Où est passé l'homme illustré ? - 5
La scientifique lui montre d’autres vidéos où se succèdent des scènes de violence gratuite, de cruauté, de lâcheté, de misère profonde. Des scènes abjectes et révoltantes qui explorent les tréfonds de l’âme humaine, les dévoilent aux yeux de ceux qui osent les affronter. Des visions que personne, mise à part Alma, ne confronte sans ciller. Elle analyse les solutions logiques en réponse à chaque situation, sans se sentir réellement concernée ou impliquée, sans se projeter à la place des malheureux torturés, écartelés, vidés de toute énergie et de tout espoir. La Synthétique ne dément pas la souffrance et la détresse dont elle est témoin, mais ne ressent pas son estomac se soulever de révulsion, son cœur de serrer de chagrin. Dépités et dérangés par tant d’images sordides, Savi et Rick éteignent les écrans avec lassitude.
— Ecoutez, je ne suis pas sûre que le problème vienne de l’enveloppe, déclare la chercheuse, frustrée par son échec. Peut-être que le problème vient de la Sauvegarde.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demande Alma.
— On s’acharne à trouver ce que l’on peut résoudre, explique-t-elle. Je vous l’ai dit, nous maîtrisons la technologie autour des sceletus et de l’enveloppe. Concernant la Sauvegarde, c’est plus…
— Problématique, termine Kowalski.
— Le fait est que nous n’avons trouvé qu’une seule et unique Sauvegarde : la vôtre. Nous travaillons sur le sujet, évidemment, mais nous n’avons aucun référentiel, uniquement vos notes de recherche, les résultats de vos expériences. Eventuellement des matériaux et des machines vétustes ramenées par les Jägare.
— Jägare ? interroge la Synthétique. Je n’ai encore jamais entendu ce mot.
— Des mercenaires qui nous ramènent des objets de valeur, pour faire bref, répond Rick en s’acharnant sur le bouton d’un écran qui refuse de s’éteindre. Mais quelle saloperie !
— Comme ma Sauvegarde, ajoute-t-elle.
— C’est ça, comme votre Sauvegarde, confirme Savi.
— L’homme illustré, ce Léon, il en fait partie n’est-ce pas ? demande Alma, qui observe Kowalski jurer sur le moniteur, en pure perte.
La scientifique marque une pause avant de répondre.
— Oui, c’est le chef de la Première Meute, certifie-t-elle. Pourquoi me parlez-vous de lui ?
— Ah enfin ! s’exclame Kowalski. Je t’ai eu, saloperie !
Il met une petite claque sur le panneau comme pour lui montrer sa supériorité. Un homme bien étrange, même au regard dénué d’expérience de la Synthétique.
— Vous n’aimez pas les machines ? demande-t-elle à l’adresse du physicien, ignorant la question de Savi.
Le visage de Rick Kowalski est encore rougi d’une colère impulsive. Il jette un regard étonné à Alma tout en débranchant les multiples prises des moniteurs.
— Pas les machines récalcitrantes ! rétorque-t-il en retrouvant le sourire. Miss Alma, miss Valca, j’ai bien peur de devoir vous laisser. Tout ceci était très intéressant, mais étant donné que nous faisons du sur-place, je vais retourner à des tâches plus… Productives ! glousse le physicien.
Il se saisit de sa tasse de café laissée sur le rebord d’une table et s’éloigne de ses petits pas pressés si singuliers. Le claquement de la porte résonne dans la salle silencieuse. Eteints et débranchés, les écrans donnent à la pièce une ambiance morne et apathique, en parfaite adéquation avec l’état dans lequel se trouve Alma.
— Que peut-on faire si le problème vient de la Sauvegarde ? demande-t-elle, fixant la porte.
Si elle pouvait ressentir l’affliction, son cœur se serrerait probablement à l’idée d’un problème insoluble. Mais elle n’a ni ce précieux organe ni les émois qui lui sont associés. Seul un enchevêtrement de chairs inconnues et inertes sur une armature métallique, fondus l’un dans l’autre. Fusionnés sans passion, tout au plus avec un intérêt calculateur et froid. Son corps n’est que le résultat d’un équilibre égoïste, réciproque par défaut. Un corps mort, rien de vivant là-dedans. Comment pourrait-elle ressentir quoi que ce soit dans une enveloppe comme celle-ci ? Ignorant tout des échos internes et moroses de la Synthétique, Savi garde le silence, en pleine réflexion.
