Chapitre 11
Après s’être rassurés l’un et l’autre sur leurs attitudes passées et leurs intentions futures, Maxine et Loïc montèrent à l’appartement et ne se quittèrent plus une minute de toute la nuit. Ils avaient l’impression qu’ainsi le désordre de la vie qui était pourtant dû en grande partie à leurs propres façons d’agir, s’immiscerait moins aisément entre eux. Et comme pour exorciser tout cela, ils firent l’amour encore et encore jusqu’à n’en plus pouvoir. Aux premières lueurs du jour, exténués mais certains qu’en ayant survécu à cette nuit un peu spéciale, plus rien ne pourrait jamais leur arriver, ils sombrèrent ensemble dans un profond sommeil, fusionnés l’un à l’autre, imprégnés de leurs fluides, baignés dans leurs moiteurs mais heureux de l’être.
Loin de les avoir refroidis, il sembla que ce rodéo affectif eut l’exact effet inverse. Ils avaient déjà, depuis le premier soir, résolu de foncer tête baissée dans cette magie de leur relation où le moindre grain de sable était balayé d’un revers de main. Mais, cette épreuve du feu dépassée, leur détermination n’en sortit que renforcée. Pour autant, aucun d’entre eux ne se préoccupa de mettre un objectif de remédiation sur ce qui avait fissuré et par un étrange retournement de situation conforté leur entente. Insoutenable légèreté de leurs êtres ou indéfectible croyance dans le fait qu’aux mêmes causes répondraient les mêmes effets, toujours est-il que le statuquo fut de mise et non remis en cause que ce soit à court ou moyen terme.
Cela dit, même si cela n’intéressait guère Loïc, Maxine se résolut tout de même à parler un peu plus de sa situation avec Orson, celui dont Loïc ne savait s’il devait le qualifier d’ex ou de rival. Dans la bouche de Maxine, l’état de leur relation était tout aussi flou. Au pire, elle l’appelait par son prénom, au mieux, voyant son partenaire tiquer à chaque évocation de ce nom, elle préférait l’appeler « l’autre ».
C’était a priori, ce que Loïc identifiait comme un « bon gars ». Il n’y avait rien de péjoratif dans ce qualificatif mais c’était une manière pour lui de désigner un mec qui remplissait toutes les cases du bon parti. Au final, assez lisse et sans aspérité, c’était le gars avec qui, fichu d’une maison, trois gosses et un chien, à quarante berges passées, vous vous taperiez le barbecue dans le jardin, une bière dans chaque main, à fantasmer sur la dernière minette de vingt ans, fraîchement débarquée, pour éviter de pleurer sur le désert sexuel depuis que « Bébé » avait mis au monde le dernier. La caricature était peut-être grossière mais elle n’en décrivait pas moins qu’une réalité froide et factuelle. Loïc était cerné par des dizaines d’Orson à son boulot, et avait à diverses occasions été invité à ces fêtes un peu étranges où chacun tentait d’impressionner l’autre avec sa propre définition du bonheur. Loïc ne comprenait pas ces envies. Pour lui, le fait d’être heureux ne reposait sur aucun élément tangible. C’était une perception. Avant de rencontrer Maxine, il était même convaincu que le bonheur était une perception toujours passée, car l’instant présent ne permettait pas de juger. Mais s’il était revenu sur cette impossibilité, il gardait sa définition. La matérialité ne l’avait jamais attiré. Elle était pour lui ce qui représentait les choses les plus ternes et les plus tristes au monde. Se dire que les gens pouvaient être fiers de posséder alors que sur le fond, ils n’étaient rien et à l’échelle de l’Histoire, de passage pour un temps plus court qu’un battement de cil, l’attitude qui consistait à réclamer les choses comme étant les siennes, le navrait autant qu’elle le dépassait.
Loïc s’interrogea longuement sur ce qui pouvait bien avoir attiré Maxine chez ce gars mais bien entendu, il lui manquait des pans entiers de l’histoire. Et comme il n’avait absolument pas envie de prolonger toujours et encore les discussions à ce sujet, Loïc se résolut à mettre un mouchoir sur la question.
