Chapitre 13 : Convaincre les pirates…
Avec son navire à moitié armé et un équipage déjà formé de treize membres, Surcouf sentait que le grand départ était proche. Aussi décida-il au lendemain du départ de l’Hermione de programmer l’appareillage du Renard pour la semaine suivante. Tag et Heuer protestèrent, arguant qu’en de si courts délais, ils n’auraient pas le temps de s’occuper de la coque du navire, et qu’ils auraient tout juste le temps de fabriquer de nouveaux affûts pour les canons de Victarion. Le corsaire répondit que s’ils ne décidaient pas d’une date butoir, ils finiraient par s’enliser sur l’île des pirates, alors que le temps leur manquait, car la syphilis continuait de ronger le corps du roi un peu plus chaque jour. Surcouf décida de se rendre avec Oscar et Azimut à Mare Rouge à bord de l’Argonaute, la place forte de la confrérie des artificiers, ces pirates spécialistes des armes à feu. Là-bas, il pourrait essayer de recruter quelque spécialiste des canons et acheter les pièces manquant à son arsenal au moyen de la bourse toujours pleine fournie par le roi.
Ils se rendirent dans une taverne et commandèrent une chope de bière mousseuse comme les aiment les pirates. La pièce principale était spacieuse, avec de nombreuses tables rondes autour desquelles étaient attablés des pirates en pleine discussion. Parmi les artificiers, nombreux étaient ceux originaires d’Asie, ce peuple étant beaucoup plus avancé que les européens de l’époque en termes d’artifices. Il y avait une estrade sur laquelle dansaient des filles de joie au son du piano tenu par un vieux pirate à l’œil droit barré d’une œillère. Surcouf discutait avec Ching Xao, un maître artificier chinois, essayant de le rallier à sa cause lorsque Zélia entra dans le bar. Le corsaire reconnut aussitôt la jeune femme et l’incita d’un geste à les rejoindre.
— Tu avais disparu, lui dit Surcouf. Je te présente Oscar, mon fils et l’honorable Ching Xao.
— Nous nous connaissons, répondit Zélia qui salua le pirate. Oui, j’étais avec Jane T, en train de négocier ma démission. Elle n’était pas ravie de la nouvelle mais a finalement cédé. Que s’est-il passé en mon absence ?
— Je racontais justement à notre ami Xao que j’ai fait la récente acquisition d’un cotre de combat, le Renard, actuellement garni de deux canons de quatre livres, deux canons de six et deux de douze, ainsi que deux caronades de vingt-quatre livre chacune. Xao a accepté de me vendre deux pierriers moyennant argent sonnant, mais refuse de rejoindre l’équipage, arguant qu’il est trop vieux pour ce genre d’expédition.
Zélia tenta à son tour de convaincre le pirate, mais sans grand succès. Au bout d’une demi-heure, elle quitta la table et disparut de nouveau mystérieusement de l’auberge, sans crier gare. La place laissée vacante fut rapidement prise par une jeune femme d’une vingtaine d’années à la chevelure blonde éclatante et au sourire ravageur. Elle était splendide, vêtue d’une robe à volants blanche et d’un corset assorti qui accentuait la finesse de sa taille. C’est à Oscar qu’elle s’adressa.
— Bonjour, mon petit, dit-elle affectueusement. Je m’appelle Alizée, et toi ?
— Euh… Oscar, répondit le gamin, troublé par la beauté de la jeune fille.
— Enchanté, Oscar. Dis-moi, ce que tu portes à ta ceinture, c’est une clarinette, non ? Tu sais en jouer ?
— Oui, répliqua Oscar, instantanément plus à l’aise lorsque le sujet passait sur le versant musical.