— Etes-vous sûre que ces tests sont destinés à une enveloppe synthétique ? interroge Alma, dont les pupilles blanches transpercent la chercheuse dans l’attente d’une réponse. Etes-vous sûre que le problème ne peut provenir que de la Sauvegarde ? Ern Huysmans est-il confronté au même souci que moi ? Ma mémoire fera-t-elle revenir mes sentiments et inversement ?
— Je ne sais pas ! s’écrie Savi, submergée par tant de questions. Ecoutez Alma, je n’en sais rien pour l’instant. Il va falloir qu’on avance ensemble, qu’on cherche des réponses toutes les deux. J’ai autant envie que vous de résoudre cette affaire mais il faut que je réfléchisse.
Elle se frotte les tempes du bout des doigts, les paupières closes sur ses iris froides.
— Ça vous dirait d’aller dehors ? propose-t-elle soudain en rouvrant les yeux. Je sais que vous en avez envie. Peut-être qu’en répondant à un de vos rares désirs, vous allez ressentir quelque chose. C’est vrai, nous n’avons testé que des sentiments négatifs. Les sentiments positifs ne sont-ils pas plus forts ?
— Oui, allons dehors, approuve Alma en se levant dans la foulée, si rapidement que ses mèches siliciées tintent avec hargne les unes contre les autres.
Elles arrivent dans un grand hall dont la façade en verre laisse filtrer les rayons du soleil, qui rebondissent contre les murs d’un blanc immaculé. Quelques personnes sont en train de boire un café, assises dans des fauteuils en tissu rouge qui contraste avec force sur la blancheur environnante. Dehors, une étendue infinie de vert, à peine troublée par les rares aménagements extérieurs de la technosphère. Et une étendue infinie de bleu qui la surmonte. Uni, azurin, où sont accrochés des nuages épars et clairsemés, effilochés sous l’aquilon.
Alma et Savi se dirigent vers l’immense baie vitrée. Les portes en verre coulissent et s’ouvrent en chuintant, laissant entrer un air frais salvateur. Le vent fait tinter les cheveux métalliques de la Synthétique et mène la danse des brins d'herbe avec délicatesse. Le premier pas à l’extérieur se fait sur une dalle bétonnée, qu’Alma se dépêche de quitter pour poser son pied dans la fraîcheur du gazon. Elle ne la sent pas, ni la terre en dessous. Derrière elle, Savi apprécie le soleil sur peau et l’air qui lui caresse le visage.
— Qu’est-ce que ça fait du bien ! s’exclame-t-elle, ravie. Ça faisait une éternité que je n’étais pas sortie. Sans mauvais jeu de mots, ajoute la chercheuse, confuse, en croisant le regard d’Alma.
La Synthétique s’assied sur le tapis verdoyant, puis s’allonge. Elle ferme les yeux, se concentre pour ressentir le vent sur sa peau insensible, l’odeur réconfortante de l’herbe et de la terre, la chaleur du soleil. Rien. L’odeur lui parvient, mais elle ne lui est ni agréable ni réconfortante. Elle est, simplement, et n’éveille aucune sensation. Qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il grêle, elle ne sait pas si elle serait capable de ressentir la moindre différence. Alma se redresse et fixe la forêt et les monts à l’horizon, se demandant ce que le paysage à d’autre à lui offrir qu’elle ne pourra savourer.
— Alors ? s’enquiert Savi, rendue soucieuse par le silence de la Synthétique.
— Rien. Mais je vous remercie. J’irai régulièrement à l’extérieur. D’une certaine façon, je dois apprécier le paysage.
La chercheuse vient s’asseoir dans l’herbe à côté d’Alma et regarde à son tour le lointain.
— Nous vous emmènerons bien plus loin, déclare-t-elle. Il y a de nombreux endroits à découvrir sur cette terre. Nous vous y emmènerons.
— Ou je pourrai y aller moi-même.
