Chapitre 27 : L’île de France
Le clapot régulier des rames troublait seul le silence qui enveloppait l’île. La faune avait décidé de se réfugier à l’ombre, pour éviter la brûlure cuisante des heures les plus chaudes de l’après-midi. A l’avant de sa chaloupe, Calloway se tenait bien droit, son tricorne de Marine le protégeant des rayons ardents du soleil, qui se reflétait dans les eaux turquoise de Mayotte. Lorsque la petite embarcation arriva aux abords du Rattlesnake, les marins hollandais firent glisser une échelle de corde le long de la cale de la corvette, et l’Anglais pût se hisser à bord du navire, suivi de sa garde rapprochée. Le capitaine du Rattlesnake conduisit l’amiral dans sa cabine, et lui proposa un rafraichissant jus de citron glacé, que le Britannique accepta volontiers.
— Capitaine, je vous ai fait venir car je viens de recevoir un message de Vertongen. Il a réussi à rattraper le Renard et son équipage, et s’apprêtait à capturer le traître Surcouf, quand, aidés par le soutien inopiné d’une frégate française, les forbans ont réussi à lui échapper devant les côtes de l’île Bourbon. Vertongen m’a fait savoir que son navire, le Trincomalee, était trop endommagé pour reprendre la chasse mais que, sitôt prévenu de la mort de Louis et de votre mission, le gouverneur de Saint-Louis a ordonné à ses navires de faire le tour de l’île pour retrouver les corsaires et vous les livrer.
— Diable, ce satané Surcouf aura encore réussi à m’échapper. Bien. Si les Français n’arrivent pas à mettre la main sur lui, c’est qu’il leur aura fait faux-bond en se dirigeant vers l’île de France. Je vais ordonner à mon équipage de s’apprêter à appareiller. Il est fait comme un rat. Avec les Français sur ses talons et moi qui arrive par le Nord, il n’aura plus aucune issue. Je vais envoyer un message similaire à toutes les îles Britanniques de l’océan Indien, au cas où il lui prendrait la vilaine idée de fuir vers l’Est. Merci, capitaine, merci de vos précieux renseignements. Qu’allez-vous faire, maintenant ?
— Et bien, laisser mes hommes se reposer quelques temps, puis faire voile de nouveau vers le Cap. C’est là que se trouve le reste de mon escadron. La suite, je me permettrais de la garder secrète, car bien que nos deux pays soient en paix, je ne peux pas vous révéler nos objectifs miliaires. Vous en conviendrez, n’est-ce pas, Amiral ?
— Assurément, répondit Calloway en se levant et tendant une main gantée à son hôte. Au revoir, capitaine, et bon vent !
Pendant près d’une semaine, le Surprise ne croisa pas une voile, pas même en passant le cap d’Ambre, au nord de Madagascar. L’amiral Calloway demanda à ses hommes de pousser plus loin vers l’Est avant de repiquer vers le Sud, afin de couper toute retraite au Français, s’il avait décidé de quitter Maurice par le Nord. Finalement, au matin du 5ème jour, la vigie de misaine annonça une voile au Sud-Est de leur position. Le branle-bas de combat fut ordonné tandis que les deux navires se rapprochaient. Au bout de sa longue-vue, Calloway identifia le pavillon Français qui flottait à l’arrière du navire qui se révéla être un simple sénau marchand. Ne voulant pas perdre de temps, Calloway décida d’ignorer le navire commercial, et poursuivit sa route vers le Sud. Cependant, quelques minutes après le croisement des deux vaisseaux, une tourterelle s’envola du pont du sénau et fila vers le Sud, dépassant le Surprise. A la vue de l’oiseau, Calloway ordonna aux tireurs postés dans les hunes d’abattre le volatile, mais la houle et l’effet de surprise furent les artisans du salut de la tourterelle qui passa entre les tirs des mousquets et s’éloigna à tire-d’aile hors de portée des Anglais.
— Faites donner toute la voilure, commanda Calloway, persuadé que ce message était destiné à avertir Surcouf de son arrivée. Plus vite, ou ce maudit corsaire va encore nous filer entre les doigts.
