12.
C’était sa troisième tasse de café. Abdoulaye pensait que celle-ci ferait son effet, mais au fond de lui, il n’espérait plus grand-chose à ce stade-là. Le café était la seule solution qu’il possédait pour remédier à son irrésistible envie de dormir. Il était debout dans le couloir, attendant que son collègue revienne. Il ne voulait pas entrer dans son bureau, en tout cas pas maintenant. Il fallait mettre au point une stratégie pour faire parler la personne qui attendait assise sur une chaise depuis 4h. Il était bientôt 17h et la secrétaire du dirigeant de la maison de disques Golden Jam attendait qu’on l’interroge à nouveau. Abdoulaye n’était entré que deux fois dans le bureau, faisant mine d’y chercher quelque chose. Ce n’était qu’un prétexte pour l’observer. Elle paraissait sereine et l’avait complètement ignoré ; elle passait le temps en jouant sur son smartphone. Ils ne s’étaient dit que bonjour depuis qu’ils s’étaient revus. Leurs regards s’étaient juste croisés une seule fois, mais il n’arrivait pas à lire l’expression qui s’en dégageait. Etait-elle angoissée, embêtée ou juste ennuyée comme d’habitude ? Il ne pouvait pas le dire.
Abdoulaye venait à peine de terminer le contenu de son gobelet en plastique, qu’il entendait déjà des bruits de pas se rapprochant dans le couloir. Il leva la tête et aperçut Mansour se diriger vers lui, tenant dans l’une de ses mains, une enveloppe. Sans un mot, ils échangèrent le contenu respectif de leurs mains. Abdoulaye saisit l’enveloppe et en lut le contenu. C’étaient des relevés de comptes, ceux de la secrétaire d’Abdou Karim. Mansour expliquait en même temps, la situation à son collègue.
- L’expert-comptable m’a expliqué que ces derniers temps, il y avait des problèmes avec les finances de la maison de disques. Il l’avait déjà fait remarquer à son patron, mais c’était comme s’il faisait la sourde oreille. La situation s’aggravait de plus en plus, car trop d’argent se volatilisait d’un seul coup.
- Alors, qu’est-ce qu’il a fini par faire ?
- Il lui a demandé de masquer toute cette histoire, le temps de régler tout çà.
- Avait-il des soupçons sur Abdou Karim ?
- Pas au début, il pensait qu’il n’avait aucun intérêt à détourner les fonds de sa propre entreprise. Mais quand il a comparé les sommes disparues avec le salaire de Mlle Ndiaye …
- Son salaire ? questionna le jeune enquêteur.
- Simple, en l’espace de 16 mois, Abdou Karim avait changé 5 fois de secrétaire …
Cette information attira l’attention d’Abdoulaye. Tout le monde reconnaissait qu’il avait d’excellents rapports avec le personnel, et il apprenait tout d’un coup que ce dernier avait changé 5 fois d’assistant.
- Elles ont toutes démissionné ?
- Non, elles sont juste parties sans donner d’explications. D’après lui, même si certaines d’entre elles avaient quelques problèmes avec la maîtrise du français, ou bien qu’elles n’étaient pas assez polyvalentes, elles savaient se débrouiller. Malika Ndiaye était la seule qui était parfaite pour ce boulot.
- Et c’est quoi le problème avec le salaire ?
- Elle a reçu énormément de primes ces derniers mois, elle est passée d’un salaire de 700.000 à 1.200.000 francs. Même si cela pouvait s’expliquer par le fait qu’elle le méritait vraiment à cause du travail monstre qu’elle fournissait, ces primes étaient beaucoup trop élevées.
Abdoulaye comprenait enfin quel était le rapport entre le salaire de Malika et le détournement de fonds, il n’y avait plus aucun doute sur le sujet. Tout se rejoignait et les quelques pièces du puzzle qu’il possédait commençaient à faire du sens ensemble.
Beaucoup plus de sens. Tout ce qu’il fallait faire maintenant, c’était d’entrer dans cette pièce qu’était leur bureau, et d’affronter cette femme aussi froide que la glace.
…
La porte s’ouvrit lentement, laissant passer successivement les deux enquêteurs. Ils étaient déterminés à en terminer avec cette histoire. Si c’était elle qui était derrière ce meurtre, si c’était elle qui avait tué son patron, ils allaient le découvrir ce jour-là et faire ce qui devait être fait.
Malika avait continué à les ignorer ; elle était assise devant le bureau de Mansour, et n’avait émis aucun son, si ce n’était un bâillement. Celui-ci prit sa place et croisa les bras, considérant celle qui lui faisait face. Abdoulaye était derrière lui. Une certaine atmosphère régnait dans la pièce ; Mansour ne comprenait pas pourquoi cette Malika Ndiaye réagissait ainsi. Elle n’avait pas levé la tête et restait concentrée sur son téléphone. Généralement, les gens étaient angoissés après avoir passé autant de temps dans les locaux de la Gendarmerie, et redoutaient ce qui pouvait leur arriver entre les quatre murs d’un lieu aussi froid que celui-ci. Mais, pas elle. Le silence entre les enquêteurs et le suspect commençait à s’éterniser.