La jeune femme sortit de sous sa longue robe un petit tube en métal brillant. C’était une flûte traversière en argent. Elle se leva, porta l’instrument à sa bouche, et souffla délicatement dans l’embouchure transversale de la flûte en entamant l’air des Badineries, de Bach. Oscar reconnut immédiatement l’air et, sortant sa clarinette de son étui lui emboita le pas à la quatrième mesure. Les deux instruments s’accordèrent à merveille et ce concert improvisé plongea la taverne dans un silence total, chacun arrêtant ses activités pour écouter la musique provenant de ces deux fascinants personnages. Aussitôt le morceau fini, Oscar enchaîna sur le quartet pour flute en D majeur de Pleyel que Surcouf lui avait offert durant leur voyage à Chalais. Alizée reprit instantanément la mélodie et se mit à danser en jouant entre les tables, aussitôt suivie par Oscar. Ces deux têtes blondes allaient et venaient de droite et de gauche dans la pénombre de la taverne comme deux sources de lumière vivante, subjuguant l’assemblée. On percevait une vibration certaine dans les corps des deux musiciens qui se lançaient à intervalles réguliers des regards et leurs sourires traduisaient le bonheur qui les habitait. A la fin du morceau, ils s’inclinèrent respectueusement l’un vers l’autre, sous les applaudissements nourris des pirates, conquis, puis retournèrent à leur table.
— Bravo, les félicita Surcouf, c’était merveilleux ! Splendide ! Magique !
— Merci, répondit Alizée avec un regard en coin pour Oscar. Votre fils est un prodige. Mais parlons de choses sérieuses, j’ai entendu dire que vous recrutiez du personnel…
A cet instant, une voix grave et puissance l’interrompit, provenant du balcon qui surplombait la salle, depuis l’étage.
— Attendez, nous n’avons pas encore fini.
Les murmures des pirates qui avaient repris se turent également, chacun cherchant d’où venait la voix de celui qui venait de parler ainsi. Finalement, après quelques secondes de chuchotements et de mouvements de tête dans toutes les directions, un homme apparut dans l’encadrement de l’escalier de bois. Grand, élancé, il avait une épaisse crinière de cheveux noirs dont les boucles ne semblaient en rien abimées par la vie en mer. Ses paupières étaient rehaussées d’un trait de maquillage sombre faisant ressortir ses pupilles d’ébène.
— C’est dents-longues, murmura Azimut à l’oreille de Surcouf. Il a perdu le capitanat du Triton suite à la rébellion du capitaine Jack O’Byrne. On raconte qu’il est grand musicien et excellent bretteur.
L’homme tenait dans une main un violon et dans l’autre un archet. Il porta l’instrument à l’épaule et entama l’air de Csardas, en regardant Oscar dans les yeux. Le garçon se leva, monta sur la table et lui rendit la réplique. Alors, un duel musical s’installa entre les deux personnages. Allant de plus en plus vite, ils se rapprochaient l’un de l’autre, le pirate descendant les marches et Oscar sautant de table en table à chaque mesure, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent face à face, le regard fixé l’un sur l’autre, la musique s’échappant de leurs instruments à une vitesse phénoménale. Leurs visages étaient crispés dans une concentration extrême, des gouttes de sueur perlaient sur le front de Dents-Longues. Ce fut le violoniste qui craqua le premier, faisant déraper son archet sur une corde qui clôtura ce match dans un crissement aigu.
— Bravo, petit ! Tu es étonnant, le félicita le pirate. Allons voir ton ami Surcouf, j’ai entendu dire qu’il recrutait des pirates pour sa mission.
Ils retournèrent tous deux à la table du corsaire alors que chacun pouvait enfin reprendre le cours de sa conversation.
— Bonjour à tous… et à toutes, commença Dents-longues. J’ai entendu des rumeurs selon lesquelles le capitaine Surcouf chercherait des hommes pour son équipage mais ne serait pas encore venu tenter de recruter ses hommes parmi les longs-couteaux. Alors, je viens à vous pour vous proposer mes services. J’ai moi-même été capitaine d’un des plus prestigieux navires de mon ordre.
— Et parmi les plus rancuniers d’avoir perdu le commandement de votre navire, répondit Azimut, méfiante.
— Qui sont les longs-couteaux ? demanda Oscar.
— La confrérie la plus renommée des Caraïbes. Et la plus redoutée, également répondit Dents-Longues, gonflant le torse pour exprimer son arrogance. A la différence des artificiers qui vivent à Mare Rouge, nos canons ne sont pas les plus puissants, mais nos navires autrement plus rapides, et nous avons comme spécialité l’abordage et le combat au corps à corps. N’as-tu jamais participé à un duel, petit ? demanda-il à Oscar.
