Chapitre 23 : Port-Elizabeth

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Alors que l’aube se levait sur le mois de février, en l’an de grâce 1786, la vigie du mât de misaine avertit l’équipage du Surprise que les murs d’enceinte de Port-Elizabeth étaient en vue. La jeune colonie hollandaise, dont l’installation était très récente, était constituée d’une trentaine de maisons de bois entourées de fortifications sommaires, faites de troncs alignés dont les sommets étaient taillés en pointe, pour se défendre des bêtes sauvages comme des tribus voisines. Cependant, en cet été austral, les relations des colons avec les autochtones étaient bonnes, et les portes du village étaient grandes ouvertes, même si quelques soldats montaient malgré tout la garde sur le chemin de ronde. Sur la plage, les carcasses des navires échoués un an plus tôt étaient éventrées, réutilisées en grandes partie pour former les bâtiments de la colonie. Ces derniers avaient une architecture étrange, probablement due aux formes courbes imposées aux planches de l’étrave des navires, et les maisons ressemblaient à d’énormes champignons de bois au ventre gonflé par la courbure des étraves.

Les hauts fonds de la baie d’Algoa ne permettant pas d’amarrer des frégates, trois immenses pontons de bois avaient été créés par les hollandais afin d’accueillir les frégates en transit et de développer l’économie de la colonie.

Deux bricks espagnols étaient amarrés à deux de ces pontons, tandis qu’une frégate batave, le Trincomalee, mouillait dans la rade de Port-Elizabeth. Calloway demanda à ses hommes de manœuvrer le Surprise et de l’amarrer au ponton resté libre, ce que l’équipage réalisa avec son flegme habituel, sans un accroc. L’amiral britannique fut le premier à mettre pied à terre, suivi par les membres de son état-major, et de quelques gardes alloués à leur protection personnelle. Ils demandèrent au maître du port s’il y avait un gouverneur dans cette colonie, et ce dernier les conduisit à la maison du chef du village. La bâtisse était construite à l’extrémité Nord de Port-Elizabeth, et avait une architecture des plus étonnantes. De forme circulaire, elle était agencée autour d’un ancien mât d’Artimon récupéré sur l’un des navires échoués, et recouverte d’un immense voile de chanvre épais pour en fournir l’isolation contre le vent et la pluie, très fréquents dans cette région du globe. Les fenêtres de la maison étaient celles qui ornaient les appartements des officiers, à la poupe des vaisseaux. Annoncés par leur guide, Calloway et ses hommes entrèrent dans la demeure, éclairée en son centre par un feu de cheminée. Assis dans un grand fauteuil de cuivre, le chef du village, un hollandais grand et barbu d’une cinquantaine d’années, était en grande conversation avec deux hommes qui tournaient le dos à l’Anglais.

— Que nous vaut le plaisir de votre visite, Amiral ? l’interpella le chef du village. Je vous présente Max Vertongen, capitaine du Trincomalee, que vous avez sûrement vu mouillé dans la rade, ainsi que le capitaine Vaast Van Verhaegen, qui nous fait l’honneur de sa visite.

Calloway salua les deux hommes avant de reporter son attention sur son hôte.

— Je suis à la poursuite d’un cotre corsaire français, commença-il. Il est commandé par le capitaine Surcouf, et mes informations portent à croire qu’il aurait pu passer se ravitailler ici, à Port-Elizabeth.

— Surcouf, ah, Surcouf. Si ma mémoire est bonne, vous avez, avec cet homme, quelque différend personnel, le taquina Van Verhaegen.

— Qui n’a pas entendu parler de la bataille de Batabano ? renchérit Vertongen.

— Mais, à ma connaissance, la France et l’Angleterre ne sont-elles pas en paix, depuis le mariage de la fille d’Henri avec le roi Louis ? demanda le chef du village.

— J’ai ici une lettre émanant de la reine Elizabeth elle-même, répondit Calloway dont le visage était subitement devenu rouge de colère, m’ordonnant de faire arrêter Surcouf sur-le-champ pour haute trahison, et de le traduire à la cour de Versailles toutes affaires cessantes. Alors, avec-vous vu ce forban ?

— Un message de la reine… étonnant, s’exclama l’hôte. Enfin, il est de notoriété publique que cette Elizabeth n’a pas la même passion pour la France que son père… mais là n’est pas la question. Je suis navré, Calloway, mais je n’ai pas vu trace de ce Surcouf, ni de son cotre. D’où venait-il, et quelle est sa destination ?

