Festin de Noël

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L’homme planta nonchalamment les piques de sa fourchette vers le dernier marron qui traînait dans son assiette. Les dents s’enfoncèrent sans résistance dans la chair tendre et brune. Le marron dégorgea de sauce luisante. Il racla le fond de sa gamelle avec le fruit confit afin de récolter le plus possible de cet épais nectar salé, puis le porta lentement à sa bouche. Il l’enfourna dans les abysses de sa mâchoire alors même qu’il n’avait pas fini de mastiquer la bouchée précédente. Il n’avait déjà plus d’appétit, mais il se força pour faire bonne figure. La dernière bouchée descendit lentement le long de son gosier. Il aurait été incapable d’en avaler une de plus. Il déglutit avec difficulté, mais il goba le tout. Il posa délicatement son couteau et sa fourchette en croix dans son assiette. C’était de la porcelaine de Limoges, fine et blanche, simplement décorée d’un liseré fleuri et doré sur le pourtour. Il en avait possédé des semblables. Ils avaient acheté ce service, sa femme et lui, une bonne quinzaine d’années plus tôt sur le parking d’un supermarché. Il suffisait qu’il ferme les yeux quelques secondes pour se remémorer cet instant. Leurs initiales entrelacées étaient gravées au dos, il pouvait se les imaginer dans les moindres détails. Ils formaient alors un jeune couple insouciant, désireux de s’installer, de fonder une famille et de jouir d’une vie paisible. Rien de bien original, en somme. L’homme secoua la tête comme pour chasser ses souvenirs amers et s’effondra au fond de son fauteuil, l’estomac lourd. Il détacha un cran de sa ceinture pour gagner un peu d’aise. Il tendit le bras pour attraper son verre et le finit d’une traite. Il eut soudain envie d’allumer une cigarette, mais il n’en avait pas vu une depuis des mois. Il n’avait jamais prévu d’arrêter, et le voici devenu abstinent par les circonstances. Il ne s’était pas aussi bien restauré depuis longtemps. Il faut dire que depuis le début de la crise les temps sont durs et qu’il n’avait pas le plaisir de se repaître de viande à tous les repas. À vrai dire, cela faisait des semaines qu’il n’avait pas mangé à sa faim.

En face de lui, deux autres couverts étaient dressés sur la petite table de camping recouverte pour l’occasion d’un drap en guise de nappe. Les enfants n’avaient pas fini leurs assiettes. Ils avaient demandé l’autorisation de se lever de table quelques minutes plus tôt, et il leur avait accordé de bonne grâce. Il était d’ordinaire assez strict, pour leur bien se disait-il. Les temps étaient difficiles, et seuls les caractères les plus trempés s’en sortiraient. Mais pour ce soir, il fit une exception. Après tout, ce n’était pas tous les jours Noël. Les enfants avaient l’air heureux. Ils se couraient après et se querellaient. Deux têtes blondes aux yeux clairs. Tristan, le plus âgé, avait neuf ans. Une écorchure en cours de cicatrisation sur l’arcade sourcilière lui donnait un air dur, mais il était en réalité plutôt calme et réfléchi. Barnabé était presque aussi grand que son frère, bien que de deux ans son cadet. Son visage d’ange cachait un esprit malin et calculateur. Il faisait régulièrement tourner son aîné en bourrique. Ils étaient tous les deux habillés d'une salopette bleue en jeans. Un des derniers souvenirs de leur mère. Ils jouaient au loup avec insouciance. Ils devaient s’attraper l’un l’autre, tour à tour. Le loup était celui qui portait le bonnet rouge à pompon blanc. Bien trop grand pour eux, il tombait régulièrement sur leurs yeux. Ils couraient dans tous les sens autour de la cheminée, bousculant sans vergogne le maigre mobilier de l’abri. Ils retrouvaient un peu de leur innocence perdue.

