Mettez vos putains de visières ! - 3
L’écho de leur pas se réverbère avec une intensité accrue à mesure qu’ils descendent. Sous leurs pieds, le crissement des gravas résonne dans l’espace clos et crée un vacarme assourdissant. Le bruit est bientôt remplacé par celui, irrél, de minéraux cristallisés réduits en poudre sous le poids du métal.
— On dirait du givre, remarque Samal, interdite.
Des mèches de cheveux bruns restent collées à son front encore trempé de sueur. Sous terre, la chaleur se fait plus discrète, et le soleil peine à se frayer un chemin jusqu’au fond. La grande pièce dans laquelle la meute arrête sa descente est encombrée de machines anciennes et précieuses. La plupart sont en morceaux, témoignant d’une violence aujourd’hui révolue. Biyaki analyse la scène et cherche à comprendre les évènements qui ont eu lieu dans le bâtiment. Les autres ramassent les objets avec une joie frénétique.
— Regardez ça ! s’exclame Tycho. On dirait un canon. Zeiss… Qu’est-ce que ça veut dire ?
L’inscription gravée sur le tube, presque aussi gros que le bras du pisteur, ne souffre pas de la poussière en surface et semble relativement préservée.
— Connais pas. Gaffe à pas t’encombrer, répond Klen en haussant les épaules.
Le doyen ouvre les portes en plexiglas de meubles intacts, et s’empare d’une multitude de tablettes. Il les fourre dans un sac, impressionné par leur écran noir dans un état de conservation remarquable. La pièce est noyée sous un éclat bleuté venu d’en bas. La lumière de l’éther perce à travers un trou qui éventre la salle en son centre. Le raclement métallique de Njammat en mouvement parvient aux oreilles de Léon.
— Arrêtez tout, ordonne-t-il, les sens en alerte.
Le chef de meute s’approche du bord avec prudence. Il observe les créatures et détaille l’environnement d’un œil averti.
— Trois Njammat. Inertes. Et… il marque un moment d’hésitation, cherchant les mots à mettre sur ce qu’il voit. Klen, Ephraïm, j’ai besoin de votre avis. Pas trop près de moi, répartissez le poids, demande-t-il à ses confrères, qui viennent se placer au bord du précipice à distance les uns des autres.
Les Inertes, véritables titans, se déplacent au ras du sol, dans des mouvements d’une fluidité et d’une grâce surprenante. Leurs membres métalliques bougent avec lenteur et habileté, élaborant un ballet de chair et d’acier. L’un arbore des masques silicifiés dont les traits s’entremêlent, formant un visage aux multiples facettes. Les deux autres présentent un aspect plus bestial, où des épis de fourrure chromée se mélangent à la chair ferrique. Ils tournent, erratiques, autour de réservoirs éventrés en minerais cristallins. L’éther forme désormais des bassins minéralogiques, creusant le sol sur lequel il s’est déversé.
— Des cuves ? interroge le plus vieux, circonspect.
— C’est à cause de ça que ça cristallise. Ceux qui étaient ici ont enfermé l’éther dans des cuves, ajoute Ephraïm, d’une voix faible qui laisse transparaître son angoisse. Pour en faire quoi ?
— L’est pas resté enfermé bien longtemps, fait remarquer Klen. Complètement défoncées, ces cuves. Doit rejoindre le puits principal en souterrain.
Tycho, resté en arrière, essaie de regarder dans le précipice, sans trop oser s’approcher.
— Comment ça « rejoindre le puits principal en souterrain » ? soulève le pisteur.
— On dit que les puits d’éther sont reliés les uns aux autres, explique le colosse d’osmium. Des légendes racontent que l’éther trouve sa source d’une rivière si profondément enfouie qu’elle serpente jusqu’au centre de la Terre.
— Des rumeurs plus que des légendes. Personne ne l’a jamais vu, rétorque Biyaky, en plein réflexion. Résultat : on n’en sait rien, Ephraïm.
— Léon !
La voix de la jeune femme s’élève derrière eux, fébrile d’enthousiasme. Elle se tient à l’extrémité de la pièce, près d’une borne à la base défoncée. Des câbles pendent de la machine, enchevêtrés, et se mêlent à des ossements dans une étreinte sépulcrale. Fichée à son sommet, comme dans un écrin, une capsule cristalline d’un bleu céruléen luit faiblement dans l’obscurité.
