1. Cléac’h, le sagace

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Plusieurs solstices étaient passés depuis la mort de Juric. Gvär n’était plus chef ; le village avait décidé de confier l’avenir de la communauté non plus à un seul chef, mais à plusieurs, assistés d’un conseil des sages composé des anciens.

Mais depuis quelque temps un vent mauvais soufflait sur le Clan. Celui de la discorde. Et pas seulement à cause d’une étoffe tissée de lin. Des vols de céréales avaient eu lieu après la moisson.

Au sein de la communauté, il n’y avait jamais eu de larcins, ou si peu, les rares fois où ces incidents étaient survenus par le passé, les auteurs n’étaient plus là pour le raconter… Alors ce nouveau vol nourrissait déjà les rancœurs et la suspicion. D’autant plus qu’il n’y avait nul indice. Aucune trace des blés envolés. L’atmosphère entre villageois s’était peu à peu empoisonnée.

Un grand conseil se réunit et les sages prirent une décision. Afin de prévenir les vols de nourriture, il fallait un dispositif de surveillance. Les récoltes ne pouvaient plus être stockées sous un appentis accessible à tous. Aussi les chefs décidèrent, avec l’accord de la communauté, de construire une grande maison dans laquelle serait stockée à l’entrée une bonne partie des céréales. Au fond, se tiendrait une partie habitation suffisamment spacieuse de pour y loger plusieurs familles, celles des membres du conseil. Ainsi les chefs seraient à côté des récoltes pour les surveiller. Un foyer et un four pour cuire le pain seraient construits dans la partie centrale, de grandes tablées pourraient s’y tenir, un endroit idéal pour palabrer à l’abri des intempéries.

On détruisit trois vieilles huttes pour dégager un large espace au milieu du village et y installer la future grande maison. Les hommes du village s’attelèrent à creuser deux tranchées parallèles de quarante-cinq mètres de long, espacées l’une de l’autre de quinze mètres. Des pieux furent enfoncés tous les cinq mètres et de grosses poutres furent verticalement plantées aux quatre coins de l’édifice ; du torchis fut appliqué sur les murs extérieurs et les cloisons intérieures. Pour la couverture, on étala sur une bonne épaisseur, de la paille de blé et des tiges de roseaux comme pour les autres maisons, pour celle-ci il en fallut une grande quantité.

Quand le chantier fut terminé au bout de plusieurs semaines, au-dessus de la porte, on accrocha un grand crâne d’auroch dont les cornes recourbées mesuraient la taille d’un enfant.

Une fête fut donnée, mais le cœur n’y était pas, on ne cicatrisait pas les blessures d’un peuple aussi facilement.

[…]

Le roseau ne servait pas qu’à couvrir les maisons.

Cléac’h, les deux pieds bien plantés dans le ruisseau, avait déjà échoué dix fois, il persévérait car il aimait ces moments de liberté ; il tenait de son père pour cela. Le fils aîné de Gvär n’avait que neuf ans et il avait développé un goût prononcé pour la pêche. La longue tige de roseau qu’il tenait en main était presque aussi haute que lui. Un vieux pêcheur du village lui avait montré comment y fixer à son extrémité un petit os de mouton taillé en pointe.

À présent le soleil était déjà haut dans le ciel, les reflets dans l’eau l’éblouissaient. Alors il baissa un peu plus la tête et rassembla ses cheveux devant son visage. Il se posta au-dessus d’un petit courant qui s’était formé entre deux pierres au milieu de la rivière. Le harpon levé, prêt à s’abattre. La truite passa de vie à trépas sans s’en rendre compte. L’enfant était vif.

Il souleva le poisson fiché au bout de sa tige et poussa un cri de joie. Sa proie ne pouvait plus s’échapper grâce aux petites encoches qui avaient été taillées en diagonale dans l’os pour l’empêcher de glisser de la pointe.

Tout à son bonheur, il exhibait son trophée à un public imaginaire. Il était seul dans cette partie de la rivière. Son père lui avait dit de ne pas s’éloigner du village. Cléac’h, avait marché mille pas depuis sa maison. Il espérait que son père ne lui reprocherait pas cette entorse au règlement tacite. Gvär connaissait la passion de son fils pour la pêche en rivière alors il ne dirait rien.

