Chapitre 12
Bercé par les chants lyrico-tribaux de Lisa Gerrard, complètement relaxé, je me laisse tomber dans les bras de Morphée. Ma dernière mésaventure évanouie, je rêve de mon lit. Droite, centre, gauche, mon cou est si détendu, que le balancement ne me dérange pas. Malheureusement, cela facilite la fuite de mes écouteurs. Une fois ceux-ci échappés de mes oreilles, je suis la proie des bruits extérieurs.
Priiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiit.
Quoi ?
Priiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiit. Priiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiit.
Non, pas ces gosses ! Pas maintenant !
Toujours somnolent, alerté par le sifflement, j’ouvre un œil. Seuls le faible éclairage de la lune et les voyants du tableau de bord me sauvent de l’obscurité totale. Nous sommes à l’arrêt. À l'extérieur, les feux du passage à niveau clignotent et je comprends qu'un train s'approche. Je regarde autour de moi pour constater que tout le monde dort, sauf le chauffeur (heureusement !) et quelqu'un qui s'est assis sur le strapontin pour lui tenir compagnie. Tant mieux. Le sommeil m’appelle, mais je ne peux pas m’empêcher de remarquer le siège vide à côté de moi. Le sol se met à trembler à l'approche du train. Un train interminable, encore. Comme un gosse, je m’amuse à compter les wagons.
Un... Deux... Trois...
...
Quinze... Seize... Treize... Douze... Douze ?!
Brusquement, je me réveille en sursaut. Le train a disparu et nous sommes en mouvement. Ce n'est pas cela qui m'inquiète, mais ce type à côté qui vient de me toucher le nez.
— Oups ! Je n’avais pas l’intention de vous réveiller ! susurre-t-il poliment.
C’est mal barré ! me dis-je. Mais qui est ce type ? ll a une manière de parler tellement prétentieuse. Avant d'en savoir plus, j’allume mon téléphone portable pour mieux le voir. Je suis étonné de pas l'avoir remarqué plus tôt. La cinquantaine, cheveux poivre et sel, une expression d’autosuffisance au visage. Ou plutôt du dégoût, comme s’il était étranger à cet environnement. Me voilà rassuré, en définitive, je n'aurais jamais remarqué ce type.
— Vous ronflez, vous savez ? me lance-t-il en baissant encore plus la voix.
Je suis triplement outré. Non seulement il ose prendre la place de Dorée, me réveille et se permet d’affirmer que je ronfle ! Quel culot ! Devant mes yeux grands ouverts, stupéfiées, il esquisse un léger sourire et ajoute d’une voix doucereuse :
— Ne vous inquiétez pas, je n’allais quand même pas vous tuer ! Je suis médecin, vous savez ? Un praticien très réputé, d’ailleurs ! Vous avez entendu parler de la clinique Sierra, à la capitale ? Je suis le Docteur Carlos Sierra, enchanté. Monsieur ?
Mon étonnement ne l’affecte pas. Peut-être qu’il ne le voit tout simplement pas. Je me redresse, étire mon dos et mes vertèbres, qui craquent. Je prie pour ne pas entendre une nouvelle remarque idiote de mon interlocuteur. Bien réveillé, je balaye des yeux le bus. Ça roupille. D’ailleurs, d’autres ronflent pire que des fauves. Mais je suis le seul malheureux que ce type a choisi d'embêter. J'aperçois qu'à l’avant, il n'y a plus personne assis sur le strapontin avec le chauffeur.
— Monsieur ? répète-t-il.
Hébété, je livre sans me rendre compte la formule apprise par cœur depuis tout petit. Celle que mes parents et grands-parents m’obligeaient à prononcer sous peine d’une remontrance.
— Daniel Riva San Vicente, à votre service, monsieur.
J’ai toujours détesté cette stupide formule de politesse.
— Ah ! Un San Vicente, comme le trésorier du parti d’opposition ?
— Non, pas du tout.
— Bien sûr, bien sûr, ça m’aurait étonné qu’un San Vicente se trouve dans ce genre de transport, non ?
Snob !
Je secoue ma tête, étonné de mon incapacité à lui demander pourquoi il vient me déranger alors que je dormais paisiblement. Pas le temps. Je préfère le remettre à sa place avec l’élégance qui lui fait défaut.
— Et vous, que faites-vous dans ce genre de transport ? dis-je, en imitant sa façon de parler pète-cul.
— Oh ! Si vous saviez ! Une injustice ! Une terrible injustice dont j’ai été victime ! Un complot ! Bref, vous savez, quelqu’un dans ma position suscite des jalousies...
Il se fige soudain, le regard perdu dans le néant, puis soupire et s’adresse à moi à nouveau avec entrain :
— Vous n’avez jamais entendu parler de la clinique Sierra ?
— J’ai la chance d’être en bonne santé.
— Ça, je n’en suis pas sûr ! répond-il en souriant jovialement. Je vous suggérerai d’aller voir un ORL, je pourrais même vous adresser à un confrère, mais ceux que je connais sont tous à la clinique Sierra...
Je remarque une pointe d’amertume dans sa voix qui me laisse perplexe.
— Et vous ne me recommandez pas cette clinique ? Je ne comprends pas.
— La clinique est la meilleure, bien sûr ! C’est moi qui l’ai fondée et je me suis occupé personnellement des recrutements. Je peux vous assurer que seuls les plus grands spécialistes y exercent !
— En effet, ça doit coûter cher ! ironisé-je, blessé par son sous-entendu. Je dois lui paraître un miséreux.
— Bien sûr que c'est onéreux ! La qualité a un prix ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, la santé n’a pas de prix. Du reste, la Sécurité Sociale est là pour la populace. Je peux vous assurer qu’il y a de très bons confrères ailleurs aussi, mais sans le service et l’équipement à la pointe comme dans la clinique Sierra ! Figurez-vous, avant, le beau monde partait se soigner de l’autre côté. Depuis que ma clinique existe, ils n’ont plus besoin de traverser la frontière pour recevoir le même service. Et ce n’est pas moi qui le dis, c’est justement ce cher Monsieur San Vicente – le politicien bien sûr –, qui me l’a affirmé la dernière fois que je l’ai vu.
Je ne le supporte plus !
— Dommage que je ne sois pas de la famille de ce cher Monsieur San Vicente ! J’aurais adoré me faire soigner dans votre clinique ! répliqué-je, sarcastique.
— Ah non ! Je ne vous recommanderai pas d’aller là-bas !
— Dans un hôpital américain, alors.
— Où vous voulez, sauf la clinique Sierra ! fait-il en balayant de la main, comme si ce nom puait.
— Je ne comprends pas. Vous ne cessez pas de vous vanter de votre clinique...
— Justement, ce n’est plus ma clinique, m’interrompt-il, d’une voix chagrinée. Viré ! Vous imaginez ? Ils m’ont chassé, les salauds ! C’est à cause d’eux que je me trouve ici, dans ce genre de transport.
*** Petite note culturelle : il y a une sécurité sociale au Mexique, mais en constante pénurie et où il faut attendre des siècles pour se faire soigner. Les très riches vont se soigner aux States, ceux qui ont les moyens vont dans des cliniques et hôpitaux privés.
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