Votre prix sera le nôtre - 2

8 minutes de lecture

Les plaques d’acier fichées dans les chairs des Sanctifiés et de leurs montures étincèlent sous le soleil. A l’inverse, les lignes sombres qui ornent le corps des Jägare semblent absorber l’éclat du métal, comme pour mieux le défier. Léon s’approche des hommes chromés et d’Enola à grandes enjambées. La femme aux cheveux d’or garde la tête haute, les bras croisés, discutant avec diplomatie et fermeté.

— Occupez-vous des chevaux, lance Léon à la volée à un groupe de jeunes Jägare. Donnez-leur à boire et nourrissez-les.

Ceux-ci s’exécutent instantanément, non sans appréhension. Une fille attrape la longe d’un cheval louvet et tire dessus pour l’emmener avec elle, s’attirant le regard froid d’une femme aux clavicules platinées.

— Ne le traite pas comme un vulgaire Atheim, c’est un animal que tu as là, siffle-t-elle comme un serpent. Un animal ayant reçu le Sacrement.

— Il n’y a pas d’Atheim ici, Sanctifiée, la reprend Léon, menaçant. Uniquement des humains. Vous feriez bien de vous en rappeler, si vous attendez quoi que ce soit de nous.

— Nous nous rappelons parfaitement, Léon Biyaki, intervient un homme à la mâchoire étincelante d’argent et de gallium. N’est-ce pas, Fray ?

Il se tourne vers la femme querelleuse, qui acquiesce en silence.

— Commandant Harän Makkla, déclare-t-il en tendant une main à Léon. Nous venons de la province d’Arhal pour traiter avec vous. Et si nous allions parler affaires ?

— Je ne traiterai pas avec vous, rétorque le chef de la Première Meute.

— Je ne m’adressais pas à vous, chef de la Première Meute, objecte le dénommé Harän.

— Nous traiterons ensemble, mais l’avis de Léon fera partie intégrante de ma décision, intervient Enola, toujours fermement campée sur ses jambes. Allons-y, je vous prie.

Le dénommé Harän Makkla hausse les épaules pour témoigner son indifférence. D’un signe de tête, il commande à sa troupe de suivre la cheffe de meute, qui les emmène à travers le Čearda. Léon marche aux côtés de sa compagne, les poings toujours serrés et le visage fermé. Il se sent bouillir intérieurement, mais lutte pour n’en rien laisser paraître. Ses différends ne regardent que lui. Il se refuse à imposer sa vision des choses aux autres Jägare, chacun ayant un vécu, des regrets ou des remords, mais surtout des haines propres. Certains détestent l’Oligopole, d’autres l’Hégémonie, d’autres encore les deux ou aucun. Mais tous aspirent à la liberté, loin des règles imposées, des mensonges et de la folie engendrée par l’éther. Tous aspirent à la vérité, à comprendre ce qu’il se passe derrière les murailles métalliques qui enserrent les puits.

Au loin, la silhouette massive d’Ephraïm se dessine. Le colosse s’approche du groupe. Ses plaques d’osmium luisent d’un éclat gris bleuté. Léon peut sentir la tension monter chez les Sanctifiés, électrique, palpable, ce qui lui tire un rictus satisfait. Seul Harän conserve un calme hiératique, glaçant.

— Ephraïm, dit-il en s’avançant d’un pas. C’est un plaisir de te revoir.

— Je ne peux dire la même chose, Harän, répond Ephraïm avec le même flegme. Que venez-vous faire ici ?

— Parler affaires, rien de plus, explique le commandant. Nous ne venons pas pour toi. Ni pour les Atheim. L’Hégémonie ne vient pas pour perturber votre ordre établi. A moins que vous ne nous y forciez, ajoute-t-il en jetant un regard en coin à Léon.

— Ephraïm, viens avec nous si le cœur t’en dis, ne viens pas si tu n’y tiens pas, déclare Enola, désireuse d’apaiser les tensions. Peu importe. Quant à vous, cessez vos sous-entendus si vous voulez que l’on travaille ensemble, nous avons tous à y gagner, lâche-t-elle à l’homme aux mâchoires métalliques.

