Chapitre IV
Une nuit s'était écoulée. Je pus aujourd'hui retourner à mon travail à la forge, aidé par l'absence de mon maître parti vendre certaines de nos pièces au marché de la ville voisine. De par notre renommée, nous bénéficions d'un nombre important de commandes, dont les réalisations s'étalaient sur plusieurs saisons. J'avais donc beaucoup à faire.
Cependant, je connus ce jour-là de nombreuses difficultés à m'atteler corps et âme à mon œuvre, mon esprit étant toujours hanté par les souvenirs de la veille, encouragé par l'odeur de décomposition ambiante qui flottait encore dans l'air. Je revoyais les cadavres des bêtes, dont on peinait à deviner l'espèce. Les corps déformés, distendus, laissant échapper un jus immonde, mélange de viscères liquéfiées et de sang. Mon Père avait ordonné la crémation des corps, mais la substance visqueuse s'était infiltrée dans notre sol, infectant Besansir d'une puanteur à réveiller les plus anciens résidents de notre cimetière. L'entreprise dura toute la nuit, laissant ce matin un silence pesant faire écho au vide dans les rues.
Mes mains me faisaient toujours souffrir, mais occuper mon esprit aidait étrangement à contenir cette douleur qui menaçait de me rendre fou. D'autant que j'étais dans un de mes lieux favoris, témoin silencieux de l'histoire passée, que l'on pouvait retracer sur les fils émoussés des nombreux outils qui s'y trouvaient. La pièce, bien trop petite pour tout ce qui s'y entassait, avait été longtemps à mes yeux d'enfant une véritable caverne aux trésors.
Je travaillais sur la confection d'une épée lourde, sous la demande de notre évêque, comme cadeau à l'un de ses amis. La garde se devait d'être travaillée avec une finesse extrême et ne se composer que des matériaux les plus riches, dont la provenance de certains dépassait les contrées les plus lointaines que je pouvais m'imaginer : des joyaux écarlates d'une pureté incomparable, du bois d'un brun profond, ayant traversé les mers pour nous parvenir.
Le forgeron m'avait délégué la charge des travaux réclamant une habileté prononcée, habileté octroyée par mon accoutumance aux travaux minutieux que j'avais accompli à l'église toute ma jeunesse, et qui m'avaient octroyé une facilité certaine pour l'orfèvrerie. Dès mon plus jeune âge, le Père Anthiaume m'avait confié aux mains expertes du Père Louis, ancien moine copiste de renom forcé à la retraite par la maladie, mais dont l'enseignement était toujours d'une auguste valeur. Sous ses yeux experts, j'avais appris l'art de l'enluminure, la précision de l'écriture, ainsi que la science des couleurs. J'avais révélé un goût esthétique certain et mon travail à la forge s'en trouvait d'autant plus apprécié que je parvenais, avec une adresse dont il ne me reste que le souvenir, à sculpter et orner toutes sortes de support. La délicatesse de mes réalisations rendait nos armes et armures d'autant plus convoitées par la haute sphère de notre société.
Le bruit de sabots foulant la terre battue m'extirpa de ma concentration. Je perçus des voix s'élever sur la place du village, couvertes par le crépitement du grand four. M'interrompant, et toujours harnaché de mon tablier de cuir épais, je sortis, curieux de connaître nos visiteurs.
Il s'agissait d'un groupe d'hommes, tous étrangers à Besansir. Certains étaient à dos de cheval, d'autres à pieds. Beaucoup d'entre eux possédaient armes à la taille et arcs dans le dos, véritable armée ecclésiastique. Je ne tardais pas à remarquer l'immense cage de fer que traînait un vieux chariot, dont la simple vision me fit frissonner.
L'un des hommes attira d'autant plus mon attention. Il se démarquait de la troupe. Sa stature était bien plus imposante, véritable carrure guerrière. Il avait les traits tirés, les yeux enfoncés dans leurs orbites, la bouche déformée dans un rictus cauchemardesque. S'ajoutait à son horrible faciès une large cicatrice qui balafrait une de ses joues, remontant jusqu'à sa paupière dont l’œil était blanc laiteux. Mais ce n'était pas sa silhouette bourrue qui le rendait reconnaissable entre tous. Il se dégageait de cet homme une aura menaçante, et sa seule présence suffisait à faire hérisser les poils. Je sus immédiatement que je ne me trompais point, car son habit, que je reconnus sans peine aucune, ne pouvait être annonciateur que de malheur.