— Bien sûr, vous pourriez ! s’exclame Savi, sur la défensive. Mais nous avons un besoin réciproque l’une de l’autre. Enfin, pas moi personnellement, mais nous tous ici. Nous avons besoin de vous. Et vous avez besoin de nous aussi.
— Le résultat d’un équilibre, réciproque par défaut, murmure Alma, pour elle-même.
— Je vous demande pardon ?
La Synthétique se retourne et détaille l’immense structure derrière elle. Sa blancheur agressive jure dans le paysage coloré. En forme de demi-sphère toute en verre et acier blanc, la technosphère s’élève au milieu de l’étendue d’herbe, architecturale et orgueilleuse. Les antennes acérées des différents capteurs trouent la surface arrondie du toit, crevant le ciel d’un noir rageur.
— Voulez-vous me faire visiter l’extérieur ? demande Alma, sans répondre à la question de la scientifique.
Celle-ci secoue la tête de dépit, elle commence à s’habituer aux esquives astucieuses de la Synthétique lorsqu’elle ne souhaite pas répondre. Savi se lève et invite Alma d’un signe de tête. Toutes deux contournent la station de l’Oligopole et se retrouvent sur une zone immense et bétonnée, au milieu de laquelle trônent d’énormes véhicules solidement amarrés. Les ballons en forme d’obus parsèment la zone comme un champ de plantes étranges et titanesques. Tout au fond, derrière les géants d’hélium, un hangar chromé laisse échapper des bruits de ferraille et de moteurs.
— Des dirigeables, explique Savi, visiblement enorgueillie par la vision de la base aérienne. Ils sont dotés de moteurs électriques photovoltaïques, nous sommes très fiers de cette technologie.
— Lumière du soleil ?
— C’est ça, confirme-t-elle en hochant la tête.
Elle montre le hangar du doigt, à l’autre bout de la zone, puis reprend :
— Et là nous avons les véhicules terrestres. Ils fonctionnent sur le même principe, mais en cas de problèmes météorologiques ils ont une autonomie d’environ cinq cents kilomètres. Ce qui est largement suffisant pour rejoindre une des technosphères de l’Oligopole, peu importe où l’on se trouve.
— Combien avez-vous de stations ? interroge Alma.
— Autant qu’il y a de puits d’éther, répond Savi avec un sourire énigmatique.
Son sourire s’estompe progressivement à mesure qu’elle réfléchit. Ses yeux s’illuminent soudain.
— L’éther… J’ai une idée ! s’écrie-t-elle en souriant de plus belle. Venez avec moi, venez ! On va tenter quelque chose.
Elle hâte le pas en direction de la demi-sphère, suivie de près par Alma.
— Nous avons des réserves d’éther, qui nous servent pour nos travaux sur les Sauvegardes, annonce Savi sans ralentir la cadence.
Les portes de verre coulissent à nouveau pour les laisser entrer, et la chercheuse conduit Alma vers un renfoncement où des marches plongent dans l’obscurité. A leur approche, les lumières s’allument. Leurs pas résonnent dans les escaliers tandis qu’elles entament la descente.
— Normalement je devrais demander l’autorisation à monsieur Huysmans, mais… J’ai horreur de rester sur un échec.
— Et vous ne savez pas s’il a les idées claires. Vous doutez de sa capacité de jugement, ajoute Alma.
— Et bien… Tenez, c’est par ici.
Elles s’engouffrent dans un couloir sombre, qui s’illumine aussitôt sur leur passage. Tout au fond, un éclat bleuté leur parvient. Elles pénètrent dans une pièce où la lumière céruléenne irradie avec une intensité bien supérieure à celle des néons. D’énormes cuves minéralogiques en cristal transparent dévoilent une substance étrange, qui ondule à leur approche comme sous le coup d’impulsions légères.
— Voici l’éther. L’objet de nos recherches, ce qui a permis votre renaissance.
Les cuves sont reliées à des moniteurs par des dizaines de câbles. L’organisation complexe des branchements à côté des réservoirs minéralogiques, semblables à des œuvres d’art, offre un tableau irréel. Savi indique à la Synthétique de s’installer sur une chaise, entre une cuve et une table croulant sous les moniteurs, tandis qu’elle allume les écrans un à un.