— Non, jamais, mais Surcouf me donne des cours, répondit-il enjoué. Et j’ai un fleuret !
— Ah ah ! Très bien ! Je serais ravi de voir ce qu’ont donné ces cours, lorsque Surcouf m’aura pris à son bord ! Et qui sait, peut-être que je daignerai par la suite perfectionner ta technique.
— Mais… comment avez-vous perdu votre navire, demanda le blondinet. Avez-vous été trahi par votre équipage, vous aussi ?
Le pirate parût gêné et un éclair passa dans son regard.
— Non, à vrai dire, j’ai été remplacé à la tête du Triton. Non pas que mon commandement ait été remis en cause, mais simplement par le fait de l’accession de Jack O’Byrne à la tête de de l’ordre des longs-couteaux. Chez nous, l’antique tradition veut que les capitaines des navires soient de sexe opposé à notre commandant. Ainsi, j’ai dû laisser le capitanat du Triton à Abhaya, mon second.
— Et pourquoi n’êtes-vous pas resté à son service sur le Triton, questionna Surcouf.
— Ma foi, je crois que mon cœur avait besoin de nouveauté, d’une aventure palpitante, et cette chasse au trésor m’attire énormément, répondit le pirate en évitant soigneusement les regards soutenus d’Alizée et Azimut, qui avaient bien compris que cet homme refusait simplement d’être commandé par une femme.
— Bien, alors dans ce cas, bienvenue, Dents-Longues ! s’exclama Surcouf.
A cet instant, une voix retentit derrière le corsaire. C’était une voix grave, puissante et râpeuse. Lorsque ce dernier se retourna, il se trouva face à un monstre de six pieds et demi de hauts, dont le crâne dégarni aurait touché les poutres du plafond s’il n’avait courbé l’échine. En dehors de sa taille démesurée, sa carrure en elle-même était impressionnante. Il avait des épaules larges comme celles de deux bucherons côtes à côte et une taille aussi fine qu’une jeune fille dans un corset trop étroit. Il portait dans une main un archet et un violoncelle qui paraissait aussi grand qu’un violon en comparaison au colosse qui le manipulait.
— Si vous acceptez cet énergumène, je vous suggère de m’enrôler pour garder un œil sur lui, affirma-il de sa voix grave. Vous n’en avez peut-être jamais entendu parler, mais sa fourberie est aussi légendaire que ses talents de bretteur. Et puis, rien ne vaut un violoncelle pour accompagner les chants des pirates, durant les longues journées de pétole.
— Vous êtes ? demanda Surcouf, circonspect.
— C’est Rasteau, le cuisinier de cette taverne, répondit Alizée. Un français. Il peut paraître un peu rustre au premier abord, mais il est adorable lorsqu’on sait le manœuvrer. Et puis, son ragoût est délicieux.
Surcouf accueilli Rasteau avec joie, et ils s’installèrent tous les six autour de la table ronde, le corsaire leur expliquant les détails de sa mission, et leur parlant également du Renard. Même s’ils étaient tous persuadés qu’il serait impossible de transformer un bateau de pêche en pirate en une quinzaine de jours, ils étaient séduits par le projet et la perspective du Trésor des Bénédictines, dont la simple évocation faisait se retourner les pirates autour d’eux. Au bout d’une heure de conversation, ils prirent chacun leurs instruments, et se mirent à jouer de concert. L’ambiance était gaie, joyeuse et enjouée lorsque Zélia fit de nouveau irruption dans la pièce. La jeune pirate était accompagnée d’une femme de son âge environ, dont les traits traduisaient les origines asiatiques. Elle avait de longs cheveux noirs attachés en un chignon parfait, des yeux marrons en amande qui adoucissaient la rudesse de ses traits anguleux. Elle était fine et élancée, et portait dans son dos un sabre japonais dont la poignée tissée de fils de soie noirs et blancs dépassait au-dessus de son épaule gauche. Elle portait un élégant kimono parme et des spartiates lacées jusqu’en haut de ses mollets.
— Rebonjour, Surcouf, commença Zélia. Dis-moi, c’est un équipage ou un orchestre, que tu essayes de réunir, fit elle observer en jetant un regard circulaire aux invités du corsaire. Enchanté, Zélia. Je vous présente Ching Singh, fille de Xao, qui t’as malheureusement refusé ses services.