Lorsqu’Oscar et Mircea rejoignirent l’équipage du Renard, ils furent accueillis par Tag et Heuer, radieux, qui se promenaient sur le quai de Saint-Louis. Les griffes d’argent de l’estropié lacéraient le sol inégal du port, et le crissement du métal se mêlait au grincement des roues de l’affût de canon dans lequel il se déplaçait. Justement, c’étaient des récentes améliorations dudit affût dont les jumeaux étaient fiers de faire la démonstration aux deux jeunes garçons.
— Oscar, Mircea, quel bonheur de vous revoir, lança le sympathique Heuer.
— Regardez l’idée qu’a eu mon frère, pour agrémenter mon moyen de transport, renchérit Tag.
Sur les côtés de l’affût, des lanières de cuir retenaient prisonniers des boulets de canon de petite taille.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Mircea.
— Des boulets de quatre livres, répondit Oscar, dont les connaissances en artillerie avaient été parfaites par Xao. Mais je ne comprends pas à quoi ils peuvent bien servir… Tu comptes les lancer à main nues sur nos ennemis ? ironisa-il.
Tag sortit un boulet de son emplacement et le tendit à Oscar.
— Non, regarde, ce ne sont pas de simples boulets. Ils sont creux, et remplis de poudre, tu vois ? Et ici, il y a une mèche. Tu l’allumes, le lance sur tes ennemis et… BOUM ! C’est une idée de Xao.
— Fabuleux, répondit Oscar, conquis.
Remarquant finalement l’absence de Surcouf, Heuer demanda à Mircea :
— Comment s’est passé votre expédition ? Avez-vous trouvé la pièce du trésor ? Et où est passé Surcouf ?
— Les sœurs du monastère de Bois-court nous ont donné la première partie de la pièce, et Surcouf est parti chercher la seconde sur l’île de France. Il nous a demandé de vous en informer pour l’y rejoindre.
— Sur l’île de France ? demanda Tag. Voilà qui ne va pas plaire à Rasteau…
Une fois ces révélations faites, ils prirent le chemin du cotre pour annoncer aux autres les nouvelles du capitaine.
En effet, l’annonce du départ de Surcouf pour l’île voisine ne fut pas du goût de tout le monde. Rasteau, en particulier, vociféra qu’il était temps que le commandement du Renard change, et que leur capitaine ayant abandonné le navire, il ne méritait pas qu’on vienne le chercher. Zélia le rappela à l’ordre en lui rappelant que c’était elle que Surcouf avait investi de la fonction de capitaine en son absence, et qu’elle conduirait le cotre sur l’île de France, que cela lui plaise ou non.
— Mes amis, calmons-nous, dit Dents-Longues. Ne nous déchirons pas dans un moment aussi capital pour notre équipage. Je pense qu’il nous faut discuter tous ensemble et trouver un terrain d’entente. Zélia, tu as entendu comme moi notre capitaine s’engager, sur son honneur, à quitter ses fonctions si l’île Bourbon ne nous apportais pas d’éléments concrets.
— Mais elle nous a apporté des éléments concrets répondit Oscar. Nous étions avec lui, dans les montagnes, au monastère, et nous avons vu le boitier d’argent de l’abbesse.
— Calme-toi, petit, le coupa Dents-Longues, et laisse les grands parler.
Il le gratifia d’un ébouriffage paternaliste qui fit se renfrogner le blondinet.
— Un vote, il nous faut un vote, déclara Törmund.
— Je me porte volontaire, proposa Rasteau, défiant Zélia du regard.
— Et bien, nous verrons cela, répondit l’intéressée. Je suis candidate. Et si je suis élue, nous irons retrouver Surcouf et poursuivrons ensemble notre quête.
— Parfait, conclut Skytte. D’autres volontaires.
Un murmure parcourut l’assistance, mais personne d’autre n’osa se porter candidat au poste de capitaine. Le visage de Dents-Longues était animé d’une colère sourde, froide. Il semblait visiblement enragé de s’être fait doubler sur le fil par Rasteau, qui s’était porté candidat avant lui, lui qui manigançait depuis leur départ de Trou-Basseux pour récupérer les rênes du Renard.
— Bien, le vote aura lieu demain matin, au lever du soleil, reprit le quartier-maître. Retournez à vos occupations.
