La pause
Le salarié, muni de son plateau, s’assied face à l’esclave : Je suis vanné… J’aurais bien besoin d’une heure de plus… Peut-être même l’après-midi !
L’esclave : Dure journée ?
Le salarié : « Dure » ? Épuisante, tu veux dire ! J’ai passé la matinée à trier des produits frais sans réfléchir. J’en ai encore les doigts gourds…
L’esclave : C’est pour ça que tu colles tes deux mains à ta tasse de café, en fait.
Le salarié : Oui, comme d’habitude. Heureusement que je suis payé pour ça.
L’esclave : « Payé » ?
Le salarié : Oui, bien sûr ! On ne travaille pas gratuitement, ici ! Tout travail mérite salaire ! Sinon, c’est de l’esclavage. Et l’esclavage a été aboli au 19e siècle.
L’esclave : Non, sérieux ? Pour de vrai ?
Le salarié : Pour de vrai, oui. C’est fini, tout ça. Maintenant, tout le monde est libre ! Pas mal, non ?
L’esclave : Excellent, même ! J’aurais bien aimé que ça m’arrive, à moi. Je n’ai pas eu de chance… j’ai été prisonnier de guerre et réduit en esclavage par la suite. À part un peu de nourriture et des coups de fouet quand les Maîtres étaient énervés, je n’avais pas grand-chose… C’est le lot de tout esclave, après tout…
Le salarié : Ah, non, tout ça, c’est fini. Les droits de l’homme sont bien respectés, maintenant. Plus de coups de fouet, on peut manger à notre faim, avoir un toit…
L’esclave : Génial ! J’en ai toujours rêvé. Maintenant que je suis libre, je vais pouvoir y avoir droit !
Le salarié : Ah, tu es libre, ça y est ?
L’esclave : Oui, j’ai pu acheter ma liberté, enfin ! Mon Maître m’a juste demandé de rester une année de plus pour lui transmettre mon savoir-faire afin de ne plus être l’esclave d’aucun esclave et se débrouiller tout seul. J’ai enfin un statut, des droits… je suis enfin considéré comme un être humain. Ça fait tellement de bien !
Le salarié : Tu aimerais trop vivre chez nous ! Nous, en échange de notre travail, on a un salaire qui nous permet d’avoir un toit, de quoi manger et s’amuser… enfin, quand on en a suffisamment de côté.
L’esclave : Oui, mais toi, ton emploi ne te plaît pas tant que ça, de ce que j’ai compris…
Le salarié : Ce n’est pas l’important.
L’esclave : Bah si, quand même. Mine de rien, tu y passes une grande partie de ton temps et c’est même ce qui te définit le plus. Si tu n’aimes pas ton travail, tu peux en changer, non ?
Le salarié : Tu rigoles ? Perdre mon boulot ? Mais ce serait la fin du monde, au contraire ! Plus de droits, plus de loisirs, plus de toit, plus de bouffe, surtout ! C’est avec mon salaire que je me paye ce que je mange chaque jour ici. Je ne peux pas partir, même si mon Patron me mène la vie dure.
L’esclave : Mais, pourquoi ?
Le salarié : Eh bien, parce que si je pars… Je ne peux plus retrouver de boulot. Avec tous les chômeurs qui n’attendent que le moment où une place se libère, quand tu en as une, tu y tiens, je te le dis !
L’esclave : Attends, donc ça veut dire que… Ton Patron peut faire de toi tout ce qu’il veut, en gros ?
Le salarié : Non, pas tout ce qu’il veut. Il y a les droits de l’homme, le code du travail et l’éthique, quand même. Mais si un employé ne le satisfait pas, il peut le remplacer du jour au lendemain. De toute façon, les candidats, ce n’est pas ça qui manque : ils sont même prêts à traverser le pays pour offrir leurs services !
L’esclave : Parce qu’en plus, c’est vous qui allez leur demander de travailler pour eux ?
Le salarié : Ben oui, ils ne vont pas venir faire du porte-à-porte pour proposer du travail : on est des millions. C’est nous qui devons venir avec le CV et la lettre de motivation pour dire pourquoi on veut travailler.
L’esclave : Pour avoir de quoi se payer un toit et de quoi manger, donc.
Le salarié : Non, jamais ! Apporter ta force de travail et ta motivation à l’entreprise. Si tu dis que tu viens pour le fric, même si c’est vrai pour tout le monde, tu ne seras jamais embauché.
L’esclave : Ce n’est pas logique, ça…
Le salarié : C’est comme ça.
L’esclave : Bah alors, je ne sais pas… Vous pouvez vous révolter, non ? Nous, c’est comme ça qu’on a réussi à faire abolir l’esclavage : on s’est soulevés plusieurs fois et à force de montrer notre condition au monde entier, les esclavagistes ont fini par plier. Enfin, ça n’empêche pas l’esclavage d’être encore pratiqué dans certains pays…
Le salarié : Comment ça, « se révolter » ?
