Tülkou - 4
Le vacarme des coups de feu et la hurlée du métal se retrouvent étouffés sous les vrombissements du moteur. Les brins d’herbe grasse se répandent dans son sillage, tournoient en l’air quelques instants et retrouvent la terre mère, arrachés par le frelon de ferrite. Surplombée d’un ciel incarnat, la vallée se nimbe d’une lueur surréaliste, comme nourrie du sang des damnés. Le vert sombre de la forêt s’estampe au loin sous l’aurore.
Penchée sur le guidon, Alma ne prête aucune attention au vent qui siffle entre ses mèches siliciées. Aucune trace de remords, aucune vague de culpabilité ne s’empare de son cœur lorsqu’elle se revoit briser la main de la scientifique. Elle peut encore sentir les os si fragiles se rompre sous la subtile pression de ses doigts, les muscles contractés de sa proie, les hurlements de haine et de souffrance. Elle imagine le sentiment de trahison, la déception grandiose de cette femme égoïstement émotive et fière. Mais la riche panoplie des sentiments de Savi ne peut suffire à combler sa soif de ressenti. Ces accès émotifs n’ont fait que renforcer, sans commune mesure, le besoin absolu de faire à nouveau un avec elle-même. Quel meilleur moyen de se réunifier que de retrouver le corps dont elle s’est séparée ?
La forêt se rapproche lorsque le bruit mat de l’herbe se retrouve remplacé par le son incisif de la gomme sur une surface impeccablement lisse. Les pneus patinent, émettent un cri strident lorsqu’Alma freine tout à coup, et dérapent de biais sur plusieurs mètres. La Synthétique retrouve l’équilibre en plantant ses deux pieds dans le sol. Elle enfonce le métal rutilant qui s’est substitué à la terre et se stabilise avec l’engin. Une bande de chrome aussi large qu’une centaine d’hommes s’étend à la lisière de la forêt. Probablement circulaire, il lui est impossible d’en voir le début et la fin. Elle enserre la vallée de ses bras éclatant, perce les tons verdoyants de la nature alentour pour leur imposer son éclat métallique et froid.
— Ils ne peuvent pas franchir le périmètre, dit-elle à haute voix, se remémorant les paroles de Savi.
Sans effort, elle pousse la moto en direction des bois, le temps de franchir la bande de métal. La Synthétique aperçoit des trouées au milieu des arbres et des troncs arrachés. Le sol éventré à quelques rares endroits est tapissé d’une substance céruléenne, qui a jailli jusque dans les hauts feuillages. D’étranges monticules de ferraille semblent avoir été disséminés non loin des trous béants. Certains demeurent intacts, d’autres ont violemment été éventrés, ne laissant que des morceaux de fer et d’acier à moitié rongés par des créatures inconnues. A son approche, l’éther paraît s’éveiller et s’enduit d’une vague nitescence. Alma se contente de remonter sur la moto et repart aux abords des cratères, les flaques d’un bleu azurs immobiles et pourtant comme étirées pour tenter de la rejoindre. Une lueur plaintive se reflète sur l’écorce meurtrie des arbres explosés.
Le bourdonnement du frelon d’acier s’élève dans la forêt silencieuse. Celle-ci semble figée dans le temps. Les feuillages imperméables à la brise, sclérosés, ne s’agitent qu’au passage de la Synthétique. Soudain un cheval fusionné de métal surgit de nulle part et cavale à ses côtés, brusque fracture dans un monde pétrifié. Ses yeux exorbités ne la regardent pas et restent fixés droit devant lui. Un craquement perce le voile sonore du moteur et emplit l’espace. Des rameaux pleuvent au-dessus d’elle, rebondissent sur la carrosserie, jusqu’à ce qu’une branche entière s’écrase sur le sol et lui barre le passage. Quelque chose se déplace dans les arbres. Les yeux du cheval roulent dans leurs orbites, juste avant qu’une masse informe ne s’abatte sur lui. L’animal hennit à en mourir, écrasé sous le monstre aux chairs hystériques qui fusionnent son corps métallique au sien. Alma contourne l’obstacle, envoyant valser l’humus frais des sous-bois sous la roue crantée de l’engin et fonce droit devant elle, indifférente à l’arrachement des fibres qui résonne à ses oreilles.
De plus en plus nombreux à mesure qu’elle s’éloigne, les cratères forment des mares peu profondes emplies d’éther et de débris. La substance éclabousse ses jambes, se mêle aux traces de sang et de cendres pour colorier la toile blanche de sa peau. Des plaques de métal et des morceaux de chairs jonchent le sol et témoignent d’un appétit assouvi. Une forme sombre cliquète à travers les branchages. Démesurée, la créature bardée de tiges métalliques serpente avec nonchalance au milieu des arbres. Les dizaines de surplaques qui couvrent son corps filiforme ressemblent à autant d’écailles argentées et délicates. La chose avance sans se soucier d’Alma, elle erre autour des mares d’éther comme un insecte attiré par une lumière aveugle. D’autres Njammat se dessinent à travers les fourrées, grandioses et indifférents.
Après de longues minutes à rouler sur un terrain miné, Alma rejoint enfin un relief moins tortueux où la forêt reprend ses droits. Elle s’accorde un instant de répit afin de vérifier la trajectoire vers sa destination. Une respiration rauque et hachurée s’élève alors des sous-bois.
— Humain ? lance-t-elle dans le vide.
— Humain… répond une voix faible.
Elle consent à descendre pour se diriger vers l’origine du souffle. Adossé à un arbre, un homme au torse mêlé d’osmium agonise, une plaque de tôle fichée dans l’abdomen. Des éclats de ferraille courent de sa clavicule jusqu’au bras, d'où s’écoulent des filets de sang carmin.
— Humain. Tu es humaine ? demande-t-il, ses yeux plongés dans les siens sans la voir.
— Je l’étais. Aujourd’hui je ne sais pas.
— Tu ne sais pas…
— Je ne peux plus mourir, explique la Synthétique.
— Tülkou ?
— Alma.
— Nous allons perdre…
— Vous n’avez pas réussi à prendre la technosphère.
— Des Njammat, ici… De l’éther… gémit-il. Des mines et de l’éther… Du métal, beaucoup. Déséquilibre. On a perdu trop de monde… Trop de monde… Perdu…
Un gargouillis de bulles roses vient s’amonceler aux commissures de ses lèvres.
— Tülkou ? Je vais mourir.
— Oui.
— Tue-moi… murmure le blessé. Rejoindrai l’Ālaya. Vite.
— Tu mourras quoi qu’il arrive.
— Pas souffrir… Pas qu’ils me trouvent… Je t’en supplie, ne les laisse pas, implore-t-il, à l’agonie.
Sa bouche continue de bouger sans que plus aucun mot n’en sorte. Aveugles de douleur et d’épuisement, ses yeux trouvent la force de plonger dans les pupilles blafardes d’Alma. Elle peut y lire les supplications de l’homme désireux d’abréger ses souffrances. Alors, d’une caresse, elle lui enfonce la poitrine et lui arrache un dernier soupir de soulagement. Puis elle reprend la route, laissant derrière elle le corps ravagé du guerrier.
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