— Bonjour, capitaine, dit la jeune femme en s’inclinant respectueusement.
Tous les pirates se présentèrent, et Surcouf interrogea la nouvelle venue sur les raisons de sa présence.
— Pour dire vrai, Zélia est venue me trouver après le refus que vous a fait mon père de rejoindre votre compagnie. Il y a quelques jours de cela, elle était venue me voir pour me proposer de m’engager à bord de son navire et j’avais accepté. Lorsqu’elle est venue aujourd’hui, elle m’a expliqué que la situation avait changé et m’a alors laissé le choix de vous rejoindre ou de rester fidèle à ma promesse d’engagement auprès des Amazones. J’ai décidé que si une femme aussi renommée qu’elle avait décidé de vous suivre, c’est qu’elle a une totale confiance en vous, et en votre capacité à mener à bien la mission dont elle m’a brièvement parlé.
— Excellent, je connaissais les talents d’artificiers de votre père, mais je serais ravi de découvrir les vôtres.
— Hélas, je n’ai pas les talents de mon père ni ses compétences dans ce domaine, et les miennes se révèlent principalement dans la voilure. Mais je tenais à vous dire que mon père se joindra finalement à nous. Après avoir appris que je m’embarquais dans cette aventure aussi incertaine que périlleuse, il a tenu à finalement accepter votre proposition, profitant de l’occasion de naviguer avec sa fille pour peut-être l’un de ses derniers grands voyages. Il est parti se procurer les deux pierriers que vous lui avez demandé afin de garnir vos bastingages. Je vais le rejoindre puis nous nous rendrons tous les deux sur les lieux du mouillage de votre navire… le Renard, c’est bien cela ? pour y faire un bilan de son armement et des pièces d’artillerie manquantes.
— Parfait, répondit le corsaire, ravi. Bien, maintenant qu’une grande partie de l’équipage est formé, il nous faudrait nous concentrer sur les maillons manquants. Je me charge de rendre visite aux rameurs de Basse-Terre et aux brutes des Plaines afin de pourvoir l’équipage en bras suffisamment solides pour hisser les voiles, manœuvrer les vergues et remiser les munitions.
— Bien, dans ce cas, je vais raccompagner tous ces charmants personnages jusqu’au cotre, afin de les mettre à l’ouvrage pour accélérer les travaux entrepris par Tag et Heuer, poursuivit Zélia. Puis j’irais rendre visite à nos chers Bonefray pour savoir s’ils ont quelques hommes de leur confrérie qui souhaiteraient se rallier à notre cause.
La troupe sortit alors de la taverne avant de se séparer une fois de retour au quai où était amarré l’Argonaute. Azimut accompagna Surcouf en direction de la barque tandis que les autres suivaient Zélia et Oscar jusqu’à la cabane de Victarion.
De retour sur le chantier du Renard, Zélia affecta les nouveaux membres d’équipage aux diverses tâches de réfection du navire, la plus importante étant le goudronnage des kilomètres de cordages qui constituent le gréement du petit cotre. Car pour être protégé du sel et de l’eau, le gréement dormant, ainsi nommé par son rôle de maintien des structures, doit être enduit de goudron, il en va de même du gréement courant, qui a pour rôle de mobiliser les vergues et les voiles lors des manœuvres, et pour lequel le goudronnage facilite le glissement des cordages dans les diverses poulies du navire. Ainsi, Ching Singh, Dents-Longues, Oscar et Rasteau furent-ils attelés à cette longue et fastidieuse tâche. Lorsqu’Alizée inspecta les voiles de Victarion, elle se rendit compte que bien qu’en bon état malgré leurs nombreuses années de service, le cotre n’était gréé que de deux voiles : une grand-voile et une trinquette. Aussi, si elles étaient suffisantes pour l’utilisation qu’en faisait le pêcheur, seul à la manœuvre, elles ne permettraient pas à elles seules de conduire efficacement un équipage d’une trentaine d’hommes, et le lourd armement qu’ils comptaient embarquer. La jeune femme étant issue de la confrérie des Voleurs des Voiles, dont la renommée était construite sur leur impressionnante faculté à manœuvrer des voiliers embarquant une surface de voile considérable, et était à même de discerner les capacités fonctionnelles du Renard en termes de vitesse au vent. Elle décida de se rendre dans sa confrérie pour essayer de trouver des toiles adaptées aux dimensions du cotre corsaire.