*
Était-ce pour faire oublier l’épisode, ou bien l’avait-elle prévu de longue date, toujours était-il que Maxine proposa qu’ils se fassent un week-end, rien que tous les deux, en profitant du pont faisable avec le prochain jour férié. Pour la forme, Loïc prévint qu’il fallait qu’il obtienne l’accord de son chef avant de confirmer, mais dans la réalité, il avait décidé de refuser tout compromis sur le sujet qui aurait pu avoir une incidence négative sur ce week-end. De son côté, Maxine avait ferraillé dur pour obtenir des inversions de planning et de rattrapages horaires et ainsi se libérer durant quatre longs jours de toute contrainte de boulot. Pour Oust, il fallait négocier avec sa mère pour en réalité continuer à lui faire avaler la pilule de la garde plutôt fréquente et prolongée de l’animal. Ce fut à cette occasion, alors qu’elle n’avait pas prévenu Loïc, que celui-ci se retrouva en route pour sa première rencontre avec ce qu’il pouvait tenter d’appeler « belle-maman » mais qu’il préféra laisser sous le vocable de « ta mère », ce qui lui faisait moins bizarre. Il ignorait complètement ce que savait cette femme au sujet de leur situation. Et quand il lui posa la question, Maxine le regarda avec l’air étonné :
« Bien sûr qu’elle sait qui tu es. Tu crois que ma mère va me laisser partir dans la nature sans savoir où je traîne les pieds ? Surtout quand tu sais que Papa l’a laissée tomber. Tu te rappelles ? »
Loïc se rappelait surtout qu’il connaissait l’histoire sans avoir réfléchi aux implications qui devenaient sur le moment, évidentes. Sûr que cette mère n’allait pas l’accueillir à bras ouverts, compte-tenu de la manière dont son homme l’avait traitée. En tout cas, c’était tout ce qu’il pouvait imaginer, même si, il en était conscient, ce n’était pas nécessairement la réalité.
« On en profitera pour passer à mon appartement. C’est juste à cinq minutes. Je dois prendre quelques affaires pour les ramener à la maison. »
Loïc ne dit rien mais n’avait pas manqué de remarquer le « à la maison » qui venait de faire sa première banale apparition dans la bouche de Maxine. Le faisait-elle exprès ou bien, les choses lui sortaient-elles ainsi sans calcul, sans réaliser ce que cela pouvait signifier pour lui ?
Maxine ne lui laissa pas le temps de procrastiner puisqu’elle ralentit et mit son clignotant pour tourner dans l’allée d’un pavillon minuscule dont le portail était ouvert. L’habitation devait dater des années soixante-dix et avait des proportions assez inhabituelles. Peut-être y avait-il eu une mode particulière à cette époque ? Il restait qu’il était peu courant de rencontrer des pavillons de si petite surface. On eut dit pratiquement un studio qui aurait muté en maison individuelle. Une femme de quarante-cinquante ans était plantée sur le palier, une cigarette à la main. Même de loin, la ressemblance avec Maxine était assez flagrante. Elle avait dû avoir une beauté semblable à sa fille au même âge mais il était indéniable que l’existence l’avait abîmée. Elle restait certes une belle femme comparativement à beaucoup d’autres, mais on devinait facilement que si la vie lui avait été plus facile dans le passé, elle aurait les traits un peu moins marqués.
Loïc ne savait pas trop comment se présenter alors, descendant du véhicule, il alla se caler dans les pas de Maxine pour lui laisser l’initiative de le présenter. Ce qu’elle fit mais pas immédiatement. Maxine commença à échanger quelques banalités et aborder quelques questions qu’elles avaient dû laisser en suspens lors de leur dernière discussion. Puis enfin, vint le moment où Maxine, sans la moindre transition, fit les présentations.
« C’est donc vous, celui qui m’avez kidnappé ma fille ? »
Loïc hocha la tête et osa une repartie dont il ne savait comment elle allait être reçue.
« Je vous assure cela dit que c’est de son plein gré que j’ai participé à son enlèvement et sa séquestration, mais je ne suis pas sûr de pouvoir en dire autant. »
La mère le regarda avec un sourire en coin.
