La guerre des mots
Assis, là, au milieu de nulle part, ce nulle part où ma vie commence et s'achève, je vous affirme que je suis mort. Mort depuis longtemps déjà. Mort dès l'instant où j'ai retiré la vie d'un homme pour la première fois. Ma main tremblait, ce jour-là, et mes nerfs m'ont lâché. Alors on m'a donné à boire, et j'ai recommencé.
Pourtant, ce n'est pas ça le pire. Ni même les cadavres amoncelés. Non. Il n'y a pas pire que la faim.
Pas pire que l'odeur.
Pas pire que les blessés et leurs hurlements de douleur.
Malgré tout, nous ne pleurons pas. Nous le pourrions, personne ne s'en apercevrait, la pluie chasserait toute larme discrète. Peut-être devrions nous nous abandonner à cette idée, l'embrasser, la toucher du doigt et alors, peut-être, redeviendrions nous humains, juste un instant.
Tous, nous attendons depuis longtemps que la mort nous emporte, qu'elle nous étreigne. Pourtant nous sommes déjà loin, pauvres coquilles vides d'espoir, emplies de désillusion.
Je n'ai rien choisi, c'est ce qui est peut-être le plus drôle. Ni mon uniforme, ni mon arme, ni les hommes tombés sous mes balles, ni la cause pour laquelle je me bats. Rien.
Le froid glace mes membres engourdis, mes mains peinent à soutenir le stylo dont la plume perce régulièrement le papier.
Mornes, les aubes ressemblent aux crépuscules qui accompagnent les nuits glacées trop semblables aux sombres journées. Le ciel, toujours gris. La boue, toujours noire. Les arbres, toujours nus. Un horizon triste, désolé, brisé.
Je me surprends pourtant parfois à observer la terrible beauté de ce paysage dévasté et la déchirante tragédie dépeinte au creux de la boue, laissée à l'abandon sur ces champs ravagés. C'est amusant, ironique surtout. Mais plus rien ne semble avoir d'importance aux portes de la mort.
En songeant à l'absurdité de la situation, là, figé entre l'espace et le temps comme si la terre s'était arrêtée de tourner, je me rends compte que j'aurais pu être tout. N'importe quoi. Petit, déjà, je rêvais de voyages, d'aventures. De peindre et d'écrire à la manière des grands qui avaient refait le monde, et ne cessent de le refaire encore et encore aujourd'hui. Mes rêves auraient pu se réaliser. Mais, ici, mes pinceaux emplissent de rouge les contours d'un tableau sanguinolent. Mes vers sont courts et brefs, mais leur impact n'a d'égal que les sifflements terrifiants qui chutent du ciel. Et c'est comme ça qu'ils gagnent pendant que nous mourrons.
J'aurais aimé parcourir le monde, à bord d'un petit voilier. Et être père de famille un jour, qui sait ? Je me souviens des doux traits d'une fiancée issue d'une autre vie, celle que j'avais avant celle-ci. Belle, rieuse et rêveuse. Un peu comme moi. Elle voulait être comédienne, celles qui ont les grands rôles. Celles qui montent sur scène et éblouissent une salle d'un seul regard, d'un seul sourire.
Par contre, je n'aurais pas aimé être bureaucrate. Ces hommes sérieux, au regard vide. Eux aussi, ils meurent rapidement, ensevelis sous la routine, perdus dans les chiffres et les papiers. Moi, ce que je voulais, c'était vivre.
Vivre.
S'il m'était permis de hurler ce mot, je le ferais volontiers, face à la terre entière, dans les oreilles de chaque âme peuplant cette planète.
Et pourtant je n'ai pas pu vivre. N'en ai pas eu le temps. A vingt-cinq ans, à peine,qu'a-t-on accomplis ? Qu'a-t-on fait à part rêver, rêver encore du temps où nous serons vieux, faibles, mais sages et heureux en regardant en arrière ? Je ne voulais laisser aucun regret dans mon sillage, seulement des sourires, une œuvre petite ou grande cela importait peu.
Il est malheureusement trop tard pour ça. Trop tard pour moi. Pour nous tous, chair à canon dénaturée. A présent, je peux seulement lever les yeux vers le ciel gris, toujours gris, et prier en direction d'un Dieu invisible, absent. Moi, je n'y crois plus, mais que faire d'autre face à la brume, face à la fin lorsqu'une seule question réside dans nos esprits communs. Pourquoi ? Nous portons à bout de bras les fusils de toute une nation, au nom de cette nation. Pourquoi ? Je ne suis pas en guerre. Pourtant, je fais la guerre.
Pourquoi ? A cela, pas de réponse, seulement des regrets. La terreur. Le cauchemar qui ne prendra jamais fin.
Ou se faire tuer arme en mains, ou se faire fusiller, lâches que nous sommes sur un champ de bataille.
Alors vous me demandez, à moi, ce que j'aurais voulu être. Je vous réponds que j'aurais voulu être en vie. Oui, vivre. Vivre assez longtemps pour connaître chaque continent. Assez longtemps pour peindre, pour écrire, pour avoir des enfants. Assez longtemps pour me marier, accomplir mes rêves.
A vous qui lisez ces dernières phrases : battez-vous, bien sûr, mais seulement pour ces guerres qui ne peuvent se gagner qu'avec des mots.
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