Je vis pauvres et infirmes se ruer vers les nouveaux arrivants, quémandant aumône et charité. Jamais auparavant n'avions nous reçu de visites inquisitoriales. J'avais entendu de nombreuses histoires les concernant, et jamais il n'y avait fin heureuse. Innocents envoyés au bûcher par dizaine sans l'obtention d'un aveu, débâcles d'accusations infondées, exécutions orchestrées pour toucher des rémunérations plus importantes... Des voyageurs de passage, je tenais les vies de Robert le Bougre, tortionnaire né, ou bien encore de Conrad de Marbourg, que la cruauté fit lyncher par le peuple. J'avais appris le pouvoir immense sur la papauté que possédait ces hommes. Nombreux papes, émissaires de Dieu, étaient par leur impulsion devenu fervents croyants de l'irrationnel, allant jusqu'à l'émission de bulles papales condamnant des absurdités telles que la sorcellerie. Les débordements de cette Institution nouvelle étaient courants, et les remises à l'ordre peu efficaces. Ils étaient semblables à des loups affamés, que l'on aurait lâché parmi les poules.
D'un geste bref, l'Inquisiteur ordonna à l'un de ses hommes de sortir une bourse de laquelle il saisit quelques écus, qu'il lança sur le sol, provoquant la cohue, remerciements et prières. Sûrement alerté par les acclamations paysannes, le Père Anthiaume était venu accueillir notre hôte. J'étais pour ma part resté un peu à l'écart, la présence écrasante de l'homme parasitant mon esprit. Alors qu'il s'entretenait avec le prêtre, le regard de l'Inquisiteur se posa sur moi, me glaçant plus encore que la brise hivernale. Il donna alors un coup de talon à sa monture et s'approcha de moi. Il passa un long instant à me détailler, un air de dégoût profond ancré sur sa figure.
« - Comment un ridicule infirme tel que toi pourrait-il bien être créateur d'armement sublime ? »
La voix qui s'échappait de ses lèvres était d'un ton si grave qu'elle semblait faire trembler la terre. Il me toisait du haut de sa monture, les lèvres retroussées, affirmant une supériorité quant à laquelle je n'avais aucun doute.
« - Tout cela n'est qu'une absurde perte de temps. »
Je me sentais pris au piège, animal terrifié face au chasseur. Je voulus répondre quelque chose, mais mon corps ne m'obéissait plus.
« - Veuillez excuser la présentation de Lucain, Monseigneur. Nous avons subi de terribles accidents dont les séquelles sont toujours présentes. »
Le Père Anthiaume se tenait à mes côtés. Il avait posé une main sur mon épaule, protecteur. L'homme ne prit pas même la peine de regarder son interlocuteur.
« - Assez. Je ne souhaite pas m'éterniser au cœur de votre village puant, dont le gueux est roi. Je viens collecter un bien de grande valeur, cadeau de votre évêque pour mes services.
- Mais bien entendu Monseigneur. Lucain se fera un plaisir d'aller quérir votre lame. N'est-ce pas mon garçon ? »
Jamais je n'avais remarqué dans les yeux de mon Père un tel aplomb face à une autorité supérieure. Il gardait une contenance impressionnante, son sourire accueillant ne faiblissant pas sur son visage. Mon intérieur se tordait, me donnant la nausée. Un nouveau vent de panique grimpa en moi quand je compris que je n'avais terminé l'épée de l'Inquisiteur.
« - Je... Je vous prie de m'excuser Monseigneur, j'ai eu un accident, mes mains sont moins habiles, il me reste encore quelques ajustements à réaliser... »
Ma voix tremblait et s'étouffait dans ma gorge. Je ne parvenais pas à lever la tête vers l'objet de ma terreur. Mon cœur s'emballait, comme sentant par avance la punition à laquelle je pensais avoir droit. Mon esprit se vidait de toute raison, ne laissant place qu'à la peur viscérale que m'insufflait la situation. J'entendis le bruit du cuir grinçant de ses gants, se resserrant de colère autour du pommeau de son épée. Mon Père sentit la tension, et fit un pas en avant, se plaçant entre l'homme et moi.
« - Monseigneur, nous sommes profondément contrits de ne pouvoir vous donner satisfaction pour le moment. Je suis persuadé que mon fils vous fera l'honneur de travailler avec encore plus d'ardeur aujourd'hui, ainsi que toute la nuit durant, pour que vous puissiez jouir de votre lame dès demain. En attendant, je me propose d'être votre hôte. Nous possédons de nombreuses chambres dans notre presbytère, apprêtées pour de grands dignitaires tel que vous, et l'odeur putride dont nous souffrons est dans nos hauteurs beaucoup moins forte. »
L'homme retroussa ses lèvres comme un loup prêt à bondir sur sa proie, nous signifiant son profond agacement. Il voulait que nous sachions qu'il nous faisait là une faveur que nous nous devions d'honorer.
« - Une seule nuit. J'espère que votre hospitalité est à la hauteur des attentes que vous faites miroiter. Cela pourrait se trouver gênant si je me devais obligé de faire de votre village une escale dans ma tournée. »
Profitant de l'accalmie, mon Père me glissa à l'oreille :
« - Retourne au travail, et ne fais pas de moi un parjure. »
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