Le reste de la journée fut extrêmement animé à bord du cotre, et les discussions, tractations et autres négociations allaient bon train. En fin d’après-midi, Rasteau, Dents-Longues, Andy et Singh se réunirent dans la cuisine pour faire un point sur la situation. Le cuisinier était en train de concocter pour l’équipage un excellent rougaille saucisse dont les habitants de l’île lui avaient livré la recette, et il comptait bien sur ses talents culinaires pour faire basculer le vote en sa faveur.
— Où en sommes-nous ? demanda-il.
— Les norvégiens seront avec nous, confirma Andy. Tuba et Victarion sont prêt à t’accorder leur voix pour cent Louis d’or chacun. Avec nous quatre, cela fait 8 votes assurés pour toi.
— De l’autre côté, Skytte, Azimut, les français, Oscar et Mircea seront indéfectiblement dans le camp de Zélia, reprit Dents-Longues. Ce qui fait huit contre sept, dans les votes certains. Le reste est en ballotage.
— J’ai parlé avec mon père et lui ai fait comprendre l’intérêt du changement de capitanat, ajouta Singh, normalement, il devrait marcher avec nous. Dans les voiles, Juan et Esme me font confiance, et je pense qu’en convaincant Alizée, Nid-de-Pie et Phaïstos devraient suivre son choix.
— Enfin, Wardin et les jumeaux, tout comme Natu, n’ont pas encore arrêté leur choix, annonça Dents-Longues, mais leur vote semble se porter plutôt en faveur de Zélia.
— Si mes calculs sont justes, nous sommes à onze partout, et le vote d’Alizée, emportant avec lui ceux de Nid-de-Pie et de Phaïstos, fera basculer la balance, n’est-ce pas ?
— C’est exact, confirma Singh.
— Bien. Je te charge de la convaincre, répondit le cuisinier. Dents-Longues, c’est merveilleux ! nous allons prendre le contrôle de ce navire !
L’ancien capitaine des Longs-Couteaux lui répondit par un sourire coincé qui révélait toute sa frustration.
Les négociations durèrent une bonne partie de la nuit, et le visage des pirates révélait leur manque de sommeil. Seule Azimut paraissait avoir bien dormi. La navigatrice avait passé la nuit dans la cabine de Surcouf et n’avait pas participé aux palabres de ses compagnons de voyage. Juste avant le vote, Singh retrouva Rasteau et Dents-Longues, qui préparaient le discours du cuisinier.
— Bien. Phaïstos a convaincu Alizée, mais Nid-de-Pie a préféré rallier le camp de Zélia. Nous avons donc une courte majorité mais le moindre vote pourrait faire basculer l’issue du scrutin en faveur de l’Amazone.
— Treize à Douze, confirma, Rasteau. Bien, j’espère que personne ne changera d’avis.
Sur l’invitation de Skytte, tous les pirates se réunirent sur le pont principal.
— Bien. Nous voilà tous réunis. Hier, un vote a été demandé, remettant en cause l’autorité du capitaine Surcouf. Rasteau, tu es le candidat qui s’est proposé de défier l’autorité du capitaine, et Zélia s’est porté contre toi. Les votes seront proclamés à voix haute, de manière à ce que chacun exprime clairement, et au vu de tous, son choix. Zélia, à toi l’honneur. Qu’as-tu à dire à ton futur équipage ?
— Je serais brève, annonça la pirate à la chevelure de feu. Si nous sommes ici, aujourd’hui, sur l’océan Indien, c’est grâce à Surcouf. C’est lui qui nous a réunis, qui nous a fait confiance, et qui nous a choisi pour trouver ensemble le trésor des Bénédictines, alors, si vous votez pour moi, vous votez pour lui. Je ne compte pas rester capitaine du Renard, je compte juste nous conduire à notre véritable capitaine, et continuer avec lui la mission qu’il nous a proposé. Le trésor des Bénédictines sera nôtre !
Le discours de l’Amazone fut accueilli par de timides applaudissements, tout l’équipage étant bien trop stressé par le contexte pour laisser éclater sa joie ou son enthousiasme. A son tour, Rasteau s’avança pour haranguer ses hommes et convaincre les autres de voter pour lui.