Léon et Ephraïm hochent la tête en signe d’assentiment, sous le regard agacé d’Enola qui, silencieusement, leur intime de ne pas faire de vagues. La délégation arrive au centre d’un carré d’herbe verdoyant, où les attendent des sièges de bois massif. Une tonnelle, sur laquelle pousse une vigne sauvage, les protège de l’agression des rayons solaires, hargneux en ce milieu de journée. Les six Sanctifiés prennent place lorsqu’Enola le leur indique d’un geste de la main. Ephraïm les imite en s’asseyant en face d’eux, pour être physiquement au plus loin et pouvoir planter ses yeux dans les leurs. Léon reste debout, surplombant les humains de chair et de métal de toute sa hauteur. Bras croisés, il les toise en ignorant l’air réprobateur de la jolie blonde. La dénommée Fray ne le lâche pas du regard, ses yeux réduits à des fentes desquelles percent des iris émeraudes.

— Encore une visite officieuse, je me trompe ? tranche Enola pour rompre le silence tendu.

— Vous voyez juste, cheffe de la Cinquième Meute, approuve le commandant Harän. Une offensive a été lancée contre la réserve d’Arhal dans l’espoir de libérer nos prisonniers, et ce malgré les directives de l’Hégémon. Ce fût un carnage, murmure-t-il.

— Vous ne pouvez rien contre l’Oligopole, lâche Léon Biyaki.

— Epargne-nous ton air satisfait, sauvage ! s’exclame Fray, prête à se lever.

Enola lève les yeux au ciel, avant d’apercevoir un groupe de Jagäre s’approcher. Ils apportent des pintes de bière fraîche et tombent à point nommé pour apaiser les tensions. Elle ne peut s’empêcher de soupirer d’aise en s’emparant du breuvage, lassée par la tournure des négociations.

— Vous avez fait un très long chemin jusqu’ici. Uniquement pour lancer des piques à ceux qui vous ont quittés pour nous rejoindre ? demande Enola avec condescendance.

— Pardonnez-mon lieutenant, s’excuse Harän. Ces derniers temps ont été rudes. L’Oligopole s’est renforcé, dernièrement, ce qui ne nous facilite pas la tâche. Et nous savons que vous n’y êtes pas étrangers…

Il lance un regard inquisiteur à Léon, qui le fixe sans sourciller, alors même que des pupilles platinées surgissent des tréfonds de son esprit.

— Que voulez-vous dire ? interroge Enola, confuse.

— Un de mes hommes m’a rapporté avoir vu une créature mi-machine mi-humaine, explique le commandant en buvant une gorgée de bière. Une créature qui ne semble pas ressentir la douleur, la peur, avec une force surhumaine. A n’en pas douter, ces hérétiques ont grandement progressé dans leurs travaux.

La cheffe de la Cinquième Meute se raidit et plante ses iris noisette dans les yeux sombres de Léon. La chose dans la capsule. Elle n’est pas dupe.

— Nous traitons avec eux comme nous traitons avec vous, votre guerre nous importe peu, articule Enola sans lâcher Biyaki du regard. Si vous êtes venus jusqu’à nous, c’est très certainement car vous avez un besoin particulier ?

— Effectivement, acquiesce Harän. Nous avons besoin d’armes. D’armes comme les leurs. Des armes à feu, tout ce que vous pourrez nous fournir, et plus encore. Nous voulons aussi des explosifs, les plus puissants, les plus dévastateurs. Nous allons reprendre le puits d’Arhal.

La dénommée Fray lâche un grognement de désapprobation, que le commandant fait mine de ne pas avoir entendu.

— Votre prix sera le nôtre, continue-t-il.

— J’aimerais parler en privée à mes confrères, coupe Léon, impassible derrière les lignes d’encre qui ornent son visage.

— Ephraïm, Miavih est là-bas, lance le commandant. Elle est enfermée.