— Nous avons échangé quelques bordées dans la baie de la Table, répondit Calloway, mais ce vil faquin a réussi à endommager mon gouvernail et à me filer entre les doigts. Il a fait escale à Mossel Bay et semblait vouloir aller vers Lourenço Marques, mais je craignais que cela ne soit un piège destiné à m’envoyer dans la mauvaise direction et que sa destination finale ne soit en réalité les îles de France, ou Batavia.

— Son cotre, de combien de tonneaux dispose-il ? demanda Vertongen.

— Soixante-dix environs, répondit Calloway.

— Impossible pour lui de rejoindre l’île Bourbon d’une traite, avec ce genre de navire, depuis Mossel Bay, et encore moins Batavia. Il aurait dû faire escale ici pour se ravitailler, assura Vertongen.

— Et nous n’avons pas eu de nouvelles d’un tel équipage, ici à Port-Elizabeth, affirma le chef du village. Vous pouvez faire voiles vers Lourenço Marques sans inquiétude, le corsaire que vous pourchassez aura sans doute filé au Nord, droit sur le comptoir portugais. Combien de jours de retard avez-vous sur lui ?

— Cinq jours, peut-être un peu moins, répondit l’Amiral. Nous avons fait au plus vite, mais ce cotre est rapide.

— Le vent a tourné, hier, au SSO, reprit Van Verhaegen en perdant de sa force, ce qui devrait vous donner un avantage certain sur le cotre français, par vent arrière. A ce rythme, vous devriez pouvoir rattraper une partie de votre retard et rejoindre la baie de Lourenço Marques avant que Surcouf et son équipage n’aient terminé leur ravitaillement.

— Venez, l’invita son hôte, venez prendre un verre de ce bon whisky que vous fabriquez, vous autres, pendant que j’ordonne à mes hommes de charger votre navire en provisions. Vous pourrez partir en début d’après-midi. Vaast, mon ami, montrez-lui de ces diamants que vous avez trouvés, non loin d’ici, dans les mines des alentours.

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Toc Toc Toc. Surcouf s’étira, se leva et sortit de sa couchette afin d’ouvrir à son visiteur nocturne. La silhouette grande et fluette de Mériadec se dessina dans l’encadrement de la porte de la cabine du capitaine.

— Ah, c’est toi, lui lança Surcouf. Qu’est-ce qu’il y a ? Zélia t’a demandé de venir me chercher ? Il se passe quelque chose à bord ?

— Non, pas du tout, désolé de vous avoir dérangé, c’est que… enfin… c’est à propos de Calloway.

— De Calloway ? demanda le corsaire. Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Et bien, c’est son vaisseau, je… je me demandais… je croyais l’avoir reconnu.

— Reconnu ? Comment ça ? Évidemment que tu l’as reconnu, c’est le Surprise, une frégate légendaire de la Royal Navy, pas étonnant que tu l’aies reconnue.

— Ah, oui le Surprise, c’est bien ça. C’est bien ce que je me disais, répondit Mériadec.

— Et c’est pour cela que tu m’as réveillé en pleine nuit, grommela Surcouf. Tu aurais pu demander à Zélia, elle aussi l’avait reconnu. Bon allez, bonne nuit, petit.

Le capitaine tenta de refermer la porte de sa cabine mais le jeune gabier l’en empêcha en glissant son pied dans l’entrebâillement de la porte.

— Non, ce n’est pas ça, c’est que… j’ai navigué sur ce vaisseau, dit-il.

— Que… comment ? demanda Surcouf, étonné.

— Oui, il y a deux ans. C’était un peu avant que je sois engagé sur l’Hermione. Mon équipage avait été fait prisonnier de celui du Surprise, et comme la bataille avait été rude et que les Anglais avaient perdu bon nombre de leurs hommes dans l’abordage, nous avions été mis à contribution, mes camarades et moi, et avions aidé les Britanniques à ramener le Surprise jusqu’à son port d’attache, à Portsmouth. Là, nous avions été faits prisonniers avant qu’un raid héroïque du Marquis de La Touche-Tréville ne vienne nous délivrer des geôles anglaises. J’aurais pensé que vous seriez heureux d’avoir de plus amples informations sur le Surprise.

— Absolument, petit, absolument ! Viens, allons sur le pont, Azimut dort encore, je ne voudrais pas la réveiller. Allons-y.

