Faut pas pousser Mémé dans les orties
Agacée par le bourdonnement incessant de son appareil auditif, Mémé donna une petite pichenette à son oreille. Saleté de technologie, bougonnait-elle intérieurement. C'est fou comme le temps passait vite. Quatre-vingt-dix-huit ans qu'elle était sur cette terre, et pourtant elle n'avait pas vu les minutes défiler. Mémé continuait de profiter de la vie, à exercer ses activités favorites. Son passe-temps le plus chronophage – autre que la sieste devant la télé – était sans doute les mots croisés sous son petit plaid de laine. Plaid qu'elle avait tricoté elle-même, cela allait de soi. En effet, outre qu'une amoureuse des lettre, régnait en Mémé une véritable styliste. Tu sais quoi Jacqueline ? Si tu n'avais pas été femme au foyer, tu serais devenue couturière chez Chanel, c'est moi qui te l'dis, hein ! La phrase de sa meilleure amie, Gertrude, qu'elle connaissait depuis qu'elles s'étaient rencontrées à la maternelle, résonnait encore à ses oreilles, accompagnée du désagréable grésillement de son appareil.
" Partie trop vite, Gertrude", rouspéta Mémé en soliloquant.
Aussitôt, Ghislain, lové à ses pieds se releva d'un bond et miaula, d'une voix aussi désagréable que peut l'être celle d'un vieux chat acariâtre.
" Hein ?" grimaça Mémé, à la recherche de l'individu qui avait tenté de communiquer avec elle.
Pour toute réponse, le chat partit au petit trot et laissa la vieille femme seule, dans sa chaise à bascule.
" Ah, c'était toi Ghislain... Tu m'as mis une de ces frousses..."
Puis, non sans avoir tapoté une nouvelle fois son fichu appareil, Mémé se replongea coeur et âme dans ses mots croisés.
***
" Nom d'une pipe ! Saleté de navigateur ! Je veux faire une recherche, engin maléfique ! Mon petit-fils, Matthéo il s'appelle, m'a dit qu'il y avait ici un lieu pour avoir les réponses à mes mots croisés, c'est pas vrai ?"
Aussitôt, l'intelligence artificielle ultra sophistiquée que son fameux petit fils avait ajoutée à son portable prit la parole :
" Je ne trouve pas de réponse à : Matthéo solution mots croisés. Mais je peux vous être utile pour : chercher un restaurant ? Dire la météo de demain matin ? Faire une recherche sur le web ?
- Hein ?"
Mémé tritura maladroitement son appareil.
" Vous pouvez répéter ? hurla-t-elle.
- La conjugaison du verbe répéter au présent de l'indicatif est : je répète...
- Non, non ! Tais-toi ! Comment ça s'éteint ce truc déjà..."
Avec difficulté, Mémé chercha du bout de ses vieux doigts le bouton du téléphone portable.
Il paraît que les nouvelles technologies font des ondes et que c'est mauvais pour la santé... L'une des dernières phrases éclairées de Gertrude lui revint à la mémoire. En rehaussant ses petites lunettes sur le bout de son nez, Mémé fouilla à tâtons le tiroir dans lequel elle rangeait ses affaires de couture. Avec un dé à coudre sur chacun des doigts, ces maudites ondes ne m'atteindront pas ! Quand enfin, ses ongles abimés effleurèrent le métal froid de son petit tas de dés, Mémé crut obtenir le Saint Graal. Avec la même adrénaline que lorsqu'elle était jeune, elle enfila minutieusement les morceaux de métal, entretenus et luisants, sur le bout de ses doigts. Puis, satisfaite de son plan, elle se pencha à nouveau sur le téléphone, qui affichait désomais la photo de Ghislain que Matthéo lui avait mis en " Font des crans". Elle n'avait jamais compris le sens de cette phrase sibylline. On avait bien dû lui expliquer, mais cela ne rentrait pas.
"Tu ne croyais quand même pas que t'allais avoir aussi facilement une vieille peau comme moi, hein ? s'exclama-t-elle sourdement en collant presque son nez à la surface lumineuse de l'appareil.
- Désolé, je n'ai pas compris. Comment puis-je vous aider ?"
L'ignorant superbement, Mémé saisit le téléphone de ses doigts hérissés de métal, sans se rendre compte qu'elle en rayait les bords dans un crissement atroce.
" Il est où ce fichu bouton ?"
Le coeur de Mémé battait à cent à l'heure tant elle avait l'impression d'être une de ces supers agentes dans les films récents dont raffolait sa famille, qui n'ont plus que quelques secondes pour désactiver la bombe. Elle fit tourner le portable toujours allumé entre ses mains, tapota, totalement au hasard, le moindre espace qu'elle n'avait encore exploré. Seulement, les dés à coudre entretenus avec amour n'éprouvaient aucune pitié pour la pauvre enveloppe métallique du téléphone. Chaque fois qu'ils l'effleuraient, ils s'efforcaient de laisser une trace de leur passage sur l'appareil. Mémé, de ses vieilles pupilles, ne s'en rendait pas compte le moins du monde et poursuivait, tout en râlant, sa bataille contre la technologie.
Finalement, quand parcouru de blessures, de rayures, de bosses, de creux et d'entailles, le téléphone lâcha son dernier souffle, Mémé voulut crier sa victoire du haut de sa chaise à bascule. Le bouton était bien caché, elle n'avait même pas l'impression de l'avoir trouvé. Elle le savait : la technologie, c'est une vraie plaie. Contre elle, il n'y avait qu'une solution : revenir aux bonnes vieilles méthodes. Et dans le cas du " smarte faune", la phrase qu'elle ancrerait dans son esprit, malgré les moqueries de ses petits-enfants, serait celle-ci : il faut toujours aiguiser ses dés à coudre.
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