L’enfant adorait ce vallon au milieu de la nature, le clapotis de la rivière l’apaisait. Le fruit de son exploit nourrirait sa famille aujourd’hui, il était fier de contribuer à la vie du foyer. La température était douce, les yeux mi-clos, il aimait sentir la caresse du soleil sur son visage. En admirant le paysage au loin, en direction des basses montagnes, il prit une grande inspiration, il se sentait bien. En concentrant son regard au loin, il vit un mouvement. Cela l’intrigua.

Il se déplaça pour se hisser sur des rochers en surplomb de la rivière, mit sa main à l’horizontale contre son front pour faire obstacle aux rayons du soleil et regarda à nouveau.

Au début il crut à un auroch ou une meute de loups qui approchait et longeait la rivière en venant du Nord, mais après quelques instants il distingua nettement au loin, au fur et à mesure de leur progression, un groupe de cinq ou six hommes se dirigeant droit vers le village.

Cléac’h sauta des rochers et courut à perdre haleine vers son village pour prévenir les adultes.

Une délégation d’hommes du village se regroupèrent et s’avancèrent à la rencontre des inconnus. Des guetteurs avaient observé que les étrangers étaient légèrement armés, des haches pour couper du bois et des lances pour se défendre contre les bêtes sauvages, ainsi qu’un attirail pour chasser et pêcher, rien d’apparemment belliqueux. Aussi, c’est désarmés que les chefs du village accueillirent les visiteurs. Un attroupement d’enfants et de curieux se forma tout autour, car la venue de nouvelles personnes était toujours un évènement.

Les étrangers saluèrent les chefs du village, puis offrirent quelques menus présents en signe de paix ; des fruits séchés qui feraient le délice des enfants et quelques colifichets qui raviraient les épouses des chefs. Après les salutations d’usages, ils furent invités à se rendre dans la Grande Maison fraîchement construite. L’hospitalité était la règle entre les hommes. Les visiteurs entrèrent, suivis par les chefs et leurs familles, en tout une vingtaine de personnes. Ils traversèrent la première grande pièce où étaient gardées les récoltes puis s’installèrent autour du foyer central. Les habitants du village restaient devant l’entrée de la maison, guettant un signe ou une information à glaner. La curiosité était de mise, l’arrivée d’inconnus était du sel saupoudré dans le quotidien des villageois.

Du vin et du pain furent offerts aux visiteurs. Ils mangèrent et burent avant d’exposer la raison de leur venue. Les étrangers avaient un fort accent, cependant ils parlaient la même langue commune répandue dans toute la région, le Vascon. Tout d’abord nos villageois furent étonnés d’apprendre que les étrangers appelaient leur village Rubané. Ce nom plut instantanément à l’assemblée, ils répétèrent Rubané, Rubané, les visages étaient souriants. Il est vrai que personne jusqu’à ce jour n’avait songé à baptiser le village. Ce nom fut aussitôt adopté par tous. Notre village s’appelait Rubané. Ils apprirent aussi que leur communauté était connue bien au-delà de ce que l’œil pouvait voir. Cette information piqua leur curiosité. Au fil de la conversation, un des chefs remarqua que les visiteurs étaient doués pour flatter subtilement leurs hôtes entre deux paroles anodines, toutefois il garda ses mauvaises impressions pour lui.

Le temps passa et la raison de la venue de cette délégation n’était toujours pas connue. Quand la question leur fut posée, ils l’éludèrent en prétextant une relation commerciale naissante entre leurs deux communautés. Ils étaient restés évasifs sur l’emplacement de leur village. Au Nord, de l’autre côté de la colline, avaient-ils dit. Les Rubanéens connaissaient le village indiqué. Ce n’était pas celui de ces étrangers.


Chapitres à suivre

2. Haalung, l’imprévisible

3. L’Auroch et le Blé

4. Chinook, le téméraire

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