Le colosse d’osmium se lève sans attendre, ignorant l’homme aux mâchoires d’argent, tandis qu’Enola prend le temps de lui adresser un signe de tête en guise d’excuse.

— Qu’y a-t-il, Léon ? demande la blonde, en s’éloignant de la délégation.

— Je comprends cette volonté de libérer leur prisonnier, commence le chef de meute. Mais les provinces d’Arhal et de Satyârtha risquent d’imploser si on leur donne ce qu’ils veulent.

— Elles implosent déjà, murmure Ephraïm, plus pour lui-même que pour contredire Biyaki.

— C’est la guerre, Léon, tranche Enola. Ils s’entretuent pour l’éther et ça ne s’arrêtera que lorsqu’ils seront tous morts, qu’on les fournisse en armes ou non.

Son regard se fait plus dure, acéré tel une lame.

— Tu sais ce qu’ils sont capables de faire si on leur tourne le dos, continue-t-elle, contrariée. La menace de l’Oligopole d’un côté, de l’Hégémonie d’Örn de l’autre. Les deux camps nous laissent tranquilles car tous deux ont besoin de nous. Ils ont besoin de nous pour aller au-delà des murailles et leur rapporter ce qui se cache derrière.

— Et en contrepartie, ils nous donnent les moyens de le faire… soupire-t-il, ne sachant quoi penser. Nous avons tellement de morts sur la conscience.

— Nous en aurons dans tous les cas, intervient Ephraïm, les yeux dans le vague. Ce que je vais dire n’a rien d’objectif, mais j’aimerais leur donner l’occasion de libérer leurs prisonniers.

— Pour Miavih, termine Léon.

— Oui, pour Miavih, acquiesce le colosse.

— Tu n’as rien à te reprocher par rapport à elle, Ephraïm, le rassure Biyaki en posant une main sur son épaule.

— Je l’ai laissée derrière, chuchote-t-il de sa voix de basse.

— Elle n’a pas voulu te suivre, c’est différent. Ses convictions ne sont pas les mêmes, tu ne peux rien faire contre ça.

Bras croisés, Enola les observe et jette des regards impatients en direction de la délégation de l’Hégémonie.

— Alors, sommes-nous d’accord ? coupe-t-elle.

— Mes relations avec Ern Huysmans sont plutôt bonnes, ces derniers temps, explique Léon, toujours en proie au doute. Je ne voudrais pas qu’ils attaquent la technosphère de Satyârtha. Je sens qu’il est sur le point d’apporter les réponses à mes questions, ce contrat pourrait tout compromettre.

— Léon, cet homme t’utilise ! s’agace Enola. Il t’a percé à jour, il se sert de ta curiosité maladive. Il ne donnera jamais aucune réponse à tes questions, ce que sont les Njammat, cette chose qu’ils ont créée, ce qu’ils font là-bas. La nature de l’éther, les murailles, le Kollaps. Il te fait miroiter des explications, mais quelles réponses as-tu obtenues jusqu’à présent ? Plus de doutes encore, c’est tout ! Les réponses, elles sont ici. Au Čearda. Ce que nous avons construit ces trois dernières générations, la liberté. Et pour préserver tout ça, nous devons jouer le jeu que nous avons toujours joué. Ne pas représenter de menace, fournir des armes, continuer à explorer les puits et trouver des explications par nous-mêmes. Ne comptons que sur nous.

Un silence plombant s’installe après la tirade de la jolie blonde. Ses joues rougies par l’énervement contenu et l’émotion, elle plante ses iris acérées dans celles de Léon, espérant y déceler une réaction.

— Tu voulais mon avis, mais ta décision était déjà prise, dit-il finalement, sans ciller.

— Oui, elle était déjà prise, confirme-t-elle. Mais je veux ton approbation, en plus de celle d’Ephraïm. J’en ai besoin, pour être sûre que nous allons dans la même direction. Pour être sûre que nous sommes unis, tous ensemble.

— Très bien, Enola, acquiesce-t-il enfin. Tu l’as. Les Jägare avant tout.

Annotations

Vous aimez lire Chloé T. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0