— Mes amis. Cela fait de longs mois que nous naviguons tous ensemble, côte à côte, tous les jours. Nous avons combattu ensemble, comme un seul homme, et nous avons montré que nous étions un véritable équipage. Et Surcouf, dans tout cela ? Que nous a-t-il apporté ? Rien. Rien d’autre que la colère des Espagnols, des Anglais et des Hollandais, ainsi que la mort du Dr Faucheuse et les jambes de Tag. Des mois d’errance, sans résultats, voilà le bilan de Surcouf ! Le pillage du galion espagnol ? Une idée de Dents-Longues. La déroute de Calloway ? C’est grâce au talent d’Alizée dans les voiles, à la force de Törmund et Amund qui ont soutenu le mât de notre cotre et à la précision de Xao et d’Oscar que nous nous en sommes tirés. Pas grâce à Surcouf ! Tout ce que nous avons fait de bien, nous l’avons fait ensemble, et Surcouf n’y était pour rien.
Des murmures d’approbation parcoururent l’assistance.
— Alors j’ai confiance en vous, en nous, et je suis certain que nous n’avons pas besoin de Surcouf pour trouver le trésor des Bénédictines !
Une vague de frissons parcourut l’assistance, galvanisée par le discours de Rasteau.
— Hum hum, toussa Azimut, restée dans un coin, une fois l’euphorie légèrement retombée.
— Oui ? demanda Rasteau, radieux.
— Il a la carte.
— Pardon ?
— Surcouf. Il a la carte, déclara la Navigatrice. La carte des Bénédictines.
Cette fois, c’est un murmure de mécontentement, qui parcourut l’équipage.
— Nous n’avons nul besoin de cette carte, répondit le cuisinier dont le sourire s’était mué en un rictus. Nous avons prouvé que nous étions capables de prendre à défaut un galion espagnol, alors je ne doute pas de notre réussite et de notre prospérité future. Rapide, manœuvrable, puissant et indétectable, nous ferons du Renard le navire pirate le plus redouté des mers.
— Bien. Les candidats ont exprimé leurs voix, c’est l’heure du vote, déclara Skytte. Chacun votre tour, vous désignerez qui, selon vous, mérite de nous diriger. Azimut, à toi l’honneur !
— Zélia, répondit la navigatrice, de son éternel ton éthéré.
— Bien, Andy ?
— Rasteau, répondit le rameur.
— Un vote partout, annonça Skytte.
Un par un, les pirates se prononcèrent. Comme prévu, Mériadec, Hippolyte, Oscar et Mircea votèrent pour Zélia, tandis que Törmund, Amund, Tuba et Victarion rallièrent Rasteau. Logiquement, l’Amazone et le cuisinier votèrent chacun pour eux, et Skytte se prononça en faveur de la jeune femme lorsque son tour fut venu.
— Sept à six en faveur de Zélia, déclara Skytte, alors que la moitié des pirates avaient voté.
— Les choses sérieuses commencent, murmura Rasteau entre ses dents, jusqu’à présent, pas de surprise.
A leur tour, Natu, Wardin et Nid-de-Pie se prononcèrent en faveur de Zélia, tandis que Xao, Juan et Esme votèrent pour Rasteau, suivant les consignes de Singh.
— Zélia dix, Rasteau neuf. Alizée, pour qui va ton vote ?
La tension était palpable, avant le vote de la charmante blonde, qui avait revêtit pour l’occasion sa magnifique robe blanche à volants. Dans les deux camps, on savait que le vote de la Voleuse des Voiles pouvait faire basculer le résultat.
— Rasteau, annonça-elle, provoquant la stupeur du camp de Zélia et redonnant le sourire au cuisinier.
— C’est gagné, souffla-il à Dents-Longues alors que Phaïstos se prononçait lui aussi en sa faveur.
— Onze-dix en faveur de Rasteau, annonça Skytte. Tag ?
— Zélia, déclara l’ingénieur, sachant pertinemment que son vote ne changerait malheureusement pas l’issue du scrutin.
En effet, il ne restait plus que trois votes, celui de son frère, ainsi que ceux que Dents-Longues, qui détestait Surcouf, et de Singh, qui avait parlementé toute la nuit pour faire basculer le vote de l’équipage en faveur du cuisinier.
— Onze partout, annonça Skytte, dont la voix tremblait d’émotion. Dents-Longues, à ton tour.