Encouragé par Surcouf, le gabier décrivit avec précision chaque souvenir qu’il avait du navire anglais. Le corsaire griffonnait avec précipitation sur ses carnets de navigation les informations que lui énonçaient Mériadec, demandant toujours plus de précisions et de détails sur la frégate de Calloway. La fin du quart était terminée depuis longtemps et l’aube pointait à peine lorsque Surcouf libéra le jeune homme complètement épuisé et déshydraté d’avoir parlé toute la nuit. Le capitaine, ravi, retourna s’allonger dans sa cabine et croisa Azimut qui en sortait, le regard vague, comme à son habitude.

— Vingt-trois jours, capitaine, lui dit-elle.

— Pardon ? demanda Surcouf.

— Vingt-trois jours, répéta-elle. Avant la pleine lune.

— Ah.

Décidément, il ne s’habituerait jamais à l’étonnante navigatrice.

Depuis quelques jours, le vent avait tourné au Sud, et faibli conséquemment, ce qui avait ralenti la marche du Renard, qui atteignit Port-Elizabeth trois jours après le départ de Calloway. Comme prévu, Balaïkhan avait intercepté tous les messages en provenance de Mossel Bay, afin de maintenir le secret sur la réelle position des corsaires. Le lendemain de leur départ, l’aigle avait abattu un pigeon qui transportait un message à destination de l’anglais.

Surcouf derrière vous. Avons vu cotre et équipage. Faites demi-tour.

Fort heureusement, ce message n’était pas parvenu à son destinataire, et Balaïkhan avait partagé sa prise avec Hermione et Leevi. Deux jours plus tard, c’était la chouette laponne qui, en pleine nuit, avait intercepté un second message, en Hollandais cette fois, à destination de la colonie de Port-Elizabeth. Il avait fallu recourir à l’aide d’Azimut, qui traduisit le message, dévoilant ainsi une nouvelle facette de son mystérieux personnage.

Navire Français rebelle en route vers votre colonie. Cotre corsaire. Interceptez-le. Ordre de prévenir Calloway. Urgent.

C’est ainsi que Surcouf décida qu’il vaudrait mieux pour son équipage et pour lui-même qu’ils fassent une escale dans cette jeune colonie, afin de désamorcer les probables paroles alarmistes de Calloway, en montrant aux Hollandais sa lettre de marque délivrée par Louis en personne.

Les deux Bricks Espagnols qui mouillaient lors de la visite de Calloway avaient disparu et seule la forme élégante du Trincomalee trônait dans la baie d’Algoa, faisant face à la jeune colonie de Port-Elizabeth. Comme l’anglais l’avait fait quelques jours plus tôt, Surcouf manœuvra le Renard jusqu’au ponton central, et demanda à ses hommes de rester à bord, et de se préparer à appareiller au moindre mouvement de sa part, si les choses venaient à tourner mal. Accompagné de Tormund, Amund, Azimut et Dents-Longues, il se dirigea vers la maison du chef du village.

Lorsqu’il entra dans la petite maison de bois, les regards étonnés des hollandais se tournèrent vers lui.

— Surcouf ? Comment est-ce possible ? demanda Vertongen, le capitaine du Trincomalee. Nous avons eu il y a trois jours la visite de Calloway, qui nous assurait être à votre poursuite.

— Oui, et il portait une lettre de la reine ordonnant de vous faire prisonnier, et promettant une belle récompense à qui vous traduirait devant la cour de Versailles, ajouta l’homme qui, en jugea Surcouf, devait être le chef de cette petite colonie.

Le corsaire s’avança vers lui et lui tendit la lettre du roi Louis, frappée du sceau royal. L’intéressé lut la lettre et la tendit au troisième homme, un capitaine d’une quarantaine d’années, à la chevelure rousse attachée en une queue de cheval, surmontée d’un bicorne de cuir tanné. Il portait une redingote de marine verte, un pantalon d’officier d’un blanc de nacre, et l’intérieur de ses manches était doublé de satin orange, typique de l’accoutrement des officiers de marine Hollandais. Il avait deux minuscules yeux bleu pâle et affichait un regard sévère. Ses favoris bien fournis et broussailleux masquaient à peine les nombreuses cicatrices qui paraient le visage du capitaine batave.

— Une lettre de mission provenant du roi lui-même, dit-il en levant les yeux vers le corsaire.