Le soir du départ d’Alizée, Wardin revint accompagné d’un homme d’une vingtaine d’années à la peau d’ébène, vêtu simplement d’un pantalon de lin retenu à la ceinture par une cordelette de chanvre. A cette même ceinture pendait un grand coutelas à la poignée de bois grossièrement ouvragée, et l’homme portait aux chevilles les bracelets d’anciennes chaînes d’esclave. Wardin leur raconta comment, parti chasser avec Balaïkhan dans les hauteurs bordant les falaises de l’île, il avait fait la rencontre de cet homme. L’aigle tournoyait dans le ciel à la recherche de quelque lièvre ou chèvre sauvage, lorsqu’il avait vu une forme mouvante accrochée à la falaise. L’homme, qui s’appelait Nid-de-Pie, était en train de manger des œufs de fou de bassan, tentant l’expérience périlleuse de grimper ainsi sur les arrêtes piégeuses de la roche calcaire. Il avait offert un œuf à Balaïkhan et était ensuite remonté jusqu’à Wardin. Ce dernier raconta aussi comment Nid-de-Pie avait vu la silhouette d’un lièvre avant même que l’aigle ne fonde en piqué pour le capturer, et comprit ainsi à quel point le jeune homme serait utile à bord du cotre, tant par sa vision aiguisée que par ses capacités d’équilibriste. La jeune femme, qui était maître voilier sur le vaisseau amiral des Voleurs des Voiles, fut ravie de l’arrivée de ce nouveau membre, qui apporterait un homme de plus sous sa direction dans la voilure.
Accompagnée de Mircea, Zélia se rendit le lendemain à la pointe Ouest de l’île, dans le village du Raisinier, où les Bonefray avaient établi leur quartier général. Cette confrérie était l’une des plus anciennes confréries pirates. Établie par des capitaines britanniques dont les actions peu louables avaient conduit à leur éviction de la Navy, c’était la plus redoutée de toutes. A l’inverse des Longs-Couteaux, qui criaient haut et fort leur supériorité sur les autres ordres, les Bonefray étaient discrets, aussi silencieux que la mort qu’ils semaient sur leur chemin. Et pour cause, chacun des pirates de la confrérie s’était fait tatouer une immense tête de mort dans le dos. Excellents navigateurs, artificiers de talents, ils vouaient une haine éternelle à la couronne d’Angleterre, autant de qualités recherchées par Surcouf et ses compagnons. Alors qu’ils traversaient le village pour se rendre auprès du chef de la confrérie, Mircea entraîna Zélia dans une petite boutique obscure de la grande rue.
— Qu’est-ce que tu fais ? Reviens, l’interpella-elle. Ce n’est pas du tout le bon chemin.
— Je veux voir quelque chose… lui répondit le garçon.
Ils entrèrent dans l’atelier d’un maréchal-ferrant, qui était justement en train de frapper sur son enclume des fers pour chevaux. Le crâne rasé, son torse nu et musclé semblait insensible aux étincelles qui volaient en tous sens et marquaient de noir sa peau à l’endroit où elles la touchaient. Les flammes dansantes du feu se reflétaient dans les yeux bleus de l’artisan. Il avait une rose des vents tatouée au-dessus de la clavicule droite, et des épaulettes de lieutenant marquées à l’encre bleue sur ses épaules.
— Mon père était forgeron, dit Mircea à Zélia. J’adorais aller dans son atelier, quand j’étais petit. Enfin, c’était avant que…
Les souvenirs douloureux de son enfance refirent surface et la voix de Mircea trembla en prononçant ces derniers mots. En voyant le visage de l’adolescent se fermer et ses yeux s’emplir de larmes, Zélia ne chercha pas à en savoir davantage. Elle se tourna plutôt vers l’homme qui travaillait, ignorant même leur présence.
— Bonjour, dit-elle. Désolé de vous déranger, le petit voulait voir votre atelier. Que faites-vous ?
