Le Deal

6 minutes de lecture

Je frôle des doigts de ma main entravée, les soixante-trois traits incrustés dans la paroi murale de ma prison. Déjà neuf semaines. Alors, je recompte à voix haute ces jours écoulés. Pour m'entendre parler et pour ne pas devenir dingue.

*

Quelqu'un vient de toucher le verrou de ma caverne d'acier.

L'espace d'un instant, je visualise un taureau en colère, privé depuis trop longtemps de la lumière du jour et que l'on va libérer dans l'arène où des voix résonnent. Les mots et la guitare de Francis Cabrel tournent dans ma tête comme un mantra.

Est-ce que ce monde est sérieux ?

Mes chaînes se détachent.

On m'extirpe aveugle de mon antre.

Deux gardiens costauds me soutiennent et surtout m'écrasent les côtes en cheminant dans un couloir étroit. Mes pieds touchent à peine le sol. Et pour cause. Je serai bien incapable de marcher.

On m'assoit dans un fauteuil qui ressemble à celui d'un barbier et des sangles viennent me serrer le corps et les membres. Des lunettes recouvrent la totalité de mes yeux comme celles d'un nageur. Le monde qui m'entoure m'apparaît de couleur orange et des individus circulent autour de moi, flous et déformés. Impossible de lire un visage, de distinguer la voix d'un homme ou d'une femme. Impossible de lire les lettres d'une décoration vintage qui apparaissent dans un néon au-dessus d'un miroir.

*

Personne ne parle.

Chacun s'active et seuls les bruits des accessoires et des déplacements me parviennent. Je reconnais une tondeuse qui bourdonne et ma tête que l'on agite en tous sens pour entamer mes cheveux. Puis, soudain la lame froide d'un coupe-chou attaque le poil de l'une de mes joues.

Cinq minutes.

Me voilà à présent nu comme un ver dans une cabine en forme de gélule.

Une bruine puissante envahit tout l'espace. Il me semble revivre, sous la chaleur relative de l'eau bienfaisante. De la mousse dégouline le long de mon corps et se glisse dans mes parties intimes. J'en profite pour me frotter, comme pour enlever la crasse et la puanteur accumulées dans ma geôle malgré les immersions régulières.

Un harnais me maintient en suspension.

Je commence tout juste à ressentir des sensations, des fourmillements dans mes pieds et mes jambes.

Un autre refrain me parvient aux oreilles.

Sí, sí hombre, hombre
Baila, baila
Hay que bailar de nuevo

*

Je marche à présent dans ce qui ressemble à un grand réservoir à ciel ouvert. J'ai toujours les lunettes sur les yeux mais je ne peux m'en défaire. Elles semblent cerclées autour de mon crâne. Au sol des lumières clignotent et tracent un cheminement que je dois suivre. Si je m'écarte, ne serait-ce que d'un pas de travers, une alarme stridente rugit dans mes oreilles. Dans l'instant, je corrige mon déplacement pour faire taire cette sirène insupportable.

Mes oreilles sont enfermées dans un casque audio. Dans le ciel, je distingue des volatiles qui glissent en silence. Tel un automate, quelqu'un me parle en égrenant les minutes.

  • Matricule 10807. Vous disposez encore de trois minutes de liberté.

Il me semble entrevoir d'autres individus qui cheminent comme des automates autour de moi. Une porte s'ouvre dans l'un des murs et chacun, tour à tour, disparaît dans le noir de geai d'un passage secret, sans doute pour retourner en cellule.

Je me rends compte que mon déplacement imposé me rapproche à présent de l'une d'elle.

En suivant les signaux clignotants, je me retrouve à l'intérieur d'un ascenseur. Puis après un départ puis un arrêt dans un chuintement pneumatique presque agréable, je poursuis le long d'un corridor vers un espace lumineux.

Mes lunettes m'offrent dès lors un monde de couleur bleue.

*

  • Matricule 10807. Asseyez-vous !

Devant moi, un plot en forme de tabouret semble sortir du sol.

Je fléchis sur mes jambes avec difficultés tout en grimaçant de douleurs. Mes fesses à travers ma combinaison entrent en contact avec le métal froid et lisse. Mes orteils jouent une partition invisible sur la moquette rase. Avec nervosité, je noue et dénoue mes mains, puis je me masse le bas des reins. Je remarque alors que le matricule annoncé correspond au numéro tatoué sur l'un de mes avant-bras.

Un grésillement parvient à mon cerveau et devance les premières paroles de l'individu qui m'observe impassible.