Ce regard était aussi glacial que le ton de sa voix, et Surcouf, bien qu’il s’efforçât de ne pas ciller en retour, sentit son sang se glacer dans ses veines.

— Comme c’est étonnant, reprit le chef du village. Il semblerait que le roi et la reine ne soient pas en parfait accord à votre sujet, Surcouf.

— Vous connaissez Elizabeth, répondit le corsaire, n’osant détourner son regard de celui du capitaine. Et vous savez la haine personnelle que me voue Calloway.

— Je crois qu’il ne vous a toujours pas pardonné la bataille de Batabano, s’exclama Vertongen, amusé. Mais je ne comprends pas… Calloway nous a assuré être derrière vous, depuis Mossel Bay. Par quel tour de passe-passe avez-vous bien pu réussir à lui échapper, et à faire du chasseur, le chassé ?

Surcouf leur raconta la ruse qu’il avait imaginée et orchestrée, ainsi que le passage sur sa traversée de la savane.

— Excellent, haha, excellent, s’exclama Vetongen à la fin du récit. Ainsi donc vous vous rendez à Lourenço Marques. Mais… pourquoi avoir donné à Calloway votre véritable destination, si tel est le cas.

— Rassurez-vous, la baie de Maputo n’est qu’une étape, et notre destination est bien plus au nord de l’Afrique, mais, vous vous en doutez, je dois la garder secrète, répondit Surcouf.

— Évidemment, répondit le capitaine du Trincomalee. Mais, dans ce cas, laissez-moi vous conseiller un autre itinéraire. Le canal du Mozambique n’est pas des plus sûrs, ces derniers temps, et des pirates Malais y sèment la terreur. De plus, lorsque Calloway apprendra que vous n’êtes jamais allé à Lourenço Marques, il enverra des messages aux comptoirs Anglais d’Inde et d’Égypte pour bloquer le canal, soyez-en sûr. Non, je vous conseille plutôt de contourner Madagascar, le détour vous rajoutera quelques journées de navigation, mais cela en vaut la peine, je vous l’assure.

Surcouf se retourna vers Azimut qui sembla d’accord avec Vertongen et acquiesça vivement.

— Bien, j’imagine que vous souhaiterez remplir les cales de votre navire, reprit le chef des colons. Il n’y a pas grand-chose entre ici et Madagascar, et vous aurez besoin de vivres pour affronter le courant des Aiguilles.

Lorsqu’ils prirent congé de leurs hôtes, Surcouf demanda à ses hommes qui était le mystérieux capitaine à la chevelure rousse qui ne l’avait pas quitté des yeux de toute leur visite.

— C’est le Cap’tain Vaast Van Verhaegen, répondit Dents-Longues. Un ancien négrier anobli par le roi de Hollande. On dit qu’il possède des mines de diamants dans plusieurs régions d’Afrique, et que le Roi lui a donné la mission d’ouvrir de nouvelles routes commerciales, au cœur de l’Afrique inexplorée.

— Il ne m’inspire rien de bon, répondit Surcouf.

En retournant au navire, ils passèrent devant une sorte de campement, hérissé de palissades de bois, et dont l’entrée était gardée par deux immenses guerriers numides portant chacun une hallebarde et un grand bouclier de forme ovale paré d’une peau de Jaguar. Leur pagne était de la peau du même animal, mais plongé dans une sorte de teinture qui les colorait en bleu nuit. A l’intérieur, une centaine d’esclaves noirs étaient enchaînés les uns aux autres, et entassés là comme des animaux conduits à l’abattoir. Surcouf réprima sa colère et détourna le regard, se jurant à lui-même qu’il reviendrait un jour à Port-Elizabeth, étudier le cas de ces esclaves.

Le lendemain, aux premières lueurs du jour, Mircea réveilla Oscar et le pressa de s’habiller pour leur entraînement quotidien à l’épée avec Dents-Longues. Les deux garçons grimpèrent sur le pont, tenant à la main leurs fleurets. Oscar portait sa chemise de lin blanche, son fameux pantacourt rouge, et avait troqué ses sabots contre une paire de bottes de cuir marron clair. Mircea portait une chemise beige tirant sur le gris, un pantalon à pont gris foncé, et des bottes de cuir noires usées par le sel et la pluie. L’ex-capitaine Longs-Couteaux les attendait sur le pont, vêtu de son éternelle tenue d’un noir de jais, sa longue rapière à la main.