L’homme ne répondit pas. Il releva la tête et regarda la jeune femme dans les yeux. Les siens étaient d’un bleu azur, aux couleurs d’un ciel sans nuage, au-dessus d’une mer calme. Son regard était dur, mais on y dénotait une touche de tristesse, comme la cicatrice du souvenir d’un amour perdu, ou d’un petit frère mort de la variole.
— Nous sommes navrés, nous n’allons pas vous importuner plus que cela, reprit-elle. Allez, viens, Mircea. Allons voir le chef des Bonefray, tu vois bien que nous dérangeons monsieur.
— Attends, répondit-il. Heuer n’a-t-il pas dit qu’il manquait de clous pour la coque du Renard ? Peut-être pourrions-nous lui en acheter ? Dites, reprit-il à l’adresse du maréchal-ferrant, Pourriez-vous nous vendre quelques clous ? Nous partons chasser un trésor, et nous en avons besoin pour réparer notre bateau.
— Tais-toi, lui intima Zélia.
L’homme les regarda longuement, acquiesça, puis se tourna et alla chercher dans le fond de son atelier le seau dans lequel il entreposait les clous et les chevilles qu’il avait forgés. En se retournant, les deux visiteurs purent voir une immense tête de mort tatouée dans son dos, des épaules jusqu’à ses reins.
— C’est un Bonefray, chuchota Zélia. Ce tatouage est la marque de leur confrérie. Je comprends mieux, maintenant. La rose des vents, sur sa clavicule, est le symbole des capitaines Bonefray.
— Mais, dis-moi, demanda Mircea, pourquoi ne pas lui proposer de nous rejoindre ? Si c’est un pirate, comme tu dis, il doit savoir naviguer et se battre ! Et puis, ses qualités de forgeron nous seront surement utile, au cours du voyage, non ?
Zélia acquiesça alors que l’homme revenait, tenant par l’anse le sceau rempli de clous de toutes tailles et de toutes formes.
— Quel est votre nom ? demanda-elle.
Il ne répondit pas.
— Êtes-vous un pirate ? demanda Mircea.
L’homme fit oui de la tête.
— Vous êtes muet ? redemanda le garçon.
Pour toute réponse, l’homme plaça le dos de sa main gauche sur son visage. Cette dernière était tatouée d’une mâchoire et du squelette d’un nez humain, qui, placés ainsi sur la bouche du pirate, donnaient l’impression que le bas de son visage était celui d’un cadavre.
— Il est muet ! s’exclama Mircea. C’est pour cela qu’il ne répondait pas. Dis, est-ce que tu voudrais venir avec nous ? Notre bateau s’appelle le Renard, et notre capitaine est Surcouf, c’est un homme très gentil et un fameux corsaire. Nous allons à la recherche d’un trésor disparu. Un immense trésor. Bien sûr, si tu nous rejoins, il y aura une part pour toi ! Alors ? Qu’en dis-tu ?
Le Bonefray fronça les sourcils, hésitant, s’éloigna quelques minutes, comme s’il réfléchissait à sa décision, puis revint vers eux et hocha finalement la tête en signe d’approbation.
— Hourra ! cria Mircea en sautant de joie. Mais, nous ne connaissons pas ton nom. Sais-tu écrire ?
Le pirate fit non de la tête.
— Bon, alors, il faut lui trouver un nom, reprit Mircea, s’adressant à Alizée, qui répondit par l’affirmative. Pourquoi pas… Phaïstos ! C’est le nom du dieu grec des forgerons, si je me souviens bien. Je crois l’avoir lu dans un des livres de la bibliothèque de Sœur Julie. Un homme puissant, dit-il à l’adresse du maréchal-ferrant. Ça te plaît.
Le pirate acquiesça vivement, étirant sa bouche en un sourire.
— Parfait, Phaïstos ! Prépare ton baluchon, nous allons te présenter à l’équipage.
