Chapitre 2 : Port au Prince (3/3)

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— Monsieur Dubois ? Jean-Baptiste ? héla Oscar. C’est moi, Oscar ! Je suis rentré !

Aucune réponse ne vint répondre à l’appel du jeune garçon.

— Monte à l’étage, je vais inspecter le rez-de-chaussée, proposa Surcouf, dégainant son sabre.

La maison était de bonne taille et richement meublée. Le corsaire inspecta l’étage inférieur, composé d’une cuisine traditionnelle, d’un petit salon et comportant même une petite bibliothèque qui faisait office de fumoir. Une bouteille de Whiskey était posée sur la desserte, et lorsqu’il se rendit compte que le rez-de-chaussée était désert, il s’autorisa un verre, goûtant avec délice la qualité du malt. Il comprit que l’enfant avait une certaine valeur pour celui qui l’avait fait venir ici et que ce dernier avait de riches moyens financiers. Il était capable de lui payer non seulement un logement décent en ville, mais en plus un précepteur. Il avait la possibilité d’une éducation formelle et de qualité dans un pays où c’était chose rare.

Oscar grimpa fébrilement à l’étage, tenant dans sa main tremblante le petit poignard de son père. Il trouva sa propre chambre vide et saccagée, de même que celle de son instructeur. La chambre de bonne quant à elle, si elle était également vide, était curieusement rangée. Le garçon comprit avec horreur que son précepteur était mort ou disparu. Sa nourrice avait probablement abandonné les lieux elle aussi et voilà qu’il se retrouvait orphelin pour la seconde fois. Il s’assit sur son lit et ne put empêcher les larmes de ruisseler le long de ses joues. Cebus sembla comprendre la détresse de son ami car il vint se lover sur les genoux de l’enfant et enroula sa longue queue touffue autour de son cou.

Lorsqu’il fut remis de ses émotions, Oscar redescendit et trouva Surcouf assis dans un fauteuil, un verre à la main.

— Vide ? l’interpella ce dernier.

— Vide, répondit l’enfant dont la voix chevrotait encore. Et ma nourrice sera partie après la disparition de monsieur Dubois, si j’en juge à la manière dont sa chambre est propre et bien rangée.

Ils inspectèrent malgré tout le cellier pour s’assurer de la vacuité des lieux, puis sortirent dans la chaleur brûlante du soleil de midi.

Alors, une vieille femme les interpella. Le dos courbé par les années, elle se soutenait à un bâton de marche. Sa robe en loques pendait sur ses épaules décharnées et ses cheveux gris et sales cachaient à moitié son visage ridé.

— Monsieur Oscar, vous revoilà ! s’écria-elle, souriant d’une grimace édentée aux deux compagnons d’infortune. Je vous croyais disparu, vous aussi. Cette pauvre Violette était désespérée de vous avoir perdu, l’autre jour.

— Violette, c’est ma nourrice, précisa Oscar à Surcouf. Et je vous présente Mme Calice, la voisine. Vous avez vu Violette ? Où est-elle ? Et Monsieur Dubois ?

— Ah, la pauvre est partie ce matin, elle m’a dit qu’avec votre disparition et la capture de son maître, elle n’avait plus rien à faire dans cette ville poisseuse à l’odeur pestilentielle.

— La capture de Monsieur Dubois ? Qu’entendez-vous par là ? interrogea Surcouf.

— Holà ! Bas les pattes, malotru, se défendit la vieille. Qui êtes-vous, dans votre costume militaire, assez mal élevé pour m’interroger sans même vous présenter ? Et que faites-vous avec le petit Oscar ?

— Ne craignez rien, la rassura Oscar, c’est le capitaine Surcouf, il est mon protecteur, à présent, vous pouvez avoir confiance en lui.

Surcouf fut surpris en entendant l’enfant le qualifier de protecteur, mais la vieille ne semblait pas rassurée pour autant.

— Mouais, poursuivit-elle, méfiante en s’adressant à Oscar. Ton ami a été emporté par un militaire, un peu comme celui-ci, mais blond, et en costume rouge. J’ai vu ses hommes le trainer dans la rue et l’emporter je ne sais où.

L’enfant et le corsaire se regardèrent et s’écrièrent d’une seule voix :

— Calloway !

— Quoi ? interrogea Mme Calice. Que dites-vous ?

— Calloway, c’est l’amiral anglais qui a emporté votre Monsieur Dubois, répondit Surcouf. Sachez qu’il me cherche, moi aussi, et que nous entretenons depuis des années une vieille querelle, et aucune rancœur n’est aussi forte que celle qui nous anime tous deux. Merci pour vos renseignements, madame.