— Vous êtes en retard, dit-il. Vous ferez deux tours de bastingage, cela vous échauffera et vous apprendra la ponctualité.

Cette punition n’en était pas une pour Mircea, qui adorait les exercices d’équilibriste que leur demandait le pirate. En équilibre sur la mince rambarde de bois qui faisait le tour du Renard, il se déplaçait avec l’aisance d’un chat sur un mur. Pour Oscar, l’exercice était autrement plus difficile, son vertige et le roulis du cotre ne faisant pas bon ménage. Mais il s’en tira malgré tout à bon compte, essoufflé et en sueur, et rejoignit Mircea qui faisait face à leur maître d’armes.

— Bien, commença Dents-Longues. Votre entrainement avance à grand pas et je suis content des progrès que vous avez réalisés. Nous n’en sommes pas encore au point de vous laisser vous battre à un contre trois en équilibre sur la vergue du hunier mais je suis fier de vous. Nous allons maintenant passer à une étape autrement plus difficile, et pour cela, nous allons devoir quitter le pont pour rejoindre la terre ferme. Suivez-moi.

Les garçons suivirent le pirate jusqu’en bordure du village, derrière l’enclos où étaient parqués les esclaves. Les brumes matinales se dissipaient au-dessus des alentours boisés de Port-Elizabeth et le soleil d’été austral commençait à chauffer la peau déjà brunie des deux adolescents. Dents-Longues tendit à Oscar un bandeau de tissu noir et lui demanda de se couvrir les yeux.

— Bien. Oscar, je veux que tu m’écoutes attentivement. En garde !

Le garçon s’exécuta.

— Parfait. Je veux que tu sentes les moindres aspérités du sol sous tes pieds. Je veux que tu te déplaces avec grâce et agilité, et que tu sois attentif au moindre changement dans ton environnement.

Le pirate commença à tourner en cercle autour d’Oscar qui, de la pointe levée de son fleuret, cherchait à tâtons à jauger la distance avec son adversaire. Machinalement, le garçon à la chevelure dorée écartait sa main gauche de son corps, comme pour chercher à s’équilibrer. Dents-Longues sanctionna cette attitude d’une pichenette de la pointe de sa rapière sur les doigts de l’enfant.

— Aïe.

— Ne rompt pas ta garde, le gronda-il. Bien. Maintenant écoute le son de ma voix, et essaye de te tourner systématiquement en face de moi.

Les deux hommes entrèrent alors dans une ronde étrange, Dents-Longues parlant sans cesse et prodiguant ses conseils à Oscar afin de corriger sa position. Au bout d’une dizaine de minutes, il demanda à Mircea de se placer face à Oscar.

— Bien, maintenant, écoute-moi. Je vais me placer derrière Mircea, qui tentera de t’attaquer et de te toucher. Ta mission sera de m’écouter attentivement et de faire ce que je te dis.

— Que…Comment ? demanda Oscar, dont le ton de la voix laissait transparaître la panique qui l’envahissait.

— En garde. Prêts ? Allez !

Oscar recula de quelques pas, se prit les pieds dans une racine d’arbre et se retrouva allongé sur l’herbe humide de la rosée du matin.

— Relève-toi, ordonna Dents-Longues. Et rien ne sert de fuir, Mircea te voit, lui. Sois plutôt attentif à ses mouvements et concentre-toi sur ma voix. Allez !

Mircea se fendit en avant, visant Oscar à la poitrine.

— En quarte, aboya Dents-Longues à l’adresse du blondinet.

Dans la panique, Oscar écarta sa main vers la droite au lieu de couvrir la ligne du dedans et croiser le fer de Mircea comme le lui demandait Dents-Longues. La pointe enrobée de cuir du fleuret vint se ficher dans son flanc, provoquant chez le garçon un cri de douleur.

— En quarte, je t’ai dit ! écoute-moi ! Allez, en garde !

Oscar reprit sa position initiale, les traits crispés, la bouche frémissant de rage. Mircea décida d’attaquer à la jambe gauche, cette fois ci.

— En septime, ordonna Dents-Longues.

Oscar obéit, mais avec un temps de retard, si bien que les lames se touchèrent mais sans empêcher toutefois Mircea de le toucher à la cuisse, laissant échapper un juron au blondinet.

— C’est mieux. Allez, encore une fois. Écoute-moi bien.

Mircea retenta une attaque au flanc.

— En quarte !