L’esclave : Je n’en sais rien… Arrêter de travailler, par exemple ?
Le salarié : Faire grève, tu veux dire ? Jamais de la vie ! En faisant ça, tu perds une partie de ton salaire alors que ça suffit à peine à bouffer et dormir dans un lit et en plus, selon d’humeur du Patron, ça te fait perdre ton emploi. Et ça, en ce moment, c’est inenvisageable.
L’esclave : Je ne vois pas pourquoi… Je n’ai jamais été aussi heureux et bien vu socialement que depuis que je ne suis plus esclave. Je suis même en train de monter un projet professionnel. J’ai un ami, d’ailleurs, qui a été affranchi par son Maître il n’y a pas longtemps et a été autorisé à retourner chez lui. Tout le monde a fêté ça. Pour lui, c’est le début d’une nouvelle vie, le début de la liberté ! Il va enfin pouvoir jouir de ses droits ! Ça m’émeut, rien que d’en parler…
Le salarié : Je t’explique : perdre un emploi, c’est perdre un statut social, des droits, une autonomie. Quand tu es au chômage, tu es vu comme un parasite qui vit aux crochets de la société, et c’est pire si tu vis chez tes parents. Ça revient à du suicide social car tout le monde te pointe du doigt. Le chômage, c’est une grande cause de dépression et de suicide. Quand tu perds ton travail, tu perds ta vie ! Et je t’épargne le cauchemar que tu vis quand tu as une famille à nourrir… Et il n’y a personne pour te venir en aide, bien évidemment, entre ceux qui n’ont pas les moyens et ceux qui te laissent dans ton pétrin car « tu n’avais qu’à bien travailler à l’école », sans mentionner ceux pour qui tu ne fais pas assez d’efforts. Donc, tu cherches un emploi, tu fais ton travail sans rien dire, tu écoutes et fais ce qu’on te dit, aux heures qui te sont imposées, et puis c’est tout. Et si tu n’es pas content, c’est pareil. Sinon, au revoir, laisse ta place à des gens plus motivés qui ont envie de travailler pour gagner leur vie. Et 5 000 000 de personnes pour 600 000 offres d’emploi au total, je peux te dire que, statistiquement, ça fait du monde qui tape à la porte. Toi, si tu veux crever, c’est ton problème. Tu peux partir, on en paiera un autre à ta place. D’ailleurs… Il regarde sa montre. Tu m’excuseras, mais je vais bientôt devoir y aller, moi.
L’esclave : Quoi, tu y retournes, en plus ?
Le salarié : Bah oui ! Une heure non travaillée, c’est une heure non payée ! C’est pour ça qu’on ne fait pas grève !
L’esclave : Et le marronnage ? Tu y as pensé ?
Le salarié : « Le marronnage » ?
L’esclave : Oui, pardon, la fuite… J’ai encore des restes de ma vie d’esclave. Pourquoi tu ne fuis tout simplement pas l’entreprise ?
Le salarié : Parce que… Je te l’ai déjà dit : soit tu obéis, soit tu es viré. Si je m’enfuis, personne ne me retiendra, mais personne ne m’hébergera chez lui non plus. Tout seul dans la galère. On ne cherchera pas à me nuire, mais je serai un poids pour la société à qui on demandera, plus ou moins gentiment, de retourner travailler pour être utile à la collectivité.
L’esclave : Ah, la collectivité, donc… Au moins, ce n’est pas pour le Patron, comme chez nous, les esclaves.
Le salarié : Non... enfin si, un peu quand même. Mon Patron me paye, alors je dois faire le travail qu’il me demande. Comme ça, son entreprise marche bien, l’argent rentre et ça pérennise l’économie et l’emploi.
L’esclave : Ah, et donc vos salaires augmentent, c’est ça ? J’ai compris ! C’est bien, en fait !
Le salarié : Non, on reste au salaire minimum, il faut rester sérieux, quand même. On est de simples ouvriers, après tout, ce n’est pas le sommet de l’échelle.
L’esclave : Ah… Mais vous n’êtes pas fouettés, au moins ?
Le salarié : Non ! Je t’ai dit : les droits de l’homme ! On a un salaire pour vivre, c’est suffisant.
L’esclave : Oui, je comprends… Vous n’êtes pas fouettés en punition, mais vous êtes payés en récompense, même si le boulot ne vous convient pas…
Le salarié, en partant : Bon, tu m’excuseras, je dois y retourner… Sinon, le Patron va être furieux ! À raison, après tout : c’est la fin de ma pause ! À plus tard !
L’esclave, seul : Ah, parce qu’en plus, c’est le Patron qui a raison…
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