  • Je me présente. Directeur Zeta. Je dirige cet établissement pénitencier, ultra-moderne. Vous êtes ici depuis neuf semaines.

L'homme vêtu dans une sorte de complet strict et impeccable me dévisage. Seule marque esthétique ou de coquetterie, un mouchoir en soie très colorée orne la poche de poitrine de sa veste. En réalité, je distingue plus que je ne vois vraiment cet individu qui semble imbu de son pouvoir et de sa position.

Assis dans un fauteuil très design, il me fait pourtant l'effet du site touristique du Mont Saint-Michel, perdu tout au bout de son embouchure ensablée. Devant lui, des lignes de fractures en magnifiques marbrures dessinent des rivières et des prairies incluses dans l'épaisseur de verre de l'immense bureau qui le devance.

*

Aucun assistant ou secrétaire.

Partout des écrans semblent flotter dans les airs, renvoyant des vidéos en direct du système de surveillance, en provenance, semble-t-il, de tout cet univers carcéral. Pas de linéaires d'ouvrages de droit, ni de grands auteurs. Pas de fleurs, de photos de famille ou du Président de notre nation.

Je vois qu'il s'apprête à me parler à nouveau, tout en finissant de parapher des textes ou de signer des décisions qu'il déplace d'un geste fluide pour les classer dans son espace numérique.

Un robot à forme humanoïde s'approche de moi dans une démarche à la fois frénétique et féline. Il ou elle me présente un document sur une tablette. Alors la couleur de mes lunettes change et je peux distinguer le texte qu'il m'invite à lire.

  • Matricule 10807. Je vous demande de parcourir le document à présent sous vos yeux. Sachez qu'il n'est pas négociable. Soit vous en acceptez les termes sans pouvoir changer une ligne, soit vous retournez dans vos locaux avec des conditions de détentions qui devraient très vite devenir insoutenables.

Avec effroi, je regarde les mots qui prennent forme. Parfois les phrases se troublent par les larmes et la sueur qui envahissent mes yeux devant la tension qui m'étreint davantage à chaque seconde.

*

M. Jérôme Godefroye

Expert-comptable de la société Corporate of investment in Humanity.

Par la présente, vous vous engagez à donner aux administrations judiciaires compétentes en liaison avec l'agence Tracfin :

  • la liste de toutes les sociétés écrans,
  • le nom et les coordonnées des dirigeants,
  • les modes opératoires de blanchiment d'argent et les paradis fiscaux dans lesquels sont déposés la plus grande partie des avoirs de Corporate of investment in Humanity.

Je vous invite à désigner, par leur nom et fonction, les membres de votre conseil d'administration et les cadres dirigeants de votre entreprise qui contribuent, de près ou de loin, à la logistique de ces réseaux occultes.

En échange, nous vous assurons une immunité totale pour vous, votre femme et vos deux enfants. Vous serez inscrit dans un programme de protection de témoins. À terme, vous bénéficierez d'une nouvelle identité et vous pourrez refaire votre vie dans un lieu tenu secret.

Signature électronique

*

Le directeur reprend alors la parole.

  • Réfléchissez bien et saississez cette opportunité. Vous n'êtes pas la seule personne sur qui nous pouvons faire pression.

Il marque une pause subtile et me dévisage, quelque peu cynique.

Puis il reprend sur le même ton en lisant dans mon regard une forme d'abattement.

  • En conséquence, je vous invite à fixer du regard, l'intelligence artificielle ici présente, de façon à ce que cette dernière enregistre votre empreinte rétinienne en guise de signature et d'assentiment.

Je comprends, sans pouvoir l'exprimer de vive voix, qu'il s'agit pour moi et pour ma famille de la seule alternative viable. Et surtout la possibilité de me mettre à l'abri d'une exécution sommaire par des sicaires mandatés par mon ancienne entreprise.

Je pourrais bien sûr garder le silence et choisir de moisir dans une cellule glacée. Mais sans doute que je sombrerai dans la folie et la démence d'ici quelques semaines. Et je ne reverrai jamais les miens.

*

Alors je me décide à écrire sur la tablette, à l'aide d'un stylet présenté par l'IA.

Depuis le réseau embrumé et surchauffé de mes neurones, une multitude d'informations afflue et se déverse sur la surface tactile de l'écran avec une facilité déconcertante.

Au fur et à mesure, l'impression de soulager ma conscience me libère d'un poids immense.

Mais dois-je leur dévoiler ce que j'ai mis de côté ?

=O=

Dédicace musicale

  • " La corrida " - Francis Cabrel

youtu.be/7Q6S19Vvh6s?si=S0R3mchOG_U_iGVw

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