- Malika, c’est toi qui as tué Abdou Karim Niang.
Ces mots qui sortaient de la bouche d’Abdoulaye, avaient retenti dans toute la pièce. Mansour se retourna vers son collègue d’un air surpris, comme si c’était à lui que l’on annonçait la nouvelle. Ce n’était pas ce qu’ils avaient prévu de faire, ils devaient l’amener par une série de questions, à se dénoncer elle-même. En l’agressant de la sorte, Abdoulaye avait sûrement ruiné toutes leurs chances de la faire parler. Même si en procédant de la sorte, il était encore possible qu’elle prenne peur et qu’elle se dénonce, c’était un risque trop grand. Mansour perçut un soupir venant de sa direction. Elle avait posé son téléphone sur le bureau et daignait enfin regarder ses interlocuteurs.
- Si votre objectif était de me faire perdre mon temps, vous avez réussi, dit-elle sur un ton sec.
Mansour était maintenant obligé de suivre son collègue.
- Nous sommes on ne peut plus sérieux, Mlle Ndiaye, répliqua-t-il rudement, nous commençons à croire que vous êtes impliquée dans la mort de votre patron.
- Et je serais celle qui l’aurait tué ? Bien, avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?
- Tu te crois maligne, Malika, tu te crois peut-être plus intelligente que nous ? Sans le vouloir, tu nous as guidés vers une piste qui menait directement à toi. Voici comment je vois les choses : tu faisais chanter M. Niang, et comme il a décidé de te tenir tête, tu ne l’as pas supporté.
Malika n’avait pas répondu, comme si elle attendait la suite de l’accusation du jeune enquêteur. Elle ne les regardait plus et posait désormais ses yeux ailleurs.
- J’aurais dû être plus attentif à ton apparence, quel idiot j’ai fait. Des vêtements de marque et du parfum hors de prix, tu n’aurais jamais pu t’offrir tout cela avec ton salaire. De plus, toute cette assurance qui se dégage de toi, ça ne te ressemble pas, je te connais trop bien. si tu croyais que je ne l’avais pas remarqué et que tu étais à l’abri de tout soupçon, tu te trompes ! J’imagine que d’habitude, ton salaire s’évanouit dans toutes les dépenses de la « maison familiale ». Entre les factures d’eau et d’électricité, et la contribution pour les repas quotidiens, en plus du loyer à payer, ça doit faire beaucoup, si personne ne t’aide. J’imagine que tu n’arrêtes pas de recevoir des coups de fil de ta mère ou d’un cousin lointain, qui te demandent de l’aide à chaque fin du mois.
- Tu as l’air sûr de ce que tu avances, dit-elle.
- Je n’en sais rien. Peut-être ? Peut-être pas ? avait-il répondu en allant prendre une chaise dans le fond de la salle, mais le fait que depuis tout à l’heure tu ne veuilles pas nous regarder et que tu joues avec tes mains, confirme que tu as des choses à te reprocher.
Elle arrêta de faire tourner ses doigts dans le vide à ce moment-là.
- Tu veux nous faire croire que tu es tranquille et que tu n’as rien à te reprocher, mais nous savons tous que c’est faux. Tu ne faisais pas que jouer sur ton smartphone, n’est-ce pas ? Savais-tu que les gens qui s’occupent de cette manière le font généralement pour réfléchir à ce qu’ils vont dire lors d’un interrogatoire ? Tu préparais un rôle que tu allais nous jouer. Tu es habile pour cela, n’est-ce pas ? Il a dû en faire les frais. Après être arrivée à son service, tu savais qu’il n’était pas comme la presse et les gens le décrivaient. Alors tu as cherché quelque chose qui pouvait te permettre de faire pression sur lui, dans le but d’avoir plus de revenus. Et tu as trouvé. Ensuite, tout ce qui te restait à faire, c’était de le faire chanter !
Il prit l’enveloppe dans laquelle se trouvaient ses relevés de comptes, et la lui tendit.
- Quand tu as commencé à faire pression sur lui, vous vous êtes arrangés pour ne faire aucun mécontent, et toutes les rançons en échange de ton silence allaient dans ton salaire sous forme de plus grosses primes. Mais, quand il a commencé à se rebeller, c’est là où les choses ont commencé à se compliquer et que tu as décidé de le tuer.
Mansour jouait les observateurs. Il constatait que son collègue en savait bien plus sur cette femme qu’il ne voulait le faire croire. Etait-ce vrai ? Faisait-elle semblant depuis le début ? Il avait vu beaucoup de « comédiens » passer devant lui, mais pas de cette envergure. Elle n’avait rien dit depuis le début et ne laissait transparaître aucune émotion. Elle se contenta d’esquisser un sourire, une fois qu’Abdoulaye en eut terminé avec elle.
- Et tu en es arrivé à cette conclusion-là tout seul, détective ? demanda-t-elle sur un ton ironique.
- Ça t’étonne ? Quand on laisse des traces aussi grosses, cela devient un jeu d’enfant.