— Zélia, annonça le Longs-Couteaux.
Un murmure d’incompréhension parcourut l’assemblée des pirates, qui ne comprenaient pas ce revirement soudain de Dents-Longues.
— Comment ? rugit Rasteau. Traître, tu vas me le payer !
— Silence, le coupa Skytte, le vote n’est pas fini. Singh.
La grande et mince chinoise regarda longuement Dents-Longues de ses yeux en amande, et sourit légèrement avant de déclarer :
— Zélia !
A son tour, Heuer se prononça en faveur de la Seconde de Surcouf, et Skytte annonça le résultat final.
— Rasteau onze, Zélia quatorze. Zélia, tu es notre nouveau capitaine, quels sont tes ordres ?
— Préparez le navire, nous appareillons pour l’île de France. Oscar, Mircea, Savez-vous à quel endroit de l’île Surcouf aurait pu se rendre ?
— L’abbesse nous a parlé du monastère de Flic-en-Flac, répondit Oscar.
— C’est quelque part sur la côte, au Sud de Port-Louis, répondit Azimut. A environ cent trente mille marins de notre position. Le vent de NNE devrait nous forcer à tirer des bords, mais nous devrions atteindre l’île demain matin.
Zélia ne prit pas le temps de fêter sa victoire et, sur les coups de midi, le Renard quittait le port de Saint-Pierre pour faire voile vers l’Est. Dans sa cuisine, Rasteau, furieux, avait fait réunir ses lieutenants, Andy, Singh et Dents-Longues, pour comprendre les raisons de leur trahison de dernière minute.
— Qu’est-ce qu’il vous a pris ? demanda Rasteau. Les votes d’Alizée et de Phaïstos me donnaient l’avantage. C’était gagné d’avance ! Et maintenant, à cause de vous, nous restons sous les ordres de Surcouf. Je ne comprends pas. Comment avez-vous pu ? Dents-Longues, tu étais le premier à vouloir te débarrasser du corsaire, et voilà que lorsque l’occasion se profile, tu te défile, c’est incompréhensible !
— L’équipage n’était pas prêt, mon ami, répondit le pirate de sa voix grave. Les dernières nouvelles apportées par Oscar et Mircea ne faisaient que donner plus de crédit à Surcouf. Et Azimut l’a dit, le vieux n’est pas fou, il a gardé avec lui la carte des Bénédictines, comme une sorte de sauf-conduit. Si tu avais été élu, tu aurais perdu directement un tiers de l’équipage, qui aurait suivi Azimut et Zélia pour rejoindre malgré tout Surcouf sur l’île de France. Et, avec une quinzaine d’hommes, tu n’aurais pas été capable d’attaquer plus qu’un bateau pêcheur, et tu n’aurais pas tenu une lune à la tête du Renard sans qu’un autre, plus ambitieux, ne vienne prendre ta place. Il nous faut attendre. Je ne doute pas que Surcouf ne tardera à nous décevoir davantage, et alors, lorsque l’équipage sera mûr, nous le cueillerons et récolterons les fruits du travail du corsaire.
— Bon. Grommela le cuisinier. Peut-être as-tu raison, mais pourquoi avoir convoqué ce vote, alors ? Et toi, Singh, pourquoi avoir changé ton vote, toi aussi, la victoire m’était déjà perdue.
— Justement ta victoire était déjà perdue, alors, pourquoi dévoiler ma position, répondit-elle. Et je te rappelle que c’est toi qui as convoqué un vote, pas nous. Mais ce vote nous aura donné un aperçu des forces en présence, et je suis persuadée qu’il nous sera utile. En votant Zélia, je sème le trouble, personne ne peut réellement savoir dans quel camp je suis, et la surprise sera totale, au moment de la défaite de Surcouf.
Après ce court conciliabule, Rasteau congédia ses compagnons, et reporta sa rage contre les côtes de porc qu’il découpa avec une violence qu’on ne lui avait jamais connu. Une fois remontée sur le pont, Singh attrapa Dents-Longues par la manche et le regarda dans les yeux.
— Je sais pertinemment pourquoi tu as changé ton vote, dit-elle. Ce n’est pas parce que l’équipage n’était pas prêt, non, c’est parce que tu n’as pas supporté que Rasteau te double en se portant volontaire à ta place pour le poste de capitaine.
