Bonus
Les cryptes de l'antique palais de Nagaïkas étaient vides de tout ce que l'on s'attendrait à voir dans des cryptes. Des cryptes il ne restait rien sinon d'immenses salles aux allures de cathédrales sombres qui abritaient le dantesque complexe de contention de la duchesse pourpre.
Des obélisques de sorcellerie jaillissaient du sol, du plafond, et des murs, pulsant de runes mauves. La disposition des obélisques semblait n'avoir aucun sens pour un esprit sain, mais le sénat avait ordonné leur érection selon des plans précis dictés par les courants de l'énergie magique. Des passerelles en bois étaient placées partout afin de faciliter le transport des offrandes vers le lieu du rituel.
Dans l'obscurité des cryptes, au centre du complexe de contention, le sarcophage de la duchesse était placé en hauteur, suspendu grâce à une myriade de chaînes enchantées reliées à tous les murs. En dessous, il y avait une immense bassine enchantée, suffisamment large et haute pour contenir plusieurs éléphants.
Dans l'obscurité, des centaines de silhouettes s'activaient à actionner les mécanismes des chaînes. Il semblait à Caphyr que l'on pouvait voir depuis l'échafaudage que le sarcophage tremblait légèrement, comme trépignant d'excitation. C'était une impression naturellement. Une telle chose n'était pas possible.
On fit descendre le sarcophage dans la bassine. Lentement. Précautionneusement.
Caphyr ordonna que l'on stoppe l'action au moment où le sarcophage était à l'horizontale, à deux mètres précisément au dessus du fond de la bassine.
Les adeptes avaient déjà commencé à psalmodier. Dans chaque recoin sombre de la crypte, des cercles de sept adeptes récitaient des incantations dont les paroles inintelligibles résonnaient dans toutes les cryptes, emplissant le lieu de leur mélopée. Caphyr percevait avec ses sens magiques l'effet des incantations. Une magie souillée par la nécromancie inhibait le sarcophage, intimant le calme à la duchesse. Mais les incantations à elles seules ne pouvaient rien faire. Caphyr ordonna à ses sbires de faire avancer les premiers sacrifices sur l'échafaudage.
Du temps de Mordred, aucun rituel n'était nécessaire; depuis sa chute, il avait fallu faire des rituels de contention de plus en plus souvent, et de plus en plus compliqués. Caphyr se souvenait qu'il y a peu, ils utilisaient encore du sang d'animaux, mais depuis un moment maintenant, seul le sang humain était capable d'apaiser la frénésie de la duchesse pourpre.
Des hommes, des femmes et des enfants dépouillés de leurs vêtements, furent traînés sur l'échafaudage qui surplombait la grande bassine. Des serviteurs les égorgèrent un à un, méthodiquement, sous le regard de Caphyr. Les sacrifiés se faisaient largement ouvrir la gorge juste au dessus du sarcophage. Caphyr contempla le long filet de sang qui coulait à flots sur le corps inerte de la duchesse.
De son regard indifférent à l'obscurité, il scruta le fond du bassin, et contempla la duchesse pourpre. De là où il était, il avait l'impression de l'entendre hurler intérieurement. Il ne doutait pas qu'elle souhaitait de tout cœur pouvoir crier sa rage et son désespoir, mais son sarcophage de métal se coulait parfaitement sur son visage, lui interdisant même le moindre frémissement des lèvres. Son corps avait été plongé dans du métal liquide, et celui ci était si fin que l'on pouvait distinguer au travers le sarcophage chaque détail de l'aspect de la duchesse, la forme de son visage, et même le détail de ses vêtements. Son visage était figé, inexpressif, mais en y regardant bien on pouvait y voir flotter un léger sourire. Caphyr, qui voyait beaucoup de cadavres, savait que c'était là quelque chose de tout à fait normal. La duchesse était morte lorsque l'on l'avait enchâssée dans ce sarcophage de métal, et la détente des muscles avait toujours cet effet là. C'était déjà ironique en soi de voir les morts sourire, mais dans le cas présent, c'était bien pire.
Caphyr se prit à contempler la duchesse pourpre avec un mélange de fascination et de crainte.
Le sang coulait d'abord sur le sarcophage, remplissant les aspérités, recouvrant ses cheveux, ses yeux, et les plis de sa robe. Puis le sang ruissela sur elle et commença petit à petit à remplir la bassine. Bientôt, avec un flot constant de sacrifiés venant l'alimenter, le niveau de la bassine atteint le sarcophage. C'est alors que le sang commença à bouillir au contact de la duchesse. Caphyr fut un peu déçu en voyant qu'en quelques instants, le sang qu'ils avaient versé s'était évaporé, comme sous l'effet d'une trop forte chaleur. C'était normal toutefois, et Caphyr ordonna que l'on accélère les sacrifices. Il leur fallait immerger le sarcophage de sang, et pour ce faire, ils n'avaient d'autre choix que d'en mettre plus.
Les sacrifices méthodiques virèrent au carnage barbare. Les sacrifiés étaient traînés, tout hurlants, vers le rebord des échafaudages par les sbires de Caphyr; lacérés sauvagement à la gorge, aux bras, et aux cuisses pour en tirer tout le sang possible; puis leurs corps exsangues jetés sans ménagements hors du chemin. Les cris des mourants parvenaient presque à couvrir la mélopée des adeptes. Caphyr n'en avait cure. Ces hommes, femmes et enfants étaient des prisonniers étrangers ayant tenté d'espionner les plans du sénat. En leur accordant une mort normale, il les sauvait des tourments éternels qui leur étaient normalement réservés.