— Nous allons vous brancher, explique-t-elle, fébrile, comme sous le charme de sa propre idée. Nous avons déjà fait des tests avec monsieur Huysmans, et il s’avère qu’il retrouve l’intégralité de ses capacités lorsqu’on le connecte à l’éther.
— Vous pensez donc que me brancher à l’éther permettra de retrouver ma mémoire et mes sentiments ?
— Absolument ! Il faut tester, nous n’avons rien à perdre, ajoute-t-elle. Vous ne risquez rien, vous avez ma parole.
— Peu m’importe de risquer quoi que ce soit, répond la Synthétique, bien décidée à faire tout ce qu’elle peut pour retrouver ses émotions. Comment allez-vous me connecter ?
La chercheuse s’approche d’Alma et dégage des mèches siliciées de sa nuque, les plaçant des deux côtés de sa tête.
— Vous avez un port éthérique juste ici, dit-elle en plaçant son doigt sur un point précis, à la base du crâne. Monsieur Huysmans a tenu à ce que votre sceletus en ait un, comme le sien. Cela permet d’avoir un accès direct à votre Sauvegarde. C’est une sorte de mesure de sécurité pour la récupérer plus facilement s’il y a un problème avec l’enveloppe.
— Un homme clairvoyant.
— Si vous saviez ! C’est pourquoi nous avons absolument besoin de lui au maximum de ses capacités.
Elle s’empare d’un câble avec un embout en minerais cristallin finement taillé. Alma peut entendre les battements exaltés de son cœur, son souffle fiévreux.
— Vous êtes prête ?
— Allez-y, approuve Alma en hochant la tête dans un bruit métallique.
A l’arrière de sa tête, un léger cliquetis, puis le vide.
« Ça sent le sang et la merde, les viscères, la chair, ça sent la mort !
C’est ton odeur, c’est toi qui l’as voulue. Ta sale odeur. T’as merdé ma grande.
Et maintenant tu pues la rouille, on sent tous la rouille, tous, le sang, on le renifle, on se roule dedans. Et voilà, tu glisses, ça dérape. Bien fait, tu t’es foirée. Et voilà que tu tombes, chiale, mais chiale ! Ça te fera pas plus de bien.
Vas y branche toi, Sauvegarde pas Sauvegarde, t’es déjà morte, t’es déjà plus que la moitié de toi. T’es rien, plus rien ! Oui ça fait mal, ça fait mal de se faire arracher, déchirer, les fibres ça se déchire, broyées, absorbées. Regarde comme il t’a bouffée ce connard. Bien fait, tu t’es foirée. Vas y tombe encore ! Tombe qu’il puisse bouffer ce qu’il reste de toi, ton pauvre petit toi, pauvre petit corps en miette qui gicle la rouille par tous les pores.
Tu l’as voulu tu l’as, t’as réussi, bravo. C’est beau d’être immortel, ça valait le coup, pour devenir un gros tas de merde qui bouffe les autres. C’est bien ça valait son pognon, tu l’as pris son pognon, c’est bien, tu vas crever avec, crever et emmener tous les autres avec toi.
Tu vas crever avec !
Pas voulu, pas voulu ça…
Oui merdé, j’ai merdé, ça devait pas. Prêt pourtant, on était prêt, pourquoi ça a merdé ? Pas le temps, pas penser à ça, penser survie, pas penser. Pas tomber. Arrête de tomber, faut se relever…
J’ai peur, cette chose derrière, pas loin, juste derrière. M’a choppé le bras, mon bras, qu’est-ce que ça fait avec mon bras ? Avec tous les autres, tous bouffés à cause de moi… Peur, tellement peur, s’écroule autour... Pas penser, plonger se brancher, plonger dedans, concentrée. Je me concentre, pas fermer les yeux, pas se laisser aller, je pense pas au sang, c’est mouillé, c’est chaud, pense pas. Pas glisser, pas tomber. Je tomberai pas.
Je crèverai pas. »
Alma se redresse brusquement, ses jointures de platine cogne contre la cuve en minerais cristallin. Ses mèches siliciées résonnent en même temps, les sons conjoints des métaux emplissent l’espace. La Synthétique ouvre grand les paupières sur ses pupilles dilatées, ébahies.
— J’ai ressenti quelque chose. J’ai ressenti.
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