— Tu as déjà vu ça ? demande-t-elle, ses dents blanches révélées dans un sourire rayonnant.
Léon Biyaki se rapproche et inspecte l’entremêlement d’os et d’électronique, le cœur broyé par une curiosité maladive. Derrière le film mésoporeux du casque, son visage impénétrable n’en laisse rien paraître.
— Voilà le genre de chose qu’on cherchait, murmure-t-il, les yeux luisant d’une ardeur que ses confrères ne peuvent voir.
— De l’éther dans une capsule minéralisée ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? lâche Ephraïm dans un souffle. Façonné par une main humaine ? Impossible. L’humain ne peut pas manipuler l’éther, c’est contre nature, contre l’Ālaya.
— Arrête ton char Ephraïm ! s’énerve Tycho, perdant patience. Pourquoi ces enfoirés de l’Oligopole nous paient si grassement, à ton avis ? Pourquoi les ruines d’un labo du monde d’avant ? Et le fait que tu sois un Sanctifié, c’est pas manipuler l’éther ça ? Tu le sais bien, on le sait tous que ça merde quelque part, sinon on serait pas là ! Alors arrête avec tes conneries d’Ālaya.
Le colosse lui jette un regard où se mêlent haine et tristesse, mais n’esquisse pas le moindre geste. Tout le monde retient son souffle. Samal fixe le sol, mal à l’aise, et porte la main à son cou, comme pour toucher sa tâche de naissance derrière son armure.
— Tycho, prononce le chef de meute d’une voix calme, mais ferme. Ce n’est ni l’endroit, ni le moment. On n’a pas le temps pour tes conneries, pas le temps pour s’emporter. On discutera de ça plus tard. Il faut partir.
Léon s’empare de la capsule et la range précieusement dans une sacoche fixée à sa cuisse. Au même moment, le bruit de rochers qui s’effondrent résonne dans les profondeurs du bâtiment en ruines. La radio grésille.
— … Sortez… ! …arrive. Surgit… part, fait une voix impossible à identifier dans leurs écouteurs.
— On sort ! rugit Léon, attrapant Samal et Tycho par le bras et les poussant devant lui. Bougez-vous !
Sans chercher à comprendre, les membres de la meute courent vers la sortie, leurs pieds écrasant les cristaux dans des crissements affolés. A mesure qu’ils s’approchent de la lumière, les voix de Nebo et Amuï se font plus nettes dans leur casque.
— Instable à cinq cent mètres ! Vous m’entendez !? Répondez ! hurle Nebo, en proie à la panique.
— Répondez bordel !
— Il a surgi d’un fossé, impossible à repérer ! ajoute-t-elle. Je vous en prie, vous m’entendez !?
Derrière eux, Biyaki entend le cliquètement métallique d’un Njammat en mouvement. Il se rapproche. Un son brutal, hargneux. Il distingue le bruit de blocs de béton écorchés qui s’effondrent sur le sol, les minéraux cristallins broyés sous le poids de la chose. De la chair et du métal en mouvement, se déchirant, s’assemblant sans vouloir se fixer. Un Instable à leurs trousses. Le couloir tremble sous ses assauts. Il se fraie un chemin dans le passage trop étroit, écorchant son corps contre les murs et y laissant des morceaux de tissus qu’il résorbe aussitôt. Des éclats de cristaux défoncés rebondissent sur l’armure de Léon.
Un cri. Quelqu’un à terre. Samal, effondrée sur le sol, enserre sa tête de ses mains, la sur-visière de son casque arrachée par une pierre en même temps que le film transparent. Ephraïm et Tycho l’attrapent par la taille, la soulèvent du sol sans ralentir leur course. Fermant la marche, Léon attrape un leurre dans une des poches qui frappe sa hanche au rythme de sa course. Il se retourne, jette le cadavre de lièvre en direction de l’Instable, à moins de dix mètres derrière lui. La créature l’absorbe en quelques secondes, mélangeant la chair de l’animal à la sienne, bardée de métal. Trop de métal, trop peu de chair. Le Njammat reprend sa course effrénée, ses fibres gémissant sous leur mouvement anarchique. Les secondes arrachées suffisent au groupe pour regagner l’extérieur.