Caphyr surveillait la bassine.
Le sang submergea la duchesse pendant une seconde, mais il se mît à bouillonner avec violence. Caphyr se mordit les lèvres. Pour ne prendre aucun risque, il ordonna que l'on égorge tous les sacrifiés en réserve.
Le sang recouvrit bientôt entièrement le sarcophage. Caphyr s'estima satisfait, mais il continuait de regarder le sang bouillonner avec appréhension.
C'est alors qu'un éclair fugace parut traverser la bassine de sang. Pendant une fraction de seconde, Caphyr aurait juré que la bouche de la duchesse s'était tordue comme dans un hurlement hideux. Quand il cligna des yeux, le sarcophage était comme d'habitude, figé et impassible, mais le sang bouillonnait toujours avec plus de virulence.
Caphyr porta naturellement sa main vers son front. Il aurait essuyé une goutte de sueur si sa chair nécrosée avait encore été capable de sécréter une telle chose. La bouche entrouverte comme au bord de la panique la plus totale, il vit la bassine se vider en un rien de temps devant son regard incrédule.
Un cri de terreur sortit de sa bouche, et aussitôt il ordonna qu'on égorge les derniers sacrifiés. Mais cela n'allait pas suffire. À peine le sang touchait il le métal du sarcophage qu'il s'évaporait, comme de l'eau sur une pierre volcanique. Dans un état de panique totale, Caphyr ordonna à ses sbires de dépiauter en vitesse les cadavres des sacrifiés pour jeter leur chair dans la bassine. Cela fonctionnait nettement moins bien que le sang, et très vite la chair humaine se desséchait et tombait en cendres. Caphyr tremblait presque, il hésitait, bougeait ses membres sans savoir ce qu'il faisait. Il songea même à s'enfuir. Tous les sacrifices qu'ils avaient en réserve y étaient passés. Caphyr en avait prévu un peu plus que ce qu'il avait fallu lors du rituel précédent, mais cette crise là était plus féroce que toutes celles qu'il avait vu. Cherchant désespérément une solution pour éviter la catastrophe, il ordonna à une partie de ses sbires de sortir du palais pour chercher d'autres sacrifices, tandis que d'autres sbires s'écorchaient entre eux avant de se jeter d'eux même dans le bassin du rituel. Caphyr utilisa ses propres pouvoirs pour essayer de contenir l'énergie féroce de la duchesse qui menaçait de tout dévorer autour d'elle. Un duel mental s'engagea, et très vite Caphyr s'effondra au sol, à moitié conscient. Quand il rouvrît les yeux il découvrit qu'il avait perdu la vue. Ce désagrément n'était pas grand chose pour lui, et ses sens surnaturels l'alertèrent que ses sbires revenaient avec une centaine d'humains à sacrifier.
S'il en avait encore eu un, Caphyr aurait sans doute ressenti un léger pincement au cœur; mais il n'en était rien, et il se contenta d'ordonner la poursuite du rituel.
Les sacrifiés que l'on faisait avancer sur l'échafaudage étaient d'honnêtes paysans de Mordeffroi, fidèles sujets du pays que l'on allait égorger pour sauver l'équilibre de la nation. Ces gens, contrairement aux autres, comprenaient parfaitement ce qui les attendait. Ils se débattaient, ruaient, juraient, lançaient tout type d'insulte pour essayer de déstabiliser leurs bourreaux, sachant bien que les supplications ne serviraient à rien face à des morts vivants. Les sbires de Caphyr étaient assez nombreux pour tous les maîtriser, peu importe qu'ils se débattent, mordent, où donnent des coups de pieds. Ils furent tous écharpés un par un au dessus du bassin.
Caphyr ordonna aussitôt qu'on aille en chercher d'autres. Il ne voyait plus, mais même depuis sa position surélevée il lui semblait entendre le contenu du bassin bouillir avec virulence.
Une cinquantaine d'individus furent traînés à nouveau jusqu'au bassin pour être mis en pièce. Puis la bassine fut enfin pleine. Caphyr pût enfin apaiser son esprit.
Petit à petit, le sarcophage s'était laissé recouvrir de sang, et finalement, était maintenant totalement immergé.
L'incantation des adeptes fit finalement son effet. La rage de la duchesse s'étant refroidie grâce au sang, le rituel la pénétra profondément. Caphyr l'entendait toujours hurler intérieurement, mais cette fois le désespoir était seul à habiter son esprit tourmenté.
Puis le sang se stabilisa, et tout se calma.
Caphyr arracha ses yeux pour les remplacer en arrachant ceux d'un de ses sbires. L'opération dura longtemps, mais il en profitait pour calmer son esprit.
Quand il eut recouvré la vue, il contempla le grand bassin rempli de sang qui paraissait maintenant stagner. Il avait réussi à gérer cette crise au prix de lourds sacrifices. La duchesse pourpre baignait dans le sang de son propre peuple désormais. Caphyr sentit l'effroi s'emparer de lui quand il songea que le prochain rituel serait sans doute encore plus difficile.
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