Le nouvellement nommé Phaïstos ramassa son marteau, attacha son sabre à sa ceinture, ramassa quelques affaires qu’il empaqueta dans son baluchon, tendit le seau à Zélia et souleva à deux mains la lourde enclume sur laquelle il forgeait ses instruments. Ses muscles se tendirent sous l’effort, mais l’objet suivit le mouvement du pirate, qui indiqua d’un signe de tête la sortie à ses deux visiteurs. Il chargea le tout sur son âne, posté à l’entrée de son atelier, et enfourcha son cheval à la robe noire et brillante, tandis que Mircea et Zélia remontaient sur les poneys qui les avaient conduits jusque-là, et prirent la direction des Roches, le village situé au-dessus du repaire des Bonefray. Wardin avait abandonné ses chevaux sur l’Hermione, mais les garçons et Surcouf les avaient gardés, espérant les vendre avant le grand départ du Renard. Par la route, il y avait à peine plus de deux lieues entre le Raisinier et la cabane de Victarion, mais comme la journée était bien avancée, ils préférèrent dormir dans une auberge des Roches.
Le lendemain, ils rejoignirent le chantier du cotre, où l’équipage s’activait de bonne heure. Les travaux de réfection du pont étant presque terminés, Tag et Heuer avaient entrepris d’affecter les matelots au nettoyage de la coque, en commençant par la poupe et le gouvernail, qui, débarrassé de ses patelles, berniques et autres coquillages en tous genres, avait gagné en souplesse et en amplitude ce qu’il avait perdu en poids superflu. Déjà, on remarquait un peu mieux la finesse de l’étrave, et la ligne de fuite de la coque, taillée pour la course. Oscar vint à la rencontre de son ami, sautant dans ses bras, Cebus sur son épaule et les oies de Wardin se dandinant dernière lui.
— Vous revoilà, dit-il. J’étais en train d’entrainer les oies à envoyer des messages. J’ai essayé de les envoyer rejoindre Surcouf, mais rien à faire, elles n’en font qu’à leur tête. Bonjour, adressa-il au nouveau venu. Comment t’appelles-tu ?
— Il s’appelle Phaïstos, répondit Mircea. Il est muet. C’est un capitaine Bonefray. Je l’ai appelé ainsi en rapport avec le Dieu grec, tu sais, celui qui est forgeron.
— Un capitaine ? s’interrogea Oscar. Comment peut-il être capitaine, s’il ne parle pas ? Comment communique-t-il avec son équipage ? D’ailleurs, le dieu grec s’appelle Héphaïstos, pas Phaïstos, rectifia-il.
— Ah zut ! J’étais sûr de moi. Héphaïstos, c’est vrai.
Il se retourna vers le pirate.
— Héphaïstos, tu préfères qu’on t’appelle Héphaïstos ?
Ce dernier fit non de la tête.
— Alors, ce sera Phaïstos, s’exclama Mircea.
Le vent était tombé, ce soir-là, et il n’y eut pas une brise les deux jours suivants. Zélia fit remarquer qu’Azimut et Surcouf, à bord de l’Argonaute, ne seraient pas de retour avant quelques jours encore, si le vent ne revenait pas, à moins de revenir à la rame. Justement, alors qu’elle disait cela, une barque apparut à l’Est, propulsée par trois paires de rames. Même si elle ne distinguait que des silhouettes, la jeune capitaine remarqua que les rameurs étaient fortement bâtis, et qu’ils embarquaient avec eux deux autres passagers. Aidé par sa vue perçante, Nid-de-Pie l’informa que le profil de la jeune femme à l’avant de la barque et celui de l’homme à la barre correspondaient à ceux de Surcouf et Azimut. Ils étaient partis à l’extrême Est de l’île pour recruter des paires de bras supplémentaires, et, à en juger par la vitesse à laquelle se déplaçait l’Argonaute, désormais débarrassé de son inutile voile, il avait trouvé ce qu’il cherchait. Ils accostèrent tous les cinq sur la petite plage de Victarion et débarquèrent, pour mettre le misainier à l’abri. Les trois rameurs étaient des hommes à la carrure presque aussi impressionnante que celle de Rasteau. Deux d’entre eux avaient une barbe fournie et de longs cheveux tressés, l’un blonds, et l’autre bruns. Ils portaient des peaux de bêtes malgré la chaleur insoutenable. Le plus petit des deux, qui dépassait malgré tout Surcouf de près d’une tête, portait sur le crâne un casque à cornes de bélier. Il avait à sa ceinture une masse d’arme hérissée de pointes d’acier tandis que l’autre portait en croix dans le dos deux immenses haches au fil tranchant.