Cela faisait longtemps que leur père ne les avait pas vus si joyeux. Ils avaient attendu ce jour avec impatience et ils comptaient les nuits qui les séparaient de celle de Noël. Quand leur père leur parlait du père Noël et du banquet qu’ils feraient pour les fêtes, ils avaient des étoiles dans les yeux. De les voir jouer comme ça, c’est lui qui avait des larmes aux yeux à présent. Il se massa machinalement le haut du nez pour retrouver un peu de contenance et écrasa l’écoulement lacrymal sur sa joue avec le revers de sa main droite. Les enfants ne devaient pas le voir ainsi. Il devait se montrer fort pour eux.

Son attention revint rapidement sur les plats posés gauchement sur la table, vestiges d’un repas gargantuesque. Très certainement du gâchis, mais il ne regrettait rien. Heureusement, il n’avait prévu ni fromage ni de dessert. En réalité, il n’en avait pas trouvé. Il avait bien déniché une vieille boîte d’ananas en rondelles, mais elle avait été malheureusement percée et son précieux contenu avait depuis longtemps pourri et dégageait une odeur pestilentielle. L’ensemble du repas avait d’ailleurs été une vraie gageure à préparer. Le manque de matériel et les conditions spartiates étaient le moindre des soucis. Le plus gros défi concernait surtout les provisions. Déjà qu’en temps normal, leur principale préoccupation de la journée était de trouver ce qu’ils allaient manger le lendemain, la tâche devint encore plus ardue lorsqu’il s’agit d’organiser un festin de Noël. En réalité, toute cette histoire commença le jour où Barnabé dénicha cette boîte de marrons confits. Il accourut, tout excité, vers son père en agitant la conserve au-dessus de lui comme un coureur brandit un trophée. Barnabé fit promettre à son père de la garder pour célébrer les fêtes. Depuis, chaque fois qu’ils trouvaient quelque chose pouvant agrémenter le repas ou décorer la table, ils le ramassaient et le conservaient. Le matin même, ils cueillirent quelques herbes fraîches comestibles qu’ils avaient appris à reconnaître. Cela ferait office d’entrée, une fois assaisonnées avec quelques bulbes et racines. Ils puisèrent de l’eau à la rivière et ramassèrent un boisseau de branches mortes pour le feu. Le plus complexe ce fut la confection des pièges pour la viande. En effet, leur gibier était d’un genre particulier. Particulièrement malin et, par là-même, compliqué à attraper. Il fallut tout d’abord trouver un bon appât. L’idéal aurait été un verre de lait et quelques biscuits, l’animal aimant les douceurs. À défaut, quelques morceaux de chocolat rassis feraient l’affaire. Les enfants s’investirent à leur tour dans la réalisation des pièges, proposant tour à tour des solutions saugrenues ou cruelles. Il fallait qu’ils soient discrets et fatals. L’objectif était de tuer sur le coup. Ils n’avaient pas beaucoup de temps pour l’attraper et il ne fallait pas le manquer. Ils n’auraient qu’une seule occasion. S’ils ne la saisissaient pas, ils devraient attendre l’année prochaine. Mais le jeu en valait la chandelle. Une viande bien charnue, très certainement parfumée, grasse à souhait et en abondance ! Il fallait l’attraper dans la cheminée, pendant sa descente, c’était le seul moyen. Ils installèrent méticuleusement leurs pieux, filets et collets. À minuit passé de quelques secondes, ils entendirent les pièges se déclencher et un râle d’agonie monter dans le conduit de cheminée. La suite ne fut que futilité : découpage, assaisonnement et cuisson à la broche. Les enfants s’emparèrent du bonnet en guise de scalp.

Ses yeux se posèrent à nouveau sur les restes abandonnés par les enfants. Quelques dés de viande saignante et bien juteux semblaient se morfondre. Il se leva avec difficulté, s’arma de sa fourchette et piqua les derniers morceaux restants sous forme de brochette. Il huma une ultime fois ce doux parfum de viande grillée et se délecta de la viande froide. C’est alors qu’il remarqua que ses enfants avaient cessé de jouer depuis un moment. Ils le dévisageaient avec un étrange regard…

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