Se tournant vers Oscar, il poursuivit.

— Petit, il est hors de question de te laisser ici, seul, et encore moins de t’abandonner dans une autre de ces îles où les Anglais pourraient te retrouver. Puisque c’est en France que ton précepteur t’a dit d’aller, c’est avec moi que tu t’y rendras. Nous allons voyager ensemble et te ramener à ta famille, j’en fais le serment.

— En voilà une bonne idée, dit la vieille. Bon allez-vous en, le soleil cogne à cette heure, et mes rhumatismes me font souffrir.

Surcouf et Oscar prirent congé de la femme, qui rentra chez elle en tanguant dangereusement malgré sa canne. A leur tour, ils retournèrent dans la maison. Surcouf invita Oscar à prendre des affaires pour le voyage, et l’enfant monta quatre à quatre l’escalier qui le menait à sa chambre. La tristesse et le désespoir de la disparition de son précepteur avait laissé place à l’excitation de l’aventure qui l’attendait avec le corsaire. Lui qui vivait sur ne île depuis des années n’avait pas eu l’occasion de naviguer depuis le voyage qui l’avait emmené ici, quelques années plus tôt.

Il déposa sur le sol un grand carré de tissu rouge qui se révélait être sa couverture de lit, et jeta dessus en toute hâte trois chemises et un pantalon. Il arracha de son pupitre les quelques partitions qu’il trouva là, referma le couvercle de son encrier de verre et le déposa sur le tas de vêtements avec la plume et le carnet de notes relié de cuir marron que son précepteur lui avait offert pour son anniversaire. Il noua le tissu en un baluchon, saisit son bâton de marche et le glissa dans le nœud du baluchon, avant de sortir de la pièce, son paquetage à l’épaule. Il n’osa pas jeter un regard en arrière et se contenta de suivre le corsaire qui l’attendait dans le vestibule.

— En route, dit-il à Surcouf. Les trémolos de sa voix trahissaient son émotion au moment d’abandonner si soudainement cette ville, cette maison et cette chambre, les seuls points d’attache qu’il avait en ce monde. Quelques jours plus tôt, sa fuite avait été si précipitée qu’il ne s’était pas rendu compte de ce qu’il laissait derrière lui, tandis que désormais ses sentiments dépassaient ses pensées.

Ils se mirent en marche et gagnèrent le port, où l’équipage de l’Etoile du Roi, ayant repris possession du navire, se préparait à appareiller dans l’après-midi, informé des ordres émanant du gouverneur, attendant simplement ses passagers privilégiés. Le navire était assez grand pour disposer de cabines privées, réservées normalement aux plus gradés des membres d’équipage, mais où, bien souvent, de riches passagers pouvaient bénéficier d’un confort, certes rudimentaire, mais supérieur à celui de la plupart des matelots, cela aux dépends des officiers de quart qui cédaient volontiers le maigre privilège de leur grade contre la coquette somme d’argent que représentait la location d’une cabine pour la transatlantique. Ces derniers devaient bien souvent se battre pour avoir la chance de laisser leur place, jouant la mise aux dés ou aux cartes.

Bien que les cales du vaisseau fussent profondes, ils ne purent pas embarquer avec eux la mule qui les avait si bravement servis depuis le matin même. Ainsi Surcouf se rendit-il auprès du poste de halage, et tira un bon prix de l’animal, de sa charrette et du harnachement qui allait avec. Sur les îles, les bêtes de cette vigueur et de cette qualité au travail se faisaient aussi rares que chères, car les quelques navires marchands qui transportaient du bétail de qualité depuis l’Europe ou les États-Unis vendaient leur marchandise à prix d’or, au vu des pertes importantes qu’ils connaissaient en mer, chevaux, ânes et autres hybrides de la sorte supportant difficilement la traversée. Ainsi, les animaux étaient souvent croisés entre eux et présentaient au fil des générations des tares qui devenaient de plus en plus handicapantes. Alors, quand Surcouf proposa deux cents livres pour la bête, et seulement vingt de plus pour la charrette et son harnachement, le marinier n’hésita pas une seconde devant une telle affaire. La somme en mains, Surcouf rejoignit Oscar et lui offrit l’argent.

— Après tout, c’est toi qui as trouvé et soigné l’animal, dit-il devant le regard interrogateur de l’enfant. Et puis, sans toi et sans ton singe, j’y serais sûrement resté, sur le Widow-maker, tu n’as qu’à prendre ce don comme un gage de ma gratitude.