— Voici Törmund et Amund, les présenta Surcouf à Zélia. Ils sont issus de la confrérie des brutes. Lorsque nous sommes arrivés aux plaines, Ils ont tout de suite été séduits par ma proposition. Cependant, leur chef était autrement plus réticent à les laisser partir et il m’a fallu les recruter moyennant argent sonnant. Mais peu importe ! Nous avons économisé le prix d’un navire, grâce à Victarion. Où en sont les réparations, demanda-il.
— Elles avancent. Alizée est repartie chez les Voleurs des Voiles pour nous procurer plus de toile, et la réfection du pont est presque terminée. Nous avons commencé à travailler sur la coque.
— Parfait, répondit Surcouf. Parfait. Et voici Andy. A notre arrivée à Basse-Terre, nous avons assisté à son procès. Il aurait, selon ses détracteurs, aidé la nièce d’un amiral britannique à s’échapper lors de la prise de son galion par les rameurs. Sa miséricorde lui aurait été fatale si je ne m’étais pas proposé de racheter sa liberté auprès du capitaine des rameurs. Pour finir, le vent nous ayant abandonné, ces trois gaillards ont proposé de nous ramener à la rame, et, nous pouvons être rassurés, car si par malheur le vent nous venait à manquer, durant notre périple, ces trois hommes pourraient à eux seuls nous propulser à pas moins de cinq nœuds, plaisanta-il. Bien, réunissons l’équipage ! Je dois leur parler.
Zélia réunit les pirates autour de la cale où reposait le Renard. Surcouf monta sur le pont et s’adressa à ses hommes.
— Bien, nous voilà. Dans trois jours, nous appareillerons, direction Djibouti. Comme vous le savez sûrement, le but de notre voyage sera de trouver le trésor des Bénédictines. J’ai en ma possession la carte qui y mène. Cette carte m’a été remise par le roi Louis en personne, et notre mission devrait sauver le royaume de France du péril où il a été plongé, ces dernières années, par la reine Elizabeth. Je sais que la plupart d’entre vous n’ont que faire de ces querelles royales, et que le destin de la France ou de l’Angleterre vous importe peu, mais ce que je vous promets, c’est l’assurance d’une part équitable dans ce butin glorieux. Certains d’entre nous mourrons au cours de ce périple, aussi je vous demande de nommer la personne à qui vous souhaitez que votre part soit distribuée, s’il vous arrivait malheur. Dans le cas contraire, elle serait répartie équitablement entre vos compagnons d’équipage. Je vous ai choisis, tous autant que vous êtes, pour votre expérience, dans tous les domaines, et pour votre réputation de pirates fiers, courageux, batailleurs, mais surtout volontaires et déterminés. Car la tâche qui s’annonce à nous sera longue et difficile. Pirates, êtes-vous avec moi ?
— Hourra ! Hourra ! Hourra ! Hurlèrent les pirates à l’unisson.
— Bien, reprit Surcouf. Avez-vous des questions ?
— Quel pavillon battrons-nous ? demanda Hippolyte.
— Pavillon français, répondit le corsaire. En Hommage au roi Louis.
— Hors de question, s’insurgea Dents-Longues. Comment oses-tu ? Chacun d’entre nous a perdu des amis, des frères, des compagnons, sous les canons de ton ami de roi. Déjà que nous lui donnerons une part dans le trésor que NOUS aurons gagné durement, alors qu’il restera bien tranquillement assis sur son trône. Jamais je ne monterai sur un navire battant pavillon français.
— Bien, dans ce cas, tu es libre de partir, répondit Surcouf, froidement.
Le pirate hésita, puis, la tête haute, tourna les talons et quitta l’assemblée.
— Chers amis, je vous annonce par ce départ que votre part du trésor vient de s’alourdir un peu plus de l’or des Bénédictines. Y a t’il d’autres volontaires ?
Il y eu quelques rires dans l’assemblée, mais personne ne fit un geste.
— Bien, reprit le corsaire, maintenant, au travail, il faut remettre ce navire en état !
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