était vide quand ils l’avaient pris aux Anglais. L’eau montait jusqu’à ses épaules, il s’avança et fit voler en éclats d’un grand coup de pied la cloison qui retenait cet inconnu prisonnier.

A son grand étonnement, Surcouf se retrouva nez à nez avec un gamin blondinet d’environ treize ans qui le regardait, le singe perché sur son épaule.

— Qui es-tu et que fais-tu ici ? demanda Surcouf.

— Je m’appelle Oscar, répondit l’enfant. J’ai fui Port-au-Prince et me suis caché dans votre Navire.

— Comment…

Surcouf n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un boulet de canon éventrait la coque du Widow-maker de part en part. Les Anglais ! Dans la confusion de la mutinerie et la surprise du capucin, il avait fini par les oublier. L’eau s’engouffrait désormais à une vitesse folle dans la cale déjà presque pleine. A tribord, la silhouette du Victory se distinguait nettement à travers le trou béant laissé par le coup de bordée. A bâbord, le boulet avait ouvert une brèche dans la coque. L’ouverture donnait sur la côte, à quelques centaines de mètres seulement. Il nous faut sortir d’ici, et vite, pensa Surcouf. Il se saisit d’une planche de bois provenant de la coque brisée, agrippa l’enfant et le singe, et plongea à l’opposé du galion anglais qui rechargeait déjà pour envoyer sur le vaisseau volé une nouvelle bordée meurtrière.

Aidés par la marée montante, les deux fuyards et le primate atteignirent le rivage de l’île avant l’arrivée du Victory sur leur navire, qui continuait de s’abîmer inexorablement dans les eaux claires des Caraïbes.

Depuis la mutinerie, le courant avait poussé le Widow-maker vers l’Est de plusieurs centaines de brasses. Ils s’échouèrent dans une petite crique isolée, cachée par de hauts rochers. D’ici, ils étaient invisibles des Anglais, mais aussi et surtout des mutins, dont les chaloupes avaient accosté sur une grande plage de sable blanc, à découvert.

Calloway ne mit pas longtemps à se rendre compte que le navire qu’il venait de couler était vide. Il repéra sur la grève les barques des Français, occupés à célébrer dans le rhum et la joie la consécration de leur nouveau capitaine sans navire.

L’amiral anglais sépara son équipage, ordonnant aux uns de l’accompagner à terre pour capturer Surcouf et ses hommes, et engageant les autres à la réparation du Widow-maker. Ce vaisseau Britannique faisait partie des tout derniers sortis des cales de Portsmouth, et était par là-même d’une valeur inestimable. Son patriotisme et son orgueil les lui interdisaient : impossible que ce navire ne coule en territoire ennemi.

Bonpied, voyant fondre sur lui les canots anglais, bien trop supérieurs en nombre, commanda à ses hommes de se replier dans la forêt tropicale, au cœur de l’île, pour échapper aux mousquets et aux baïonnettes de la couronne Britannique. Même si sa trahison aurait pu plaire à Calloway, il n’en restait pas moins un corsaire français et il savait que l’Anglais ne le laissera jamais repartir libre et encore moins lui rendre le Widow-Maker.

Les chaloupes du Victory avançaient à bonne allure, sous l’impulsion des rameurs qui battaient l’eau à un rythme régulier. Dans sa longue-vue, Calloway voyait les Français fuir en toute hâte vers les sous-bois protecteurs de Saint-Domingue. Mettant pied à terre, il ordonna à ses hommes d’inspecter la plage et les embarcations abandonnées, mais la prime allouée à la capture d’un officier anglais le dissuada de poursuivre les fuyards dans la jungle.

En effet, même si Français et Anglais étaient officiellement en paix depuis le mariage du roi Louis avec Elizabeth, fille de Georges III, souverain du trône d’Angleterre, la vérité était tout autre dans les colonies, où les deux nations se livraient, avec Espagnols et Hollandais, à une lutte sans merci pour le contrôle des îles, des ports, et des routes commerciales. Les Caraïbes représentaient un carrefour stratégique, où se croisaient des activités aussi différentes que lucratives, comme le trafic d’esclaves échangés en masse contre de la bibeloterie en Afrique, et revendus à prix d’or dans les Antilles ou aux États-Unis, où les productions de coton, de tabac, de canne à sucre et de Rhum demandaient constamment une main d’œuvre nombreuse et servile. Ces marchandises étaient ensuite acheminées par galion vers l’Europe où elles ravissaient les Cours de Versailles et de Buckingham. D’autre part, transitaient également par les Caraïbes les ressources minières extraites des différentes colonies et comptoirs d’Amérique Centrale.

Ainsi donc, les Anglais restèrent toute la fin de matinée et une grande partie de l’après-midi sur la plage. En lisière de forêt, une dizaine d’hommes abattirent quelques arbres servant à la réparation de fortune du Widow-Maker tandis que d’autres écopaient la cale pour éviter que le navire ne sombre dans les eaux caribéennes s’assombrissant au fur et à mesure que le jour déclinait.