- Médiocre …, lâcha-t-elle soudain.
Si les mots pouvaient tuer, celui-là les aurait transpercés. Ils ne savaient pas à qui elle s’en était prise, à eux ou à leur travail. Ils étaient restés silencieux quelques instants, avant qu’Abdoulaye ne se remit à parler.
- Pardon, j’ai mal entendu, qu’est-ce que t’as dit ? demanda-t-il sur un ton menaçant.
- C’est lamentable …
- Mlle Ndiaye, ne nous manquez pas de respect, ou vous risqueriez de le regretter, dit Mansour, qui avait décidé de s’impliquer dans la conversation.
- Je suis désolée d’être aussi rude avec vous, mais comment pourrais-je prendre au sérieux deux prétendus enquêteurs qui pensent qu’en me faisant poiroter ici pendant près de 4 heures, et en m’intimidant, ils pourraient me faire avouer quelque chose que je n’ai pas fait ?
- Surveille ton langage, Malika, on dirait que tu ne sais pas à qui tu t’adresses ?
- Tu manques de pratique, détective, c’est pour cela que tes déductions laissent à désirer. Est-ce de l’incompétence ou bien tu ne sais plus comment on fait ?
Elle le fixait, et de son regard, elle le jugeait. Il le sentait. Il y avait quelque chose entre ces deux-là, et ça Mansour l’avait compris. L’ambiance qui empoisonnait l’air de la pièce, elle venait clairement d’eux. Il regarda un instant son collègue, il bouillait de colère et serrait les poings.
- Deux jours sans dormir, je comprends que cela peut nuire à ton travail. Moi qui pensais que ta troisième tasse de café en était la cause et t’avait rendu nerveux, il semblerait que ce soit le fait de ne pas dormir qui explique le fait que tu fasses autant d’erreurs. En as-tu parlé à ta sœur ? Elle pourrait te prescrire un remède. Si tu ne fais rien, elle va commencer à se faire du souci ou pire, elle ne voudra plus que tu t’approches de ses enfants.
Mansour se retourna vers son collègue, mais celui-ci ne bougeait plus, il était comme pétrifié. Etait-ce de la peur ? Non, dans ses yeux, brûlait la rage qui l’embrasait tout entier.
- Comment … ?
- Je sais tout cela, alors que cela fait exactement cinq ans que nous nous sommes séparés et qu’avant cela, nous ne nous sommes jamais adressé la parole, termina-t-elle.
Il n’avait pas répondu.
- Cold reading ou lecture à froid. Ce n’est que la combinaison d’une observation minutieuse avec une déduction véridique. La première partie consiste à observer son environnement et ce qui le compose, et la seconde à en déduire des conclusions à vérifier. Tu étais déjà dans un piteux état quand je suis venue ici, et ton état a empiré aujourd’hui. J’en déduis donc, que cela fait deux jours que tu ne dors pas, puisque la première fois que je t’ai aperçu dans les locaux de Golden Jam, tu étais en meilleure forme. Tes mains tremblent, c’est pour cela que tu refermes les poings. Cela laisse suggérer que tu as consommé un excitant en grande quantité, du café. Quand je suis arrivée, tu avais déjà une tasse de café presque vide entre les mains, puis tu es sorti et tu es revenu 2 heures plus tard avec une autre tasse de café, cette fois-ci pleine, et tu as vidé le contenu de ta poche sur la table : une pièce de 100 francs, une pièce de 200 francs et une autre de 50 francs, pour un total de 350 francs. Sachant que les petites tasses de café sont à 50 francs l’une, et en considérant qu’au départ tu devais disposer de 500 francs, alors tu as dépensé pour 150 francs de café, soit 3 gobelets. Et enfin, la couture sur ta chemise indique qu’elle s’était déchirée et que quelqu’un d’assez habile –surement un médecin- l’a recousue. Sachant que tu n’es pas marié, j’en déduis que cela ne peut-être que le travail d’un de tes parents. En considérant la nature et la forme des taches qui se trouvent sur ton pantalon, on comprend que tu vis avec des enfants d’âges différents. Comme ce ne sont pas les tiens, tu vis avec la famille de ta sœur, qui elle en a. Il est donc plus probable que ce soit elle qui ait recousu ta chemise plutôt qu’une autre personne. Le fait qu’elle y ait pensé montre qu’elle tient beaucoup à toi.
Mansour assistait à un spectacle qu’il ne comprenait pas. Cette femme devait être une sorte de devin ou une surdouée. Abdoulaye lui, ne savait plus comment réagir, il était désarçonné et son collègue l’avait remarqué.
- Tu as dit, essaya-t-il d’articuler, que la deuxième partie consistait à vérifier…
- Je n’en ai pas besoin à ce stade-là, le simple fait que tu me demandes comment j’ai fait pour savoir tout cela, au lieu de me contredire, prouve que j’ai raison. Si vous n’avez pas de preuves sérieuses contre moi ou du moins de vraies questions, puis-je m’en aller ? finit-elle par demander. Tout cela devient embarrassant.
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