Oscar para et la lame passa à quelques centimètres de son buste. Mircea enchaîna aussitôt avec une attaque à la jambe droite.

— En Octave, hurla Dents-longues.

Le fer frôla le flanc d’Oscar et Mircea, rageur, attaqua à la tête. Suivant les ordres du Longs-Couteaux, Oscar para en quinte, puis en tierce, en quarte, en tierce à nouveau, avant de prendre l’initiative de riposter à l’épaule, suivant la voix de son maître d’armes pour estimer la position de Mircea. Le garçon, surpris, n’eut pas le temps de parer le coup d’Oscar, et reçut la pointe de son fleuret juste sous la clavicule.

— Bravo ! S’extasia Dents-Longues. Quel enchaînement ! Mircea, ce n’est pas parce que ton adversaire est aveugle ou diminué qu’il n’est pas moins dangereux, du moment qu’il est armé, j’espère que cela te servira de leçon. Échangez les rôles.

Si les progrès de Mircea étaient sans commune mesure avec ceux d’Oscar depuis leur première séance d’escrime, le long de la Saône, une fois les yeux bandés, les heures de théorie et d’entrainement académiques du second se révélèrent payants. En effet, Mircea avait beaucoup plus de mal à exécuter les ordres de Dents-Longues, ne connaissant pas parfaitement toutes les positions de la lame et le nom de toutes les parades. Mais, à force d’entrainement, il parvint néanmoins à bloquer les offensives d’Oscar. Alors qu’après une fente magnifiquement bloquée en quinte haute, le blondinet poursuivait son effort vers l’avant, Mircea para en prime une nouvelle attaque au poitrail, et les deux garçons se retrouvèrent au corps à corps. Là, la vue n’était plus un avantage car Mircea pouvait sentir son adversaire contre lui, et il se dégagea d’un ample mouvement du bras. Surpris, Oscar fut projeté, en arrière, recula de quelques pas, et trébucha sur une pierre. Ses bras battirent inutilement l’air pendant quelques secondes et il s’étala de tout son long sur l’herbe grasse et épaisse. Aussitôt, Mircea jeta son fleuret et chercha Oscar à tâtons, les bras en avant. Il se cogna contre sa botte et tomba à genoux sur son ami. De ses mains malhabiles, il caressa son torse trempé de sueur, et remonta en tâtonnant vers le visage parsemé de taches de rousseur d’Oscar.

— Tout va bien ? demanda-il en passant une main dans la longue chevelure blonde et soyeuse de son ami. Tu ne t’es pas fait mal.

— Non, non, ne t’inquiète pas, sourit Oscar, je suis là.

D’une main, il retira le bandeau des yeux de Mircea, et plongea ses yeux bleu sombre dans les iris verts du garçon qui se tenait assis à califourchon sur son corps transpirant. De l’autre, il sentait sous ses doigts les boursouflures des cicatrices qui parsemaient le dos de Mircea, et les caressa machinalement. Ils restèrent ainsi de longues secondes, leurs visages penchés l’un vers l’autre, leur regard plongé dans les yeux de l’autre, leurs bouches soufflant des volutes de fumée à quelques centimètres l’une de l’autre.

— Relevez-vous, ordonna Dents-Longues, visiblement mal à l’aise. L’entrainement est terminé. Rentrons au bateau.

Sur le chemin du retour, ils virent que la caravane des esclaves était sur le point de se mettre en marche, et que des dizaines de chariots commençaient à s’aligner pour se préparer à prendre la direction de la porte Nord du village, afin de traverser la forêt et de s’aventurer dans la savane environnante. Lorsqu’ils regagnèrent le pont du Renard, Surcouf les attendait, bras croisés, et le regard sévère.

— Où étiez-vous passés, tous les trois ? Nous n’attendions plus que vous pour lever l’ancre.

— Pardonnez-les, capitaine, s’excusa Dents-Longues. Je les avais conduits à l’écart du village pour les entraîner à l’escrime. Nous n’avons pas vu le temps passer.

— A vos postes, c’est votre tour de quart. Nous partons sur-le-champ. En route.

Sur le ponton de bois, Zélia détacha les dernières amarres encore fixées du cotre et donna à Surcouf le signal du départ avant de sauter à son tour sur le pont du navire. Une après l’autre, les voiles du Renard se déployèrent, et la petite embarcation commença à s’éloigner du rivage, en brisant les vagues de l’Océan Indien. A quelques milles de leur position, sur tribord, Nid-de-Pie signala la présence d’une corvette hollandaise qui faisait voile vers Port-Elizabeth.