Dents-Longues ne répondit pas.
— Joli coup, en tout cas, ajouta-elle avec un regard malicieux.
Le Renard accosta à Flic-en-Flac cinq jours après l’arrivée de Surcouf, et, sous les ordres de Zélia, l’équipage s’amarra au ponton rudimentaire qui faisait face au monastère des Bénédictines de l’île. La capitaine fraichement nommée débarqua la première, suivie de près par Oscar et Mircea. La petite structure épiscopale était constituée de quatre bâtiments aux murs de chaux et aux toits de bois peints en rouge. Un minuscule clocher sur pilotis était installé à proximité de la petite chapelle. L’une des sœurs sonnait justement les matines lorsque Zélia s’avança vers elle.
— Bonjour, ma sœur. Mes amis et moi sommes à la recherche d’un corsaire du nom de Surcouf. Plutôt grand, les cheveux noirs, avec des favoris bien fournis.
— Surcouf ? demanda la sœur. Oui, il est ici, pourquoi ? que lui voulez-vous.
— Je me présente, je suis Zélia, capitaine du Renard et second de Surcouf. Voici Oscar et Mircea, ses fils, ou presque. Nous sommes venus le chercher.
— Ah. Dans ce cas, veuillez me suivre.
La sœur les conduisit jusqu’à l’abbesse, qui les mena dans la chapelle. C’était un édifice rudimentaire dont les rangées de bancs ne pouvaient accueillir plus d’une trentaine de personnes à la fois, et il n’y avait aux murs ni peintures, ni vitraux, ni tapisseries telles, par leur faste, que celles que l’on pouvait voir en métropole. Ce monastère isolé et reculé vivait dans le dénuement le plus total. Contournant l’autel, l’abbesse guida les trois visiteurs dans la crypte de la chapelle, aménagée sous la nef. L’ouvrage ne semblait tenir que par la grâce de Dieu. En effet, la crypte était renforcée par de nombreux étais faits à la va-vite, pour empêcher le sol sablonneux de l’île de s’effondrer sur lui-même. A l’aide d’une torche, l’abbesse éclaira le centre de la pièce. Là, assis en tailleur, dans le noir complet, se détachait la silhouette d’un homme.
— Surcouf ? demanda Zélia.
L’homme ouvrit les yeux, et la lumière de la torche se refléta sur ses iris sombres. Il sourit.
— C’est lui ! s’exclama Oscar en lui sautant dessus, imité par Mircea.
Surcouf tomba à la renverse sous le poids des deux garçons. Il les prit dans ses bras et les embrassa tour à tour sur le front.
— Bravo, dit-il. Vous avez réussi. Je ne doutais pas que vous arriveriez à convaincre l’équipage de me rejoindre !
— C’est-à-dire que… euh… répondit Mircea en se tournant vers Zélia.
— Plus tard, répondit la jeune femme. Le plus important est que nous ayons retrouvé Surcouf. Que faisiez-vous dans cette crypte ?
— Je vous attendais, répondit-il. A ce propos, puis-je y aller, maintenant ? demanda-il à l’abbesse.
— Oui, répondit la femme. Suivez-moi.
Surcouf se releva, chancelant. Il était livide. Oscar et Mircea le soutinrent pour l’aider à marcher.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda Oscar.
— Rien, tout va bien, répondit le corsaire.
— Je l’ai mis à l’épreuve. Pour mériter la pièce de Flic-en-Flac, il a dû vous attendre dans la crypte du monastère, sans manger et sans boire. Cela faisait 5 jours. Votre capitaine a réellement confiance en vous et vous avez de la chance de l’avoir. Allons, maintenant.
Ils remontèrent tous les cinq à la surface, et l’abbesse ouvrit dans l’autel une petite trappe façonnée dans le marbre.
— Surcouf, donnez-moi le boitier d’argent du monastère de Bois-Court, demanda-elle.
Le corsaire le lui donna, et elle déposa les deux amulettes à l’intérieur.
— Surtout, ne l’ouvrez pas avant d’avoir atteint le lieu où est caché le trésor des Bénédictines. Ces amulettes sont enduites d’un puissant poison et ne doivent en aucun cas être touchées par l’Homme. Jamais.
