Une enveloppe comme la vôtre - 1
Province de Satyârtha
Technosphère de l'Oligopole
Ern Huysmans lui tourne le dos. Regard figé vers l’horizon, il se tient à quelques centimètres de l’immense baie vitrée qui le sépare de l’extérieur. Pas un mouvement. Alma Sato n’entend pas le son de sa respiration, tandis qu'elle écoute résonner la sienne dans son enveloppe creuse. Elle ne distingue pas la poitrine de l’homme se soulever, sa jugulaire palpiter sous les impulsions du sang chaud qui devrait la traverser.
— Monsieur Huysmans ?
Aucune réponse. Pas même un frémissement indiquant qu’il l’aurait entendue. La Synthétique vient se placer à côté de lui et plonge à son tour ses pupilles sur les monts acérés qui crèvent le ciel. Du noir abrupt sur une toile bleue. Quelques nuages parcourent les cieux comme s’il s’agissait d’un désert. Ils se traînent et s’étiolent, fatigués et assoiffés. Déchiquetés sous le suet, pourtant discret au beau milieu de cette saison sèche.
— Votre conscience est un peu comme ces nuages. Je me demande si elle l’a toujours été.
— Je vous demande pardon ?
Il remue comme un automate. Un simulacre mimant l’étonnement, soudain réveillé par un courant électrique qui parcourrait ses pièces désunies.
— Je n’ai pas compris ce que vous avez dit, j’en suis désolé, reprend-t-il sans lâcher l’horizon du regard.
— Je disais que votre conscience se comportait comme ces nuages, explique-t-elle, immobile. Elle se déchire. Pourquoi ?
— Vous êtes décidément très observatrice, remarque Huysmans, une ébauche de sourire sur son masque figé, derrière lequel se dessine un profond désespoir. Je pense que ma conscience est enfermée dans une Sauvegarde depuis trop longtemps. Elle se fait aspirer, disparaît peu à peu, et emporte ma réalité avec elle. Je suis simplement ailleurs.
Alma se tourne vers lui. Elle arrache ses pupilles platinées des monts, pour les planter dans les yeux clairs et vaguement humains d’Ern Huysmans.
— Où ça ?
— Et bien, dans l’éther ! s’exclame-t-il, en penchant la tête comme un pantin pour marquer son affirmation.
— Depuis combien de temps êtes-vous dans une Sauvegarde ? demande Alma. Savi a expliqué que j’étais la première et l’unique à avoir été trouvée. D'où venez-vous ?
— Je ne peux répondre ni à votre première, ni à votre deuxième question. Ni à… votre… deuxième, répète-t-il.
Sa tête toujours légèrement penchée oscille au rythme de ses hésitations. Il s’arrête enfin, ses iris d’un bleu clair figées en direction du sol, comme s’il voyait une scène s’y dérouler.
— J’en suis désolé, ajoute-t-il, reprenant ses esprits. Cela doit faire très longtemps, car je ne m’en souviens plus. Cette période de mon existence a rejoint l’éther depuis longtemps.
Du bout de son doigt, Alma touche la vitre devant elle. Elle explore la surface lisse et en tire un son aigu, léger et délicat, avant d’émettre un crissement sonore lorsqu’elle enfonce son ongle cristallisé dans le verre.
— Ne brisez pas la vitre, prévient le directeur. Vous le feriez sans vous en rendre compte. Il faut être prudent, avec un corps comme le vôtre.
— Une enveloppe, le reprend-elle, en retirant son doigt de la baie vitrée.
— Une enveloppe comme la vôtre, répète-t-il. Aussi incroyable soit cette technologie éthérique, il faut reconnaître que les Sauvegardes nous posent problème. C’est la raison pour laquelle nous avons tant besoin de vous. Premièrement, pour restaurer ma conscience partie dans l’éther. La récupérer. Deuxièmement, pour développer des Sauvegardes fiables, qui permettront de créer d’autres Synthétiques comme vous et moi. Pour permettre aux gens de devenir immortels.
— Pourquoi vouloir être immortel si on ne ressent plus rien ? demande Alma. Ou si l’on finit par oublier qui nous sommes.
— Ma chère Alma, tout le monde souhaite devenir immortel. Sinon, personne ne se battrait pour l’éther. Ces barbares de l’Hégémonie, sous couvert de religion, n’ont pas un objectif bien différent du nôtre.
Immobile, elle l’observe dans l’attente qu’il développe sa pensée. Le temps s’étire, inlassablement, sans qu’aucun des deux ne marque l’intention de rompre le silence. Au-dehors les nuages continuent leur pèlerinage, portés par les minutes qui s’écoulent.
— Vous n’avez pas répondu à ma question, lâche-t-elle enfin.
— Je n’ai pas la réponse. Nos désirs… sont-ils… sont… ils… Nos désirs sont-ils enfantés par des causes ?
— Je ne sais pas.
— Ce que je sais, c’est que ce problème de sentiments est uniquement le vôtre ! ajoute Huysmans, en adoptant un air faussement compatissant. Bien que mon corps peine à les exprimer, je ressens tout un panel d’émotions. Comment expliqueriez-vous cette différence ?
Il demande cela comme s’il voulait la tester. Ses yeux bataillent pour laisser transparaître une ardeur fade, comme des braises refroidies d’avoir trop longtemps attendu. La Synthétique réfléchit, se repasse les informations emmagasinées depuis les jours précédant son réveil. Depuis son branchement à l’éther, emprisonné dans les cuves minéralogiques.
— Vous m’avez donné un corps défectueux. Cette enveloppe ne ressent rien et ne se souvient de rien. Est-ce que je peux en changer ?
Le directeur la fixe, une ébauche de surprise sur son visage lisse.
— Vous… Vous… bégaie-t-il, avant de marquer une longue pause. Que voulez-vous, pardonnez-moi ?
— Changer d’enveloppe, répète-t-elle, ses pupilles blanches dévisageant Huysmans.
— Et bien, voilà qui est… Inattendu ! s’exclame-t-il. Effectivement, nous pourrions tester. Après tout, cela ne coûte rien. Du moins, rien d’aussi important que vos souvenirs. Et vos sentiments. Nous allons organiser cela très rapidement !
— Je vous en remercie.
— D’ici là, vous pourriez tout de même aller jeter un œil dans les laboratoires, propose Huysmans sans la lâcher du regard. Qui sait, étant donné vos capacités, vous pourriez tout de même nous être d’une grande aide. M'être d'une grande aide, en particulier. Vous savez, le temps m'est compté maintenant.
— Vous n'êtes donc pas si immortel que ça. Je ne comprends décidément pas votre engouement pour l'éther, remarque Alma, en secouant la tête de gauche à droite en signe d'incompréhension. Il aurait été tellement plus simple de mourir. Je ne comprends pas ce que je fais là. Mais je vais y réfléchir.
Sous le regard perplexe de Huysmans, la Synthétique se détourne dans un mouvement grâcieux. Ses mèches frôlent les lignes platinées de ses épaules avec un bruit affûté. Alma disparaît dans l’ombre du couloir, ignorant les gens qu’elle croise sur son chemin. Ils tentent d’engager la conversation, lui posent des questions à la volée tandis qu’elle s’éloigne d’eux sans se retourner. Son esprit est emprisonné dans un carcan d’insensibilité, et leurs voix emplies d’émotions lui donnent envie de se volatiliser, de partir très loin dans le ciel comme les nuages déchiquetés qui planent au-dessus de la technosphère.
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