L’enfant accepta l’argent avec reconnaissance, et accrocha la bourse à la corde qui lui tenait lieu de ceinture. Leur malheureux naufrage datait de moins de deux jours, et ils se connaissaient à peine, mais la suite d’actions et d’émotions qu’ils avaient partagées avait tissé entre eux de solides liens, et une amitié sincère commençait à naître.

Jetant un dernier regard sur la bête que conduisait déjà le marinier vers l’écurie du port, ils s’engagèrent l’un à la suite de l’autre sur la passerelle de bois qui menait au pont principal, Cebus en tête, ayant récupéré dans la maison la veste de velours noire que la nourrice avait confectionnée pour lui. Oscar suivait, sa clarinette à anche de canne à sucre en bandoulière, son baluchon de voyage accroché au bâton de marche qu’il portait sur l’épaule. Enfin venait Surcouf, une main sur la garde de son sabre, l’autre triturant machinalement la plume de son tricorne. Dans cet accoutrement, le corsaire ne pouvait feindre de cacher son identité, et, bien que désireux de rester le plus discret possible, il ne put se dérober à l’œil attentif du capitaine, qui reconnut instantanément le héros de la bataille de Batabano.

Le capitaine de l’Etoile du Roy était un marin chevronné, issu comme Surcouf de la prestigieuse académie militaire de Rochefort. Grand, de haute stature, il portait fièrement les favoris de la marine française. Teintés de reflets roux, ses cheveux longs s’accrochaient en une queue de cheval qui dépassait sous son bicorne. Sa redingote était semblable à celle de Surcouf, et les multiples décorations qu’elle arborait témoignaient de ses divers faits d’armes dont le plus prestigieux était la défense de la Corse qu’il avait conduite à la tête de la flotte de Toulon, infligeant alors à la marine italienne la plus grande déroute de son histoire lors de la bataille d’Ajaccio.

A ses côtés, un jeune lieutenant souriant leur tendit une main amicale, serrant dans l’autre la bourse d’argent fournie par le gouverneur, et qu’il avait gagnée au détriment de ses compères de quart, à la mine grise et au visage renfrogné, les dévisageant depuis l’autre côté du pont.

— Messieurs, si vous voulez bien me suivre jusqu’à vos appartements, les invita-il sur un ton mielleux, poussant la porte située sous le gaillard d’arrière et qui conduisait par une échelle de bois, aux cabines des officiers.

En réalité, « l’appartement » promis par le jeune lieutenant ressemblait plus à un réduit à balais qu’à une suite royale, ne mesurant pas plus de trois mètres carrés, meublé par un lit de camp recouvert d’une couverture miteuse, un pot de chambre et un minuscule cabinet de toilette qui faisait office de bureau. L’officier ramassa hâtivement le courrier qui trainait sur la commode et ses vêtements sur le lit, et héla un jeune mousse de l’âge d’Oscar qui passait par là, l’enjoignant de rapporter un hamac. Les deux compagnons de route s’installèrent, Surcouf prenant le lit de camp alors qu’Oscar préféra se satisfaire du hamac, que le mousse avait installé entre temps. Il était accroché aux deux coins opposés de la cabine par l’intermédiaire d’anneaux de fer, et barrait la pièce en deux. L’enfant dénoua son baluchon, afin de pouvoir se servir de la couverture en vue des nuits fraîches à venir.

Au dehors, les matelots firent rouler les derniers tonneaux de vin sur le ponton de bois et les remisèrent dans la cale, puis la passerelle fut relevée. Les amarres de poupe furent larguées, et le capitaine sonna un coup de cor, qui donna le signal du départ au marinier. Ce dernier sortit de l’écurie, conduisant quatre puissants chevaux de trait qu’il amena au niveau de la proue du navire, et les attela aux amarres d’avant. Lentement, les chevaux tirèrent le lourd navire, qui se mit à glisser sur l’eau calme du port, le long de la jetée. Le capitaine était à la barre, et manœuvrait habilement pour éviter à son vaisseau de venir s’écraser contre la jetée. Alignés sur les vergues, les matelots libéraient les voiles carrées du mât de misaine et du grand mât, qui se gonflèrent l’une après l’autre, poussées par les vents chauds venant des montagnes de l’île. Le marinier détela ses bêtes et les marins relevèrent les aussières, tandis que l’Etoile du Roi quittait le port, dont la lourde chaîne avait déjà repris sa place au fond de l’eau, permettant de nouveau la libre circulation des bateaux dans la baie, sous l’œil attentif du gouverneur, qui les regarda disparaître à l’horizon, depuis le perron de sa demeure.

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