Leurs deux navires ainsi récupérés, les Britanniques repartirent au coucher du soleil.

Cachés derrière leurs rochers, Surcouf et Oscar observèrent ce ballet incessant durant une bonne partie de l’après-midi. Ils se terrèrent ainsi, immobiles et silencieux, de peur d’alerter les Anglais tout proches. Quand ces derniers disparurent dans les brumes montantes de la fin de journée, le corsaire décida que l’obscurité ne leur serait d’aucune aide pour rejoindre Port-au-Prince, et ils installèrent leur camp pour la nuit. Il alla en lisière de la forêt qui bordait la plage, et sectionna quelques feuilles de bananier. Les fruits n’étaient pas encore mûrs mais Surcouf n’osa pas plonger au cœur de la jungle en pleine nuit au risque de faire une mauvaise rencontre.

De leur côté, Oscar et son singe arpentèrent la plage et ramassèrent du bois flotté et du varech séché pour le feu. L’enfant collecta ensuite de grosses pierres sur la plage, qu’il assembla en un âtre de fortune au centre duquel il déposa le bois sec.

Surcouf revint avec les feuilles de bananier et les disposa sur le sable chaud comme un matelas de fortune. Il regarda l’enfant arpenter la plage avec son singe, partagé entre inquiétude et incompréhension. Il ne se remettait toujours pas de la trahison de Bonpied. Et puis, qu’allait-il faire de cet enfant ? Il ne pouvait se résoudre à l’abandonner ainsi. D’un autre côté, il ne se voyait pas l’emmener avec lui. Pour où ? Sans navire ni équipage, il n’avait plus aucun but. Lorsqu’Oscar revint vers le campement, le corsaire s’attacha à démarrer le feu. Les premières étincelles de sa pierre à feu allumèrent les algues sèches quasi-instantanément, et le bois flotté suivit bientôt, jetant des ombres dansantes sur le visage des deux rescapés, maintenant que la nuit était tombée. Il ne savait quoi dire à cet enfant, et n’osa échanger un mot. Oscar également semblait inconfortable. Il ne cessait de jeter des regards vers son singe qui jaugeait Surcouf avec méfiance. Finalement, ils s’emmitouflèrent dans les feuilles de bananiers, le ventre vide, et s’endormirent immédiatement, le feu de camp brûlant toujours à leurs pieds.

Les braises fumaient encore quand Surcouf se réveilla, et les premières lueurs du jour pointaient déjà à l’horizon.

L’ex capitaine de la Recouvrance puis du Widow-Maker s’étira lentement, épousseta le sable qui s’était glissé dans sa chemise blanche aux manches bouffantes, s’assit et s’essuya les pieds avant de remettre ses bottes de cuir. Il se leva ensuite, ramassa machinalement ses ceintures, l’une portant fièrement son sabre de corsaire, l’autre son pistolet à deux coups, et les fit glisser, l’une en bandoulière sur son épaule droite, l’autre autour de sa taille, qu’habillait un pantalon léger en toile blanche devenue beige et délavée par le temps, sous l’action combinée de l’eau et du sel. Finalement, il attrapa son chapeau, un tricorne à plume blanche, doté d’un fin liseré d’or, le frotta contre son surcot, et le vissa solidement sur sa tête. Puis il se pencha lentement sur le garçon endormi, et inspecta minutieusement le corps de ce dernier.

Oscar était un enfant au teint clair dont le visage parsemé de taches de rousseur témoignait de la vigueur du soleil antillais. Sa chevelure avait séché. Elle était redevenue soyeuse et formait naturellement de belles boucles blondes qui reflétaient les premiers rayons du soleil. Pour dormir, il les avait ramenés en avant sur son épaule gauche. Il était vêtu d’un chemisier blanc, plutôt propre et de belle facture comparé à l’état général du jeune garçon. Son pantacourt rouge dévoilait de fines chevilles et des mollets musclés. Aux pieds, il ne portait que de simples sabots, usés par le temps et presque trop petits pour lui. Le singe était pelotonné à son ami, sa queue enroulée autour du cou de l’enfant en une longue écharpe de fourrure vivante. En bandoulière, Oscar avait une clarinette que Surcouf n’avait pas remarquée de prime abord. L’instrument semblait avoir souffert de la baignade imposée de la veille.

Laissant là son jeune compagnon endormi, il s’enfonça dans la forêt et se mit en quête de trouver quelque chose pour le petit déjeuner.

Les sous-bois qui bordaient la plage étaient aérés, constitués pour la plupart de cocotiers d’une quinzaine de mètres de haut, bien trop dangereux et inaccessibles pour le capitaine, qui décida de s’enfoncer plus avant entre les arbres, là où la végétation se faisait plus dense et luxuriante, si dense qu’au bout de quelques mètres, il dut sortir son sabre pour se frayer un chemin entre les lianes, les fougères, et les feuilles de bananiers sauvages.