— Je vous vois, il arrive ! clame Nebo.
— Vos sur-visières ! Mettez vos putains de visières ! beugle Amuï, fou de terreur et de rage.
Tycho et Ephraïm lâchent la jeune femme, qui s'effondre dans la poussière. Du sang ruisselle de son front et vient s’écraser sur le sol. Plus de visière. Ses grands yeux noirs remplis d’effroi s’humidifient de larmes d’impuissance. D’un geste réflexe, le doyen décroche une couverture en micro-mailles d’argent qui pend à sa ceinture et la jette sur Samal.
— Balancez les leurres ! Tous vos leurres ! Balancez-les ! hurle Léon qui surgit en dernier de la caverne, suivi de près par l’Instable.
Le deuxième perce les décombres devant eux et s’apprête à fondre sur le groupe. Le pisteur s’empare des leurres dans les sacoches de la jeune femme, et les jette en direction du Njammat, dont le corps ployant sous le métal réclame désespérément de la chair. Klen et Ephraïm font de même, ils balancent les cadavres dans des directions opposées. Les Instables se ruent sur les dépouilles, leurs tissus métallo-organiques se déchirant, s’écartelant, soumis à un conflit interne qui leur intime de se diriger vers tous les corps à la fois.
— Masse autour d’elle ! aboie Léon en se jetant sur Samal. Sur-visières ! Maintenant !
Il rabat sa visière de platine et se retrouve dans l’obscurité. Le poids de ses confrères l’écrase tandis qu’il fait barrière au-dessus de Samal. Celle-ci gémit de douleur, interdite. Le noir complet. Le bruit des Instables absorbant la chair animale résonne dans leurs oreilles, mêlés aux halètements de leur course. Un froissement humide, des os qui se disloquent, les fibres qui se déchirent. Une éternité semble s’écouler. La sueur coule dans les yeux de Biyaki, lui brûle les lèvres et le torse. Et finalement, le silence. Seuls résonnent les battements de leurs cœurs, menaçant de leur rompre les côtes.
— Ils s’équilibrent ! Ces salops en ont eu assez ! Bordel, ils se stabilisent ! hurle Amuï dans leurs oreilles.
Personne ne bouge. Sous le choc, la meute ne cille pas, figée.
— C’est fini, déclare la voix de Nebo, apaisante. C’est fini les gars.
Comme pour confirmer ses paroles, le mouvement traînant des Instables devenus Inertes parvient au cœur de la mêlée. Lenteur extrême, tintement métallique qui sonne comme une douce mélodie.
—Vous m’écrasez, expire Tycho, le souffle coupé par le poids d’Ephraïm et de Klen au-dessus de lui.
Les deux Jägare se relèvent, hagards, imités par les autres qui se redressent avec difficulté. Léon peine à se remettre debout, chancèle et se rattrape à l’épaule du colosse. Il attrape Samal par la taille, son visage mouillé de sang et de larmes. Elle est en vie. Ils le sont tous. Les Njammat, aux proportions de chairs et de métaux désormais balancées, prennent une démarche erratique et s’éloignent, pacifiques, au milieu des décombres.
— C’est cette chose, la capsule, lance Ephraïm. De l’éther enfermé, une hérésie.
— Retournez à la plateforme, vite, dit Nebo dans leurs écouteurs. Je vois d’autres Instables qui viennent dans votre direction. Ils sont trois, à cinq kilomètres au nord, 37° est.
— Et deux à sept kilomètres au sud, ajoute Amuï. Vous n’êtes pas loin. Courez !
Les sur-plaques tintent au rythme de leur course. Le souffle court, ils parviennent à la plateforme et se laissent tomber dessus, éreintés. Des Njammat surgissent au même moment, tandis que les chaînes d’acier remontent la nacelle. L’un d’eux se jette sous la plateforme. Sa chair fluctuante tente de s’accrocher mais le métal la repousse violemment. L’Instable s’effondre sur le sol dans une explosion métallique. Son enveloppe éclate, une gerbe de sang couleur rouille et de fibres se disperse, puis se recompose. Les tissus et l’acier de la chose semblent hurler sous l’entropie qui les dénature. Mais les corps vivants s’éloignent, et sont désormais hors d’atteinte.
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