« Et en plus, il a de l’humour. Ce n’est pas comme ton père, tu vas peut-être pouvoir le garder. »
Maxine lança un regard noir à sa mère mais d’un geste discret, Loïc lui indiqua qu’il n’y avait pas de quoi se formaliser. Il était clair qu’au travers de sa réflexion, on voyait sans aucun fard, l’amertume de la femme qu’on avait abandonnée mais peut-être fallait-il surtout retenir l’utilisation du trait d’humour pour relativiser. Bien entendu, il était difficile pour lui de savoir s’il était pertinent de faire ce genre de distinguo mais toujours était-il qu’il n’y avait aucun mal à voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide.
« Allez, entrez. Je vous ai préparé un bon café. Il en boit, ton petit gars ? »
*
Ce fut assez difficile pour Loïc de comprendre exactement la relation qu’entretenait Maxine avec sa mère. D’évidence, toutes deux étaient proches, mais la teneur exactement de leur rapport tenait d’un savant mélange de nuances de couleurs. Maxine, par exemple, contrariait peu sa mère frontalement et abondait même très souvent dans son sens d’une manière caricaturalement suspecte. Ce qui était d’ailleurs souligné par le fait qu’une ou deux minutes plus tard, Maxine soit capable d’énoncer l’affirmation exactement opposée sans que cela ne provoque de réaction de la part de sa mère. C’était un jeu subtil entre les deux, basé a priori sur l’acceptation d’oppositions de vues nombreuses et assumées comme telles. Pour l’observateur extérieur, cela donnait l’impression d’une relation qui n’avait aucun sens logique au premier abord, et il lui fallait beaucoup de finesse pour entendre que tout cela était nécessaire pour tenir le château de cartes de leurs affections réciproques.
Toujours était-il que ce fut très instructif pour Loïc et finalement indolore voire positif pour sa part, car il eut la sensation de gagner des points de sympathie auprès de la mère de Maxine. D’une manière contrastée, elle semblait assez heureuse de voir sa fille fréquenter un gars du style de Loïc, qu’elle tenait pour quelqu’un extérieur à leur milieu social. Elle le surprit même à plusieurs reprises en faisant des références à « l’autre » en reprenant ainsi, exactement le même vocable que sa fille pour désigner Orson. En revanche, sa position était très ambigüe car elle semblait octroyer à Loïc la position d’amant et non de petit ami officiel, sans que cela ne la choqua outre mesure. Bien au contraire, elle semblait plutôt soulagée par la situation puisqu’elle n’avait qu’une estime très relative vis-à-vis de ce petit ami en question. Cela s’appuyait sur une connaissance plus profonde du personnage et surtout de son cadre familial à lui. Chose qui avait échappé à Loïc mais qui était pourtant évidente s’il y avait réfléchi un peu : la mère de Maxine connaissait les parents d’Orson et cela depuis longtemps. Quasiment depuis la maternelle ou la primaire selon les déductions que Loïc put faire. Le tableau prenait donc une perspective différente en prenant en compte ces éléments. La montagne de choses qu’il y avait à détricoter pour garder Maxine dans son giron, était beaucoup moins simpliste que l’approche assumée qu’en avait sa fille, en apparence en tout cas.
Maxine de son côté ne cachait pas qu’elle était enchantée de la manière dont sa mère et son compagnon échangèrent. Gommant les nuances d’approche de ceux-ci, elle dessinait comme à son habitude, un monde beaucoup plus manichéen finalement plus simple à vivre pour elle. Elle pouvait ainsi se tracer une route à elle tout en maintenant vivantes toutes les contradictions de la réalité. Elle faisait ça depuis qu’elle était née afin d’appartenir à un monde d’adultes entretenu par sa mère qui n’avait jamais fait l’effort de le lui simplifier. Le ressentiment maternel sur la vie y avait sûrement une bonne part de responsabilité.
« Bon on décolle. C’est bon pour Oust ? T’as les clés de la maison de toute manière et s’il y a un pépin, tu n’as qu’à m’appeler.
— Et tu feras quoi en étant à plus de quatre cents kilomètres d’ici ?
— Je ne sais pas mais je trouverai. De toute manière, je suis sûre d’une chose : c’est que le monde ne va pas s’écrouler parce que j’ai pris un week-end.
— Je me disais la même chose, la veille du jour où ton père s’est barré. »
Maxine ne prit même pas la peine de répondre. Elle embrassa sa mère et fit signe à Loïc de la suivre alors qu’elle se dirigeait vers la porte d’entrée.
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