La jungle antillaise regorgeait de fruits et animaux en tous genres, aussi dangereux les uns que les autres. Surcouf, lui, savait reconnaître la papaye et la passion des autres fruits vénéneux, comme autant de pièges tendus par la nature aux malheureux naufragés rejetés sur les grèves Haïtiennes.

Liane après liane, coup de sabre après coup de sabre, Surcouf se frayait un chemin à travers l’épaisse forêt tropicale, ses bottes crissant sur la mousse qui recouvrait le sol, dont l’humus était encore humide de la rosée matinale. Des odeurs de fleurs, de mousse et de terre se mêlaient dans l’air, mais ces senteurs étaient indétectables aux narines du corsaire qui ne pouvait pas les différencier, souffrant d’anosmie depuis sa plus tendre enfance. Plus jeune, il avait failli mourir dans l’incendie de sa maison, n’ayant pas senti l’odeur de soufre et de bois brûlé qui envahissait la pièce, sauvé in extremis par les cris de sa nourrice, coincée au premier étage et qui avait péri, ne pouvant s’extirper du brasier à temps. Un autre jour, encore adolescent, il avait subi une farce de ses camarades et s’était rendu à un rendez-vous galant, ignorant royalement la poignée de purin placée dans une poche de son veston par ses bourreaux. La jeune fille, répugnée par l’odeur, avait fui au bout de quelques minutes, laissant Surcouf seul et misérable, sans comprendre la raison de la fuite si soudaine de sa promise.

Il avançait donc silencieusement dans la jungle, ramassant ici des bananes plantain, et là des fruits de la passion. Ne pouvant utiliser son pistolet dont la poudre avait été mouillée par sa baignade forcée de la veille, il se contenta d’un repas végétarien, peu enclin à manger des vers ou des insectes, pourtant si riches en protéines. Au détour d’un rocher, chanceux, il put agrémenter sa cueillette d’une noix de coco fraichement tombée. L’eau contenue dans le fruit leur permettrait de s’abreuver en évitant au corsaire de se lancer à la recherche d’une source.

Alors qu’il revenait sur le campement, le bruit de ses pas sur les coquillages réveilla Oscar en sursaut.

— Ah, c’est vous. Vous m’avez fait peur !

L’enfant tenait fermement dans son poing un petit poignard au manche en bois, sculpté grossièrement. Il le rangea subrepticement dans son dos lorsqu’il reconnut le corsaire.

— Tu peux me tutoyer, petit, tu sais, la route est longue jusqu’à Port-au-Prince, alors autant nous défaire de ces sortes de formalités affreuses. Allez, montre-moi ce poignard que tu caches derrière ton dos.

Oscar sortit le couteau de sous sa chemise, et le tendit à Surcouf. La lame était aiguisée et coupante, et le manche semblait représenter un animal, une sorte de mouche ou d’insecte.

— C’est une abeille, dit Oscar. Mon précepteur me l’a donné. En souvenir de mon père, apparemment.

Ils s’assirent tous les deux et partagèrent le déjeuner, tandis que le singe se mettait en quête de sa propre nourriture. Regardant le primate s’éloigner dans la forêt, Surcouf interrogea Oscar sur la manière dont il avait rencontré le capucin.

— C’était il y a plusieurs mois, mon précepteur me faisait une leçon de botanique en pleine forêt vierge. Je devais apprendre les noms des plantes et les classer selon leurs familles, vous savez, enfin tu sais, pardon, il y a beaucoup de familles de plantes différentes. Certaines sont uniques, on ne les retrouve qu’ici, sur l’île. Endémique, qu’il disait, mon précepteur ! Ainsi, donc, nous parlions de la différence entre les conifères et les fougères, quand, au pied d’un avocatier, nous sommes tombés sur une femelle capucin prise dans un piège. Tu sais, il y a beaucoup de braconniers par ici, et les fourrures se vendent très cher à Paris et à Londres, il paraît. La mère était morte, épuisée par l’effort et vidée de son sang, mais il était là, Cebus, tout petit, sur le ventre de sa mère, à essayer désespérément de téter. J’ai demandé à mon précepteur ce qui allait lui arriver, et, ne pouvant pas accepter de le laisser ainsi mourir de faim, j’ai décidé de le ramener et de m’en occuper. Depuis, c’est comme un ami pour moi. Tiens, le voilà qui revient !

Plus rapide que Surcouf pour trouver à manger, le singe avait opté pour une papaye parfaitement mûre, qu’il serrait entre ses petites mains roses. Il vint s’asseoir à côté d’Oscar, et mordit dans le fruit avec ses canines acérées.

— Et comment es-tu arrivé sur l’île ? demanda Surcouf.

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