Espérons qu’il ne s’agisse pas d’une mission envoyée par le Cap ou Mossel Bay à notre poursuite, pensa Surcouf. Il nous faut à tout prix mettre le plus de distance possible entre nous et cette colonie.

\

Le capitaine Vaast Van Verhaegen se rhabilla avec lenteur et application et enfila ses bottes de cuir. Il se leva, s’avança jusqu’au miroir surmontant le cabinet de toilette de sa chambre, et se nettoya le visage à grandes rasades d’eau fraiche. Puis il attacha ses longs cheveux roux en une queue de cheval, comme à son habitude, et revêtit sa redingote verte portant ses galons de capitaine. D’un dernier coup d’œil dans la psyché, il aperçut le corps inanimé de l’esclave numide qui avait subi toute la nuit les effets de son esprit pervers. C’était une femme d’une vingtaine d’années, à la peau d’un noir brillant et au visage angélique, dont les longs cheveux noirs tombaient jusqu’à la naissance de ses fesses, soulignant avec élégance les deux fossettes qui magnifiaient la cambrure de ses reins. Elle gisait dans une mare de son propre sang, qui s’étendait lentement sur les draps blancs du lit qui avait été le sanctuaire de leur dépravation nocturne. Sans un regard pour la morte, il ferma sur elle la porte de la maison et se dirigea vers la caravane qui l’attendait, prête à se mettre en marche. Alors qu’il enfourchait sa jument, un pur-sang arabe à la robe blanche, il entendit du bruit provenant du front de mer. Instinctivement, il ordonna à deux de ses lieutenants de le suivre afin d’en apprendre davantage sur l’origine de ce chahut. En dépassant les dernières rangées de maisons, il aperçut un attroupement sur le ponton où était encore amarré le Renard le matin même, et où mouillait désormais une corvette hollandaise, le Rattlesnake. En voyant arriver Van Verhaegen, le chef des colons se précipita vers le capitaine. Il semblait pris de panique.

— Capitaine, c’est affreux, dit-il. Le Roi Louis est mort. Le Rattlesnake nous a été envoyé du Cap pour nous avertir de cette fâcheuse nouvelle. C’est la Reine Elizabeth qui est désormais à la tête du pays, en l’absence d’héritier légitime au trône de France. Et elle veut la tête de Surcouf à tout prix, et celle de l’enfant qui l’accompagne.

— Comment ? s’étonna Van Verhaegen.

— Quel idiot je suis, se lamenta le chef des colons. Et dire que ce matin même, je l’ai laissé partir en lui souhaitant bon vent. Regardez, la voile du Renard est encore visible, à l’horizon. Vite, il ne faut pas perdre une minute, il faut les rattraper sur-le-champ.

Il se tourna vers le capitaine du Rattlesnake.

— Prenez la mer immédiatement, et rattrapez-moi ce navire. Nous ne pouvons pas laisser échapper ce corsaire.

A cet instant, le capitaine Vertongen, qui était resté en retrait jusqu’alors, s’interposa.

— Non, Il faut que le Rattlesnake file vers le Nord et tente de rattraper Calloway pour l’avertir de la supercherie de Surcouf, et de sa volonté de contourner Madagascar par l’Est. Ainsi, ils pourront bloquer le passage du Français au Nord de l’île. Avec le Trincomalee, je me chargerai de prendre en chasse le cotre corsaire, les vents favorables devraient me permettre de le rattraper avant le courant des Aiguilles, mais ma frégate serait incapable de rattraper le Surprise, avec l’avance qu’il a prise. Mes hommes sont sur le pont, et, avec l’aide des villageois, nous devrions pouvoir appareiller avant que le soleil ne soit à midi.

— Très bien, je vous fournirai toute l’aide nécessaire, concéda le chef des colons. Capitaine, qu’en pensez-vous ?

— Faites ce que vous voulez pour attraper ce forban, répondit Van Verhaegen. Pour ma part, il est temps de quitter le village avec mes hommes, nous avons une longue route devant nous.

— Allez, capitaine, et que Dieu vous garde, lui lança le chef des colons alors que le Hollandais avait déjà fait tourner bride à sa jument, et partait au galop rejoindre la longue caravane de ses hommes qui sortaient déjà de Port-Elizabeth.

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