— Mais… et vous, demanda Mircea, inquiet. Vous venez de les toucher.
— J’ai fait mon temps, mon enfant, répondit la mère. Et j’ai rempli mon rôle. A vous, Surcouf, de remplir le vôtre et de sauver la France à l’aide du Trésor des Bénédictines.
Les pirates quittèrent la chapelle tandis que l’abbesse s’agenouillait sur un prie-Dieu en sortant son chapelet.
Ils regagnèrent tous les quatre le petit embarcadère attenant au monastère, Surcouf soutenu par Zélia et Mircea, tandis que Cebus courrait vers Oscar pour enrouler sa longue queue touffue autour du cou de son petit maître.
Sur le pont, tout l’équipage était en haleine, attendant le verdict du succès ou de l’échec de leur capitaine. Affaibli par la fatigue et la déshydratation, Surcouf leva un bras tremblant haut dans le ciel, faisant se balancer devant ses hommes le boitier d’argent contenant les amulettes de l’île de France.
— Mes amis ! nous y voilà ! Après des mois passés en mer à poursuivre un but impalpable et parfois même mystérieux, notre quête se concrétise ! La carte des Bénédictines est fiable, et elle nous conduira à son trésor ! Voici la seconde des sept pièces qui nous mèneront au trésor. Maintenant, dirigeons-nous vers la prochaine étape de notre quête !
— Hourra ! Crièrent les pirates à l’unisson ! Pour le capitaine hip hip !
— Hourra !
Chapeaux et bérets fusèrent dans les airs, tandis que la mine de Rasteau se renfrognait un peu plus. Il savait que son coup d’état avait manqué de peu, et cette victoire du corsaire n’allait pas l’aider à faire basculer l’équipage en sa faveur.
— Capitaine, lança Wardin en s’avançant dans la cohue générale, un message pour vous.
Le Danois revenait du pigeonnier du Monastère, où il était parti se ravitailler en nourriture pour ses oiseaux. Il tenait dans ses mains une tourterelle qui semblait épuisée par son voyage sous le chaud soleil du Sud. A la patte droite, elle portait une bague dans laquelle un petit message était enroulé. Surcouf le déroula et lut pour lui-même. C’était un message du capitaine du sénau sur lequel le corsaire avait embarqué en quittant le monastère de Bois-Court.
Venons de croiser Calloway à 250 milles au Sud des îles Agaléga. Anglais fait voile dans votre direction. Devrait arriver sur île de France au matin du 02 mars.
Le 02 mars, c’est demain matin, pensa Surcouf. Nous n’avons pas une minute à perdre.
— Zélia, Azimut, dans ma cabine. Les autres, faites le plein de provisions et préparez-vous à appareiller.
Les deux jeunes femmes suivirent leur capitaine dans la cale du cotre, tandis qu’une chaîne humaine s’organisait pour recharger les réserves d’eau douce.
Le capitaine étala devant lui la carte des Bénédictines et transmis le message du sénau à ses deux conseillères.
— Calloway aurait donc continué sa route après Lourenço Marques, et a contourné Madagascar, déclara Azimut. Mais pourquoi aurait-il décidé de rebrousser chemin et faire voiles vers les îles de l’Indien ?
— Probablement qu’il aura été averti par les Hollandais, devina Zélia. Si le Trincomalee a pris notre poursuite, j’imagine qu’un autre navire aura été envoyé prévenir Calloway de notre ruse.
— Dans tous les cas, la route du Nord nous est coupée, conclut Surcouf. Quelle est notre prochaine étape ? demanda le Corsaire.
— Pondichéry, répondit la navigatrice en se reportant à ses notes et ses calculs. Mais la présence du Britannique sur la route des Seychelles complique notre traversée.
— Nous pourrions bien passer par l’Est, via les îles Britanniques et les Maldives, proposa Zélia.
— Je doute que Calloway n’ai prévenu tous les comptoirs Anglais de notre présence dans la région, répondit le corsaire, et si nous accostons sur l’une de leurs îles, nous risquerions fort de ne jamais en repartir vivant. Pourrions-nous faire le trajet d’une seule traite ?
— Non, nos réserves de provisions et d’eau ne nous permettraient pas un si long voyage.
— Djibouti. Répondit la traditionnelle voix éthérée d’Azimut.
— Pardon ? répondirent les deux autres en cœur.
— Ce n’est pas du tout la bonne direction, ajouta Zélia, cela nous ferait rebrousser chemin.
— Je le sais bien, mais Calloway s’attendra à tout sauf à ce genre de manœuvre de notre part. Et nous pourrions rendre visite à l’autel des Navigateurs, afin de faire réparer la boussole de Chalais, comme nous l’avions prévu initialement.
— Cela nous fera perdre plus d’un mois, répondit Zélia, et Surcouf a dit que notre mission était des plus urgentes.
— Depuis le décès de Louis, plus rien n’est urgent, ajouta le corsaire, la voix emplie de tristesse. Azimut a raison, faisons Cap sur Djibouti.
Les pirates accueillirent avec difficulté l’annonce de leur capitaine de ce retour en arrière, mais le souvenir de la bataille de la Baie de la Table était dans toutes les têtes, et nombre d’entre eux savaient qu’ils avaient eu une chance inouïe de s’en tirer sans le moindre blessé. Calloway était désormais au fait de la puissance de feu du Renard, et l’amiral britannique ne s’y laisserai pas prendre une seconde fois. Aussi, l’équipage se pressa de finir d’embarquer le plein de provisions et tous furent prêts à appareiller à la nuit tombée. La silhouette du cotre fendit silencieusement les eaux calmes de l’Océan Indien, laissant derrière eux la nuit engloutir la forme sombre de l’île de France.
Lorsque les chaloupes anglaises débarquèrent leurs hommes sur la plage du monastère, les cloches de la chapelle sonnaient le glas tandis que la procession des sœurs conduisait la dépouille de l’abbesse jusqu’au petit cimetière. Là, une tombe avait été creusé dans le sable, et le cercueil de bois fut déposé et recouvert au son des cantiques funéraires. Calloway retira son chapeau en signe de respect et respecta les prières des sœurs avant d’interroger celles-ci au sujet de Surcouf. Pour gagner leur confiance, il leur montra la lettre de la reine Elizabeth, qui faisait de Surcouf un hors-la-loi et leur apprit le tragique décès du roi de France.
— Oui, amiral, lui répondit une jeune moniale timide. Un corsaire est venu chez nous il y a une semaine, et est reparti pas plus tard qu’hier soir avec son équipage et son navire, le Renard, en direction de l’Ouest.
— Ah, le salaud aura fui en direction de l’île Bourbon. A ce jour, les français doivent avoir abandonné les recherches, et il lui sera facile de leur échapper. Ma sœur, qu’est-ce que Surcouf était venu chercher parmi vous ? Des munitions ? Des provisions ? de l’eau ?
— Les corsaires ont fait le plein de nourriture et d’eau, oui capitaine, mais ils étaient surtout venus chercher les amulettes que nous gardions précieusement en vue de l’arrivée de l’émissaire du roi Louis.
— Les amulettes ? quelles amulettes ?
— Ce sont des amulettes sacrées, enduites d’un onguent mortel fatal à celui qui les touche. C’est ce qui est arrivé à notre abbesse, lorsqu’elle les a données au français.
— Des amulettes ? Mais que peut bien vouloir faire Surcouf avec des amulettes empoisonnées ? demanda Calloway, plus pour lui-même. Peut-être a-t-il pour projet d’empoisonner Elizabeth… je devrais la prévenir. Merci, ma sœur ! Et que savez-vous de plus au sujet de ces amulettes ?
— Pas grand-chose, amiral, sinon que le seul moyen de les garder en sécurité et de protéger leur porteur de leurs effets, c’est de les conserver dans le boitier d’argent du monastère de Bois-Court.
— Le monastère de Bois-Court, répéta Calloway. Et où se trouve-il ?
— Sur l’île Bourbon, dans les montagnes.
— Merci, ma sœur, dit Calloway avant de retourner sur la plage où ses hommes continuaient de débarquer. Demi-tour, soldats, nous levons l’ancre ! Surcouf a moins d’une journée d’avance sur nous, nous le rattraperons avant qu’il n’atteigne le monastère de Bois-